jeudi 22 août 2019 - par Orélien Péréol

La passe imaginaire

D’après le livre de Griselidis Réal, mis en scène, dansé et joué par Etcha Dvornik.

Grisélidis Réal est une femme rare, et précieuse à connaître. Une exception. C’est une autrice prostituée à la langue charnelle et verte pour qui la prostitution est un art. Elle se raconte, elle raconte sa vie, ses clients, immigrés turcs ou arabes, bien souvent… Elle nous envoie ses coups de gueule, ses colères, son corps amoureux, souffrant parfois, s’usant au temps qui passe.

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Etcha Dvornik donne beaucoup d’elle-même, autant que Grisélidis Réal. Elle porte sa voix, elle porte son corps, sa désespérance généreuse dans un acte à la limite du spectaculaire et de l’indécence. Mais, au fond, dès la vie de Grisélidis Réal, dès ses écrits, il ne s’agit que de ça : dire, dire, faire ressentir au plus près de ce qui se passe vraiment pour celles et ceux qui le vivent, la beauté âpre des relations humaines, avec leurs nécessités cruelles et cette vérité, tant oubliée de nos jours, voire niée : « l’amour, même sans amour, c’est encore l’amour » Comprends qui peut, comprends qui veut rajoutait Bobby Lapointe. Et là, cette violente racine de l’humain nous est donnée, brute, sans fard ni fleurs. Un bonbon au poivre.

La Passe imaginaire est née d'une correspondance entre Grisélidis Réal et de Jean-Luc Hennig, de l'été 1980 à l'hiver 1991. « La prostitution est un art, un humanisme et un acte révolutionnaire ! » nous dit Grisélidis Réal. Elle est une battante, une femme puissante, avec une rage de vivre, rage, non seulement comme énergie, mais aussi, comme fureur, colère existentielle : le désir de prendre une revanche de chaque instant sur tant de duretés de la vie, et l’oubli de tout que donne le plaisir sexuel. « La peau de l'âme est secrète. Qui l'aura jamais touchée ? La parole, les gestes ne sont qu'alibi. Seul l'orgasme peut-être approche de l'authentique. » C’est geste et parole que prend et donne Etcha Dvornik, hors toute idée ou désir d’alibi, elle est vraiment là, présente, rude et rêche, compagne de la scène et compagne de l’alcôve, dans une intimité plus grande que la salle, très touchante. Dépasser les interdits. Donner, partager, tout partager, Etcha Dvornik, et c’est là la beauté rugueuse de son spectacle, ne se soucie pas de remplir les formes du spectacle, pas même l’expérimentation, la forme qui dit qu’il faut franchir les limites de la forme… Etcha Dvornik vit la représentation comme l’urgence de partager le temps et l’espace avec tous les présents et d’y être soi. La prostitution est un présent, au sens que la langue a gardé, de cadeau, d’offrande. Le corps n’est pas le véhicule de l’âme, et en délimiter les possibles admis est puritanisme, c’est-à-dire violence normative… Etcha Dvornik partage cette grâce avec Grisélidis Réal, de savoir que tout est corps et de le mettre en jeu dans le jeu, non seulement dans le texte mais dans chacun des éléments vivants qui font un spectacle. Pas d’académisme, en aucune façon. Rien qui ressemble à du déjà vu ou déjà entendu. Le corps n’est pas le véhicule de l’âme, tout le monde met son corps en jeu, dans les métiers, non seulement ceux de représentation, mais tous les métiers. Ceux qui travaillent sur un ordinateur ne sont cependant pas des têtes qui agissent sur un clavier, ils mettent leur corps en mouvement et sans lui ne pourraient rien faire.

Etcha Dvornik s’est alliée à Grisélidis Réal, parfois elle s’interroge « quelle Grisélidis vais-je découvrir ce soir ? », pour nous faire vivre par des regards fauves, des danses de feu, violette-incendie et des mots au piment, cette révolution encore à faire d’aimer notre corps, de voir et savoir notre corps, de bouger, manger, déféquer, baiser ne sont pas nécessités pénibles dont on se débarrasse pour vivre sa vie comme si nous étions seulement des « têtes ». Tout échange est prostitution, tout échange est art, tout échange est humanisme, tout échange est corps échangés et faire spectacle du brut, ne pas se ranger derrière apparat, symétrie, redondance, mimesis et contrôle, se jeter au public comme on se jetterait à l’eau… comme le fait Etcha Dvornik est révolutionnaire.

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