La pérégrination d’Abraham
Pour cette fin d’année 2006, Arte et la 5 ont offert à leurs téléspectateurs un très beau documentaire intitulé « la Bible dévoilée ». Images magnifiques, ambiance mystique, musique envoûtante, technique cinématographique excellente, on suit l’enquête pas à pas. Archéologues de renom, spécialistes en tout genre se succèdent à la barre. Tout converge. La révolution archéologique est en marche et le théologien conclut : « Il n’est plus possible de lire et d’appliquer la Bible à la lettre. »
Abraham, Jacob, Isaac, ces patriarches ont-ils vraiment existé ?
Réponse du documentaire : des petites peuplades nomades sans lien entre
elles qui n’ont laissé dans une histoire très ancienne que le souvenir
d’une existence éphémère. Mais voilà qu’au VII ème siècle avant J.C.,
le roi de Juda, Josias, veut donner à son peuple une grande histoire.
La merveilleuse épopée des patriarches, ensuite de Moïse et Josué, il
va l’inventer. Conclusion non formulée mais implicite : nos trois
religions monothéistes trouvent leur origine dans des fables.
Disons tout de suite que cette thèse est loin de faire l’unanimité du public averti. La recherche ne peut être crédible, en effet, que si elle s’appuie, dans l’ordre, sur les trois piliers traditionnels que sont : la compréhension des textes anciens, la logique notamment militaire - trop souvent oubliée - l’ interprétation archéologique, ensuite.
Premier pilier : bien comprendre les textes.
Extraits de mon Histoire de Bibracte, Dieu caché, publié en 1995, interprétation libre mais explicative.
Citation : Abraham se trouvait à Harân lorsque Dieu lui dit : « Sors de ton pays ! Laisse-là ta “famille”, la maison de ton père, et va vers les territoires que je te montrerai ! Je ferai de toi une grande nation, je te protègerai et ton nom sera grand. Je bénirai ceux qui te béniront et ceux qui te maudiront seront maudits (Gn 12,1). »
A
l’époque où le clan d’Abraham sortit de la cité d’Harân, il était âgé
de soixante-dix ans (Biblia dixit : Abraham était âgé de soixante-dix
ans), ce qui signifie, aurait dit M. de la Palisse, que “ce clan”
s’était formé soixante-dix ans plus tôt. Ce clan - car c’était un clan
de prêtres, à la fois prêtres et chefs - rassembla sa troupe militaire
- car chaque clan avait sa troupe militaire propre, en toute propriété.
La troupe militaire du clan d’Abraham s’appelait Sarah. Pour ainsi
dire, Sarah était, en quelque sorte, la femme du clan d’Abraham... pour
être plus concis : la femme d’Abraham (Biblia dixit)... Lorsqu’au petit
jour, Abraham sortit d’Harân pour obéir aux ordres de Dieu, il se
retourna, il appela Sarah et il l’attendit.
Sarah sortit, et c’était un spectacle éblouissant. Les paysans à demi nus, les enfants, les voisins, bref la foule, tout le monde était venu voir Sarah, pour la dernière fois avant son départ. Et Sarah sortait toujours d’Harân. Les armes blanches étincelaient au soleil. Les lances pointaient, menaçantes, vers le ciel. Les étoffes scintillaient de couleurs. Oui, Sarah était belle à voir. Impeccablement rassemblés par escadrons sous les ordres de leurs chefs, ne sont-ils pas beaux, ces jeunes gens casqués, resplendissants de santé, prêts à se lancer dans la grande aventure de la conquête ?
Et Abraham regarda Sarah, les yeux dans les yeux, comme le font encore aujourd’hui les chefs militaires quand ils passent la revue des troupes... leurs yeux dans mille yeux. Et entre Abraham et Sarah, il y eut comme un courant qui passe, quelque chose d’inexplicable, une sorte de sentiment d’appartenir au même Dieu, d’avoir été choisis ensemble par ce Dieu même pour aller porter au monde la bénédiction divine.
Les prises d’armes les plus émouvantes sont bien souvent celles qui marquent les adieux avant de partir en campagne. Pour son départ, Sarah s’était faite belle. Et combien émouvante, elle qui savait dans son cœur que beaucoup ne reviendraient jamais. Derrière tous ces jeunes gens ardents et juvéniles, voici les chariots de bagages avec le service de l’intendance. Voici les troupeaux qui suivent l’armée en marche. La ville ambulante s’est ébranlée. Elle s’est engagée sur le chemin poussiéreux de la gloire. Voilà qu’elle a quitté les murs d’Harân pour se lancer dans l’aventure hasardeuse de la colonisation. Oui, Sarah était belle à voir ainsi. Fin de citation de mon ouvrage.
Deuxième pilier : la logique notamment militaire.
Cela se passait en l’an 2090 avant J.C. si l’on suit à la lettre le texte biblique (certains exégètes disent : plus tard, au XVIII ème siècle). Dans le pays de Sumer, la colonie sémite d’Ur, suivant mon interprétation « militaire », a été décimée et ce qu’il en reste s’est replié avec Abraham et Lot sur la cité mère d’Harân (aujourd’hui en Turquie). Dans le pays de Canaan, des villes et des tribus montent en puissance et se font la guerre. Abraham ne pouvait rêver de meilleure occasion. Rétablir l’ordre dans le pays de Canaan était une opportunité providentielle qui lui permettait d’assurer la subsistance de ses troupes et de retrouver un avenir politique tout en gardant une base arrière à Harân.
La puissance militaire d’Abraham étant dissuasive, l’occupation du territoire semble s’être faite sans combat. Mais à la première famine, quand se posa le problème du ravitaillement, le patriarche dut replier le gros de son armée en Egypte. C’est là que le pharaon désira Sarah car c’était une très belle femme (une très belle troupe). C’est là qu’Abraham renforça ses effectifs. C’est à partir de ce moment-là que ses troupes devinrent mercenaires chargées de maintenir l’ordre égyptien en pays de Canaan tout en protégeant l’Egypte sur sa frontière orientale (toujours suivant mon interprétation).
En 2028, soit 62 ans après, la mort de Sarah à Hébron signifie que la forteresse sémite est tombée aux mains des envahisseurs hittites venus du nord et que la troupe d’Abraham y a été vaincue et décimée. Le patriarche qui a établi son siège à Bersabée monte alors à Hébron. En signe de soumission, il se prosterne aux pieds de ses vainqueurs hittites et passe avec eux un accord.
Troisième pilier : l’ interprétation archéologique.
Alors que l’existence de villes fortifiées, comme Megiddo, est attestée avant et après la date que donne la Bible pour la migration d’Abraham, on comprend la réticence des archéologues à imaginer une peuplade nomade de pasteurs qui se serait déplacée comme en terrain conquis à cette époque. Cet argument ne tient plus dès lors que l’on comprend que ces nomades sont en réalité des troupes d’occupation qui tiennent garnison dans des forteresses situées sur les points forts du terrain. Car l’autel qu’Abraham a dressé à son arrivée dans le pays est tout simplement la forteresse d’Hébron, une forteresse qu’il a construite de ses mains mais dont les Hittites se sont emparé par la suite. Si, après sa défaite, Abraham a acheté le champ de Makpela, près de cette forteresse, c’est pour y enterrer ses soldats morts au combat. C’est dans ce champ qu’il se fera enterrer, ensuite Jacob puis Joseph.
Autre réticence des archéologues, la présence de chameaux au milieu du petit et gros bétail de Jacob. Cet argument ne tient plus dès lors que l’on comprend que ces boucs, béliers, chèvres, brebis, chamelles, taureaux, sont des noms pour désigner des unités de combat.
Autres réticences qui ne prouvent rien : les démêlés d’Abraham avec les Philistins dont l’archéologie ne détecterat la présence qu’au XII ème siècle. Le nom d’Abraham qui perdure dans les textes mésopotamiens, celui d’Israël qui n’apparaît que tardivement dans les documents égyptiens. Mais la principale difficulté réside dans le fait que les Egyptiens ne désignaient pas leurs adversaires ou amis, ainsi que les localités, avec les mêmes noms que nous donne la Bible. Pour eux, les Sémites d’Abraham ne pouvaient être que des Amorites ou des gens du pays d’Amourou... ou bien des troupes mercenaires, donc égyptiennes.
Le temps des patriarches a-t-il été pour le pays de Canaan une période d’essor économique, de relative prospérité ou de combats ? Les vestiges archéologiques peuvent nous donner la réponse à condition de bien les interpréter, de bien les situer, les uns sur le terrain du combattant, les autres dans des villes sécurisées, et de ne pas se tromper d’époque.
Relisons maintenant le texte biblique.
Genèse 14, 14. Abraham lance trois cent dix-huit soldats à la poursuite d’une armée de coalisés venue de Babylone. Il s’agit d’une contre-attaque avec des éléments portés. Les prêtres de Jérusalem le remercient d’avoir écarté le danger.
Genèse 29. Jacob chez Laban. Opération de recrutement, Jacob lève et met sur pied deux troupes qu’il épouse, Léa et Rachel.
Genèse 32, 23. Jacob franchit le Yabboq et lutte contre Dieu (Pharaon). Franchissement de frontière. Coup de main de nuit contre une position égyptienne.
Genèse 33. Jacob et Esaü s’étreignent et s’embrassent. Grande bataille entre les troupes araméennes de Jacob et la petite troupe pro-égyptienne d’Esaü. Face aux quatre cents hommes d’Esaü, Jacob déploie toute une avant-garde, puis trois lignes de bataille. Vaincu, Esaü se retire.
Genèse 34. Après le massacre de Sichem par ses soldats, ce qui suscite l’indignation des populations locales, Jacob se retire momentanément sur ses positions pour restaurer la discipline.
Conclusion : il fut un temps où les responsables de la Recherche tenaient compte de l’avis des militaires quand il s’agissait de comprendre des stratégies ou des tactiques (colonel Stoffel pour Alésia). Et puis, il s’est produit une rupture... dommage !
E. Mourey, ancien officier de carrière.
Site internet : http://www.bibracte.com