lundi 20 février 2017 - par C’est Nabum

La Pistole

Marchand forain libraire roulant par la France

Fils d’un maître cordonnier et de Jeanne, une brave femme, Noël Gille naquit, en 1744 en Normandie. Cette région semble s’être faite le vivier des libraires ambulants à cette époque puisqu’on en compte quatre autres dans le même secteur et un grand nombre de colporteurs vendant des feuilletons, des estampes et des almanachs. Noël a appris à lire puis il est parti au service de Sa Majesté. Il en est revenu avec un bras en moins et une pension d’une pistole par mois qui lui valut son sobriquet. Manchot, le garçon ne pouvait se faire artisan et opta pour un commerce certes interdit -seuls les libraires avaient le droit de vendre des livres- mais certainement assez répandu à cette époque. Il se fit marchand forain libraire roulant sur les routes du nord de la France.

Noël Gille parcourait le septentrion avec une charrette attelée de deux chevaux. Il se trouvait ainsi bien au- dessus de la condition des colporteurs qui allaient à pied avec leurs marchandises sur le dos. Il portait d’ailleurs redingote et bottines, ce qui lui donnait une certaine allure. Il vendait essentiellement sur les foires et les marchés un assortiment de livres très variés. Il sillonna le nord de la France de Bourges à Calais, d’Amboise à Nevers avec de fréquents passages à Orléans, Gien et Montargis.

Il venait à Montargis pour la foire de la Sainte-Madeleine et c’est d’ailleurs là qu’il épousa en 1773 Anne-Madeleine Boulmier, elle aussi fille de cordonnier. Manifestement La Pistole avait trouvé chaussure à son pied et fit de la Venise du Gâtinais son port d’attache. Il y eut six enfants, y établit une librairie fixe et y mourut en 1824 à l’âge vénérable de quatre-vingts ans.

Il est donc passé dans nos grandes foires historiques, foire Saint-Aignan à Orléans, foire Sainte-Madeleine à Montargis, foire des Cours à Gien sur Loire, foire Saint-Georges à Pithiviers, foire Saint-Joseph à Beaugency. On peut d’ailleurs remarquer que seule la foire Saint-Aignan a disparu dans une ville qui se prétend capitale historique. La Pistole était donc l’ambassadeur du livre dans les grands marchés de l’époque. Sur ses deux chevaux, il n’y avait pas d’amazone, certes, mais le livre arrivait dans nos villages.

Sa condition de libraire forain n'est pas, malgré tout, exempte de difficultés. Il éprouve bien des déboires avec les rouliers chargés de l’approvisionner et ses relations avec les éditeurs ne sont pas toujours sereines, d’autant qu’il y a parfois des éditions secrètes qu’il convient de cacher. De plus, les mauvais payeurs sont légion dans ce beau pays de France ; La Pistole connaîtra les affres de la faillite et de la prison.

Il subit naturellement quelques fouilles en règle par la maréchaussée . Il est aussi sujet à des tracasseries policières pour la vente sous le manteau -la redingote dans ce cas précis étant fort commode- d’ouvrages prohibés. Il faut admettre que c’est une époque où la censure aime à interdire plus que de raison des textes qui offensent la morale, la religion et les bonnes mœurs -justement ce qui se vend le mieux-. Dans ces cas-là, notre homme prétend toujours ne pas savoir lire, ce qui ne semble pas mettre la puce à l’oreille des pandores alors qu’il fait commerce du livre.

Le livre se vend, l’offre est diversifiée : allant du livre pieux aux ouvrages de philosophie, des grands classiques aux livres d’histoire ou de géographie. Les romans sont en bonne place, les grands auteurs également. Voltaire, Montaigne, Ovide, Molière sont dans les malles de notre ami La Pistole qui vient de temps à autre du côté de la Loire. Il a des clients à Amboise, passe parfois à Beaugency, est en commerce à Orléans avec un homme assez interlope, le sieur Letourney qui se prétend relieur et pourrait être très bien imprimeur de livres interdits. Il a de bons clients à Gien-sur-Loire, dénomination de l’époque.

Ses clients sont des nobles, des gens du clergé, des officiers civils, des gens de robe mais aussi des bourgeois, des lettrés et des cultivateurs. Les almanachs touchent naturellement le plus grand nombre, tout comme les dictionnaires et les ouvrages pratiques de jardinage ou de cuisine. Il vend parfois les œuvres complètes de Voltaire en 52 volumes, ce qui représente du volume et de l’argent.

Il y a de mauvais payeurs, des fournisseurs douteux, des accidents sur la route, des problèmes avec les intempéries qui peuvent gâcher la marchandise : le livre n’aime guère la pluie. La vie de notre brave La Pistole n’est pas un long fleuve tranquille mais il semble manier des sommes considérables et a été en mesure de se relever d’une grosse faillite qui s’élevait à 25 000 livres.

L’histoire de ce curieux personnage démontre que la lecture n’est pas réservée à une élite, même si le petit peuple semble en être écartée. Il se trouve des lecteurs dans toutes les couches de la population et le livre circule ; y compris-et même surtout-lorsqu’il est interdit. C’est plutôt rassurant sur les effets de la censure hier comme aujourd’hui.

La carte de ses déplacements atteste, elle aussi, d’une intense activité et d’une multitude de destinations. C’est bien le signe que l’on peut emprunter les chemins dans cette France d’Ancien Régime et que nos représentations ne sont pas toutes exactes. La Pistole est un véritable itinérant qui dort dans les auberges et se déplace avec une marchandise de valeur.

J'ai retrouvé ces informations grâce aux travaux d'Anne Saury, une universitaire qui a étudié attentivement un livre de crédit qui court sur six années d’exercice. C’est à partir de ce document qu’elle a mené ses recherches. Je vous invite à aller puiser à la source de ce bref résumé d’une vie consacrée aux livres. J’avais trouvé trace de notre ami La Pistole qui avait pris place dans un conte : « Les mots pour lui lire ». Il méritait bien ce bref hommage ; tous ceux qui ont contribué à la gloire de la lecture, méritent notre estime.

 

Lecteurement sien.

http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1967-05-0177-001

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11 réactions


  • Sergio Sergio 20 février 2017 13:18

    Bonjour Nabum


    Belle histoire, il a amené la culture au peuple. 

    L’émergence du savoir, que ce soit par tradition orale, par l’avènement de l’imprimerie, par le tant décrié internet, est le prolongement de la démarche de ce commerçant, car le commerce est aussi une culture.

  • juluch juluch 20 février 2017 13:42

    Le savoir et la culture sont essentiel pour un pays, sans ça c’est l’obscurantisme....


  • devphil devphil 20 février 2017 13:53

    De belles histoires à faire connaitre au plus grand nombre.

    Ca avance pour une édition d’un recueil ? 

    Philippe


  • baldis30 20 février 2017 21:27

     l’’Histoire telle qu’on devrait l’enseigner ... à partir de archives 

    Un article excellent 
    La lecture mais c’est dangereux ... 
    Tous les péquenots vont apprendre dans les livres comment maltraiter les bourgeois ... le commerce des livres doit se résumer à celui de la Bible bien expurgée !

    • C'est Nabum C’est Nabum 21 février 2017 06:43

      @baldis30

      Effectivement le livre est une arme redoutable
      Certains dictateurs l’ont bien compris

      Quant au libéralisme, il a intégré l’idée qu’il convient de ne faire vendre que des livres vides de sens


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