mercredi 30 septembre 2009 - par Laureline Amanieux

La théorie des nuages (et des corps)

Si vous n’avez pas lu le romancier Stéphane Audeguy, voici la présentation de son premier roman, La théorie des nuages (et des corps), paru en 2005. Audeguy est auteur de romans et d’essais chez Gallimard, et vient d’intégrer cet automne 2009 la prestigieuse Villa Medici à Rome, en tant que pensionnaire.

Dans son premier roman, chacun des personnages pourrait répondre comme dans le poème de Baudelaire à la question "Qu’aimes-tu donc ?" : "J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"

Stéphane Audeguy a choisi de tourner le regard de son lecteur vers le ciel. Dès la première phrase, on sait qu’il ne sera pas seulement question du temps qu’il fait, mais du temps qui nous fait croître puis décliner comme le jour.

Akira Kumo est un couturier japonais, réalisant des collections haute couture et collectionnant les ouvrages sur les nuages. Il engage Virginie Latour pour classer sa bibliothèque. Il lui raconte alors l’histoire de tous ceux qui réels ou fictifs, depuis le début du 19e siècle ont donné une partie de leur vie à observer les nuages. Virginie Latour écoute ces histoires qui vont peu à peu transformer son existence.

Ces histoires évoquent d’abord l’inventeur de la première classification internationale des nuages, une avancée scientifique dans leur observation, et se terminent sur les progrès les plus récents en matière de météorologie. Le livre finit même dans le genre de l’anticipation. Comme tout le roman se déroule au présent de narration, le lecteur glisse du passé aux années 2000 à un futur d’anticipation puisque le roman paraît en 2005, mais son histoire se termine sur une violente tempête censée se dérouler en octobre 2006. A l’image des époques, les voix des différents narrateurs se fondent dans un récit dépourvu de tout dialogue, mais on distingue peut-être un lyrisme plus grand dans la tonalité du texte dès qu’il s’agit du passé ou de décrire la nature. 

Malgré ces progrès technologiques des hommes qui quadrillent le ciel de leurs satellites et de leurs calculs, Audeguy rend aux nuages leur mystère. C’est le rôle actuel de l’écrivain de pointer ce mystère là où nous avions cru le dissiper à force de science. Les nuages sont la source d’une enquête dans les profondeurs de la mémoire collective mais aussi individuelle, car ils servent d’image-écran pour le couturier japonais, bref de nuage-écran, pour le souvenir caché qui ressurgira peu à peu des brumes de sa mémoire.

Le nuage devient aussi le facteur d’une initiation pour les héros selon deux lignes de forces comme deux courants : la météorologie et la sexualité (plutôt que l’amour). Un autre personnage majeur du livre, le savant Richard Abercrombie se sert des nuages comme d’une couverture : il passe d’un tour du monde des nuages à un tour du monde des sexes féminins. De l’origine des nuages à l’origine du monde, version Courbet. Sans en dissiper le mystère. 

Le nuage est ainsi autant une réalité atmosphérique qu’une métaphore dans le roman d’Audeguy. Techniquement, la métaphore est une figure d’analogie entre diverses réalités, surtout lorsqu’il s’agit de relier de l’inconnu à du connu ou inversement d’ouvrir à nouveau du trop connu à l’inconnu. Plus que de la filer, Audeguy en fait une métaphore tissée, prenant dans ses fils le destin de chaque personnage. Il trace un récit poétique qui n’est ni la quête d’une surréalité propre aux surréalistes, ni un lyrisme néo-romantique. Son roman est la quête passionnante d’une analogie entre corps de chair et corps célestes, entre les mouvements d’une vie humaine et les mouvements de l’atmosphère, car le récit poétique naît de ces parallélismes : alors le nuage devient le filament conducteur entre ciel et terre.

Le savant Richard Abercrombie fait même de l’analogie une science fictive démontrant les ressemblances du corps humain et du grand corps du monde, nourrie de la doctrine des correspondances propre aux Sumériens, aux philosophes grecs antiques, ou aux Mystères dans un sens ésotérique cette fois-ci. Les nuages ont des reflets de "chaînes d’or" orphiques, ces liens entre tout ce qui est au point que tout devient un.

Mais Audeguy cherche l’équilibre : il fait alors ressortir le comique dans son écriture pour railler le monde occidental de la recherche scientifique ; ses excès inhumains ; ses faux-semblants ; l’obsession de la nomination ; et toutes les comédies de notre société. Ou bien le romancier dénonce la violence occidentale : son mépris de la nature sauvage, ses nuages meurtriers. Mais la Nature elle-même peut générer des nuages balayant la vie humaine. 

L’analogie n’appartient à aucune discipline ; elle est poétique, et fait basculer ce roman dans le mythe, mais un mythe aux accents orientaux. Ce monde qui est une telle horreur se trouve malgré tout, par l’écriture, transformé en un monde tragi-comique de nuages qui guident le cycle de la vie et de la mort des personnages : quand ils sont réduits en cendres, ils rejoignent des cendres en suspension dans le ciel. Comme l’écrit le mythologue Heinrich Zimmer : "La vie, avec toutes ses inéluctables, imméritées et injustifiables sources de douleur, est bien trop horrible pour qu’on puisse la qualifier de "tragique"."

Que faire de la violence humaine semblable à la violence de certains nuages ?L’héroine Virginie Latour, en écoutant toutes ces histoires, trouve sa réponse  : elle travaille. Et quand elle ne travaille pas, elle pense à bâtir sa vie. A ne pas trop se dédier aux nuages qui sont "oublieux" des hommes et des paysages, nous dit-on, alors Virginie devient leur mémoire et la re-transmet. La métaphore vient du grec meta et phoros : c’est ce “qui porte” ou littéralement “qui transporte en changeant”. Virginie avait une vie stérile ; elle devient une femme indépendante, qui ne court pas après les nuages même s’ils l’ont initiée. A trop donner d’attention au ciel, beaucoup des personnages se sont dissipés. Le roman se clôt sur cette renaissance de l’héroine. Quant au lecteur, au-delà de la dernière phrase, il se surprend à lever ses yeux bien plus souvent vers le ciel.

Laureline Amanieux.

 



2 réactions


  • Ylorik Darkombe Ylorik Darkombe 30 septembre 2009 22:08

    J’ai bien envie de la découvrir cette « renaissance de l’héroïne », ainsi que ce savant qui « passe d’un tour du monde des nuages à un tour du monde des sexes féminins ». 
    Je lis d’abord Zone de Mathias Enard et je me plonge tout de suite après dans La Théorie des nuages. 



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