mardi 17 mai 2016 - par Robin Guilloux

Le Caravage, Incrédulité de saint Thomas

Le Caravage, Incrédulité de saint Thomas, 1601-1602

"Or Thomas, l'un des Douze, appelé Didyme (le Jumeau), n'était pas avec eux, lorsque vint Jésus. Les autres disciples lui dirent donc : " Nous avons vu le Seigneur ! " Mais il leur dit : " Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. " Huit jours après, ses disciples étaient de nouveau à l'intérieur et Thomas avec eux. Jésus vient, les portes étant closes, et il se tint au milieu et dit : " Paix à vous. " Puis il dit à Thomas : " Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, et ne deviens pas incrédule, mais croyant. " Thomas lui répondit : " Mon Seigneur et mon Dieu ! " Jésus lui dit : " Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. " 

                                 (Jean 20, 24-29)

Jésus est à gauche du tableau, Thomas à droite, les deux autres personnages sont disposés en arc de cercle, au dessus de Thomas. Les quatre personnages se détachent sur un fond noir.

De sa main gauche, Jésus écarte les pans de sa tunique, de sa main droite, il prend fermement le poignet de Thomas et approche sa main de sa plaie. Thomas a introduit son index dans la plaie, le geste est d'un réalisme pénible. Les visages des disciples ne sont pas spécialement beaux, ni spécialement "spirituels". Ce sont des hommes ordinaires, des hommes de tous les jours. Le front de Thomas est ravagé par les rides - marque de vieillesse ? Marques de perplexité, de réflexion ? - Les deux autres personnages sont probablement Jean, "le disciple bien-aimé", avec le vêtement rouge et Pierre, le plus âgé des deux.

Le Caravage a concentré toute l'attention sur la plaie au flanc et non sur la marque des clous aux mains et aux pieds de Jésus. Cette plaie, on le sait, a été faite par la lance du centurion romain pour s'assurer que Jésus était bien mort (l'Evangile de Jean précise qu'il en coula du sang et de l'eau).

Le peintre n'a pas seulement représenté l'incrédulité de Thomas, mais aussi l'incrédulité de Jean et l'incrédulité de Pierre (dont il n'est pas question dans l'Evangile), tous deux attentivement penchés vers la plaie, regardant le doigt de Thomas pénétrer dans la plaie.

Il est important qu'au moins deux autres disciples soient présents lors de cette scène. Selon le Droit romain : "Testis unus, testis nullus." : le témoignage d'un seul homme n'est pas valable. Les témoignages de Pierre et de Jean serviront à corroborer celui de Thomas.

On voit généralement en Thomas le symbole de la faiblesse parce qu'il a manqué de foi et de confiance, mais Thomas était le contraire d'un homme faible. L'Evangile rapporte ces paroles, après la condamnation à mort de Jésus : "Allons et mourons avec lui."

Ce ne sont pas là les paroles d'un homme faible. Et s'il n'était pas avec les disciples dans le cénacle, c'est peut-être justement parce qu'il était le seul à ne pas avoir eu peur.

Et puis enfin, en quoi l'incrédulité de Thomas est-elle si "incroyable" et en quoi est-elle si criticable ?

Voilà un homme qui pénètre huit jours après sa mort dans une salle fermée à double tour, comme s'il était capable de passer à travers les murs et qui se présente vivant à ses amis, revêtu de son corps charnel. On dirait le début d'une histoire policière de John Dickson Carr...

C'est à en perdre la tête, et c'est pourtant ce que dit le texte, ce que montre le tableau et ce que proclame la foi catholique.

Le témoignage de Thomas est essentiel et les chrétiens seraient bien avisés de ne pas lui jeter la pierre pour sa prétendue "incrédulité" parce que sans lui ils ne sauraient pas vraiment ce qu'ils doivent croire et ce qu'ils ne doivent pas croire.

C'est grâce à "l'incrédulité" de Thomas que les disciples sont désormais certains qu'ils n'ont pas été victimes d'une hallucination collective, le produit d'un désir sans lien avec le réel ou qu'ils ont vu un fantôme.

C'est grâce à "l'incrédulité" de Thomas que les disciples savent désormais qu'il s'agit bien de Jésus de Nazareth et non d'un imposteur qui se serait fait passer pour Jésus.

C'est grâce à "l'incrédulité" de Thomas qu'ils sont désormais certains que Jésus est ressuscité corps et âme.

Dans le tableau, le corps de Jésus semble éclairé par sa propre lumière, comme dans les icônes orthodoxes ; il est animé de propriétés contradictoires : il est matériel, puisqu'on peut le voir et le toucher, il est aussi "immatériel" puisqu'il peut traverser la matière inerte (le mur du cénacle), il est temporel et intemporel, dans l'espace et hors de l'espace. Les théologiens catholiques parlent de "corps glorieux".

Mais les disciples ne voient pas cette lumière qui pourtant éclaire leurs visages (il y a deux sources de lumière dans le tableau : la lumière "naturelle" et la lumière surnaturelle), ils ne voient que la plaie sur laquelle ils sont penchés, c'est-à-dire le symbole du néant, de la finitude et de la mort.

La foi convertit le regard vers la lumière surnaturelle, elle engage à envisager l'Etre plutôt que le Néant, l'éternité plutôt que la finitude, la vie plutôt que la mort.

La foi n'est pas réductible à la raison ; ce n'est pas "parce qu'il a mis son doigt dans la plaie de Jésus que le disciple incrédule devient croyant, mais parce qu'il voit désormais Jésus avec les yeux de la foi ("Heureux ceux qui ont cru et qui n'ont pas vu"), parce qu'il est passé de la raison à la foi, mais sans sacrifier la raison. Thomas est allé jusqu'au bout de ce que la raison pouvait comprendre, jusqu'à comprendre les limites de la raison.

Pour franchir la limite entre la raison et la foi, il lui a fallu l'aide de la Grâce, d'une Parole "performative", qui accomplit ce qu'elle exprime : "Ne deviens pas incrédule, mais croyant.". C'est la raison qui permet à Thomas de voir en Jésus autre chose qu'un spectre ou une hallucination, mais c'est la Grâce qui lui permet de voir en lui autre chose qu'un homme : "Mon Seigneur et mon Dieu !"

La foi ne consiste pas seulement à croire en la résurrection de Jésus, mais à en vivre et à en témoigner : Thomas fondera la première communauté chrétienne en Inde du sud. L'incrédule deviendra un témoin de la foi et un martyre.

Comme le dit Pascal : "La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre."... "La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la dépassent ; elle n'est que faible, si elle ne va pas jusqu'à connaître cela."... "Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison."

Pour reprendre la distinction que fait Pascal entre le coeur et la raison, on peut dire que Thomas a vu Jésus ressuscité avec les yeux de la chair et de la raison (croire "parce que l'on voit"), puis avec les yeux du coeur (croire sans avoir vu ou au-delà de ce que l'on voit et non pas le contraire de ce que l'on voit). Ce n'est qu'alors qu'il peut être dit "heureux", c'est-à-dire capable de recevoir la Paix ("Paix à vous").

L'apôtre Thomas représente l'effort de conciliation entre la raison et la foi que l'on retrouvera dans l'oeuvre d'un autre Thomas, treize siècles plus tard, Thomas d'Aquin.

Un autre grand penseur chrétien, Blaise Pascal poursuivra, au XVIIème siècle, cette réflexion sur les rapports entre la foi et la raison.

Publiés après la mort de Pascal, Les Pensées sont constituées de textes parfois très brefs qui révèlent les tensions d'un penseur à la fois chrétien et scientifique. Pascal souligne les limites de la raison et la grandeur de la foi : la foi et la raison sont compatibles, à condition que la raison accepte ses propres limites : "Il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison." :

"Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur (1) ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens (2) qui n'ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvement, nombres, (est) aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours.

La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non le contraire de ce qu'ils voient. Elle est au-dessus, et non pas contre.

Si on soumet tout à la raison, notre religion n'aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule.

La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n'est que faible, si elle ne va jusqu'à connaître cela.

Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ?

Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison.

il n'y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu (3) de la raison.

Blaise Pascal, Pensées (1670)

 

1.- Coeur : ne désigne pas ici la vie affective, mais l'intuition directe et immédiate des premiers principes.

2.- Pyrrhoniens : sceptiques, pour qui il faut douter de tout ; ils représentent le doute "hyperbolique", radical, par opposition au doute "méthodique".

3.- désaveu : contestation

 



12 réactions


  • La mouche du coche La mouche du coche 17 mai 2016 10:06

    Ah ça fait longtemps que je n’avais pas lu un texte vraiment différent de ce que l’on lit partout ; Bravo à l’auteur. Votre analyse est passionnante. smiley


  • Le p’tit Charles 17 mai 2016 10:46

    Article « lavage de cerveau » ou la perte de la raison de croire de telles balivernes.. !


  • Zolko Zolko 17 mai 2016 12:12

    "Cette plaie, on le sait, a été faite par la lance du centurion romain pour s’assurer que Jésus était bien mort (l’Evangile de Jean précise qu’il en coula du sang et de l’eau)"
     
    excusez-moi, mais vous ne parlez pas de la chose la plus importante dans ce tableau : la plaie est du côté gauche, comme sur TOUTES les représentations de Jesus. Pourquoi ?
     
    Si il en a coulé du sang et de l’eau, c’est que la lance a touché le poumon, donc Jesus n’était pas mort, mais seulement tombé dans un coma.


    • Zolko Zolko 17 mai 2016 12:14

      @Zolko : oups !
       
      la plaie est du côté droit (bien-sûr) comme sur TOUTES les représentations de Jesus.


  • Jo.Di Jo.Di 17 mai 2016 13:21

     
    La foi est ersatz de l’impuissance de la raison., l’intellectuel romantique qui nie le monde par dépit. Mais ce genre d’œuvre n’interpelle plus dans le monde du supermarché. Totem Plug Anal géant vert est beaucoup plus représentatif de la grande sodomie des grands remplacés, avec le saint vert écolo, et l’hybris de la taille du plug.
     
    Paradis idéel va de pair avec Tyran
    Bobo esclave de Tyran adopte la soumission de son esclave chrétien.
     
    A l’origine de la soumission chrétienne est le repli dans la richesse et la propriété privée, source ontologique de l’abandon de la polis. De Féodal à Capital.
     
    Alors la charité individuelle est la sauvegarde de SON âme, la foi est la spiritualité intérieure de l’individu, le top étant la grâce du janséniste .... (je suis riche, j’ai la grâce, quoi que je fasse j’irai au paradis)
     
    Au contraire le damné cyborg sauve l’âme du peuple cyborg dans sa totalité, tel le christ. Il n’y a eu qu’un seul vrai chrétien rationnel, sur une croix. Et le cyborg, amputé de son corps, son cerveau crucifié dans son armure d’acier, souffre les mille maux d’un fils de Dieu.
     
    « Qui dit Humanité ment » Proudhon

     


  • Neymare Neymare 17 mai 2016 16:28

    @l’auteur
    Dieu est esprit, la vision de Dieu est dans l’esprit et non dans la matière : beaucoup de faits mentionnés dans la bible (nouveau ou ancien testament) sont des évènements spirituels, que le(s) auteur(s) ont symbolisés par des évènements matériels.
    C’est notamment le cas du chemin de croix, de la crucifixion et de la résurrection, mais aussi du bapteme du Christ et de certains miracles
    Ce sont des évènements qui sont liés à la modification de l’esprit de celui qui deviendra le christ (modification qui s’étend sur plusieurs années dans la réalité) : quand son ego meurt, son ame « revient à la vie », c’est la résurrection.


    • Robin Guilloux Robin Guilloux 21 mai 2016 21:23

      @Neymare

      Je vois que vous êtes un gnostique smiley) . Le Caravage était un sacré vaurien (sodomite, débauché, probablement assassin. Pécheur et absolument chrétien, il n’était pas gnostique. Toute sa peinture témoigne du mystère de la chair et de l’incarnation ; (« Et verbum caro factum est »)


  • Jo.Di Jo.Di 17 mai 2016 20:30


    L’esthétique bobo :
     
    L’« infrastructure » sur laquelle le plug anal géant vert est bandé n’est pas seulement l’infrastructure économique, mais surtout le monde esthétique spontanément constitué par le peu d’imagination bobo : le monde du Caddie.
     
    Ce monde bobo n’est pas juste les rapports matériels de production capitalistes : il exprime la manière dont la vie des bobo prend son sens esthétique, la manière dont ils vivent dans l’auge, et ceci projeté sur l’esthétique. L’art bobo ne fait qu’expliciter le sens de la vie bobo.
     
    Les constructions idéologiques sont dépendantes des modes de production, non pas parce qu’elles le reflètent directement, ce qui serait une absurdité, mais parce qu’elles tirent leur sens ontologique de l’expérience correspondante, les valeurs « spirituelles » vécues et senties (la vison de la nature, de Dieu où plus ce qui reste, la sodomie).
     
    Dans le monde bobo, il n’y a pas de mythologique grecque de la Nature, de Dieu du mystère, et leurs fantaisies populaires, sources des arts des anciens. Le monde du bobo a dominé l’émerveillement, lui reste la sodomie comme genèse de l’imagination.


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