Le Grand Jeu : rencontre anglo-russe aux confins du Pamir, de l’Hindou Kouch et du Karakoram
Le dernier acte du Great Game ou Bolshaya Igra (Grand Jeu), s’est joué au point où se sont rejoints l’empire tsariste, l’empire britannique et l’empire chinois dans un des endroits les élevés et, à cette époque, les plus inaccessibles de la planète. Là, convergent les massifs du Pamir, de l’Hindou Kouch et du Karakoram, hérissés de montagnes géantes. A la fin du dix-neuvième siècle, des explorateurs passionnés y ont, au péril de leur vie, affronté des altitudes extrêmes, des vents et des froids mortels, des cols enneigés balayés par les avalanches, des défilés menacés par des crues soudaines ou par de dévastateurs glissements de terrain. Militaires officiellement en disponibilité ou en permission de chasse mais, en réalité, cartographes, espions, voire diplomates, ils ont, en leur temps, fait partie d’une petite élite célébrée par les très honorables Sociétés de Géographie de Londres ou de Saint-Pétersbourg.
Aujourd’hui, la Grande-Bretagne s’en est allé. La Russie y est progressivement effacée par un dragon chinois renaissant et sortant de ses frontières. Le Grand Jeu, une étonnante page d’histoire, est oublié. Il en est de même pour les hommes l’ayant écrite. Leurs exploits n’entrent dans la construction d’aucun discours national que ce soit dans leurs pays d’origine ou dans ceux de leurs si particulières pérégrinations. De nos jours, les visiteurs étrangers sont conduits à y sacrifier aux mythes sans réel contenu d’une route de la soie, à l’appellation flatteuse, plutôt qu’à une époustouflante épopée, pourtant pas si lointaine, et qui resterait documentable localement. Le cadre de ces aventures inconcevables est bien sûr toujours là avec ses itinéraires, ses abîmes vertigineux, ses rochers noirs (karakoram), ses cimes étincelantes, ses puissants glaciers, ses rivières tumultueuses, ses villages isolés et ses pâturages d’altitude.
De récentes photographies en noir et blanc prises le long de la Karakoram Highway tenteront d’en évoquer, très partiellement, la grandeur. Elles essayeront, de plus, de rappeler la détermination de ceux qui ont consacré leurs meilleures années, voire leur dernier souffle, à arpenter ces lieux inhospitaliers. Lesquels ne cessaient, malgré tout, de les envoûter.
Le col du Kunjerab, porte du haut Pamir chinois
Depuis la Chine, venant de Kachgar ou de Tashkurgan, on entre dans le Gojal, partie haute de la vallée de la Hunza, par le col de Kunjerab situé à 4693 mètres. Celui-ci présente un relief typique du Pamir. Bordé de glaciers et de cimes arrondies contrastant avec celles acérées du Karakoram, qui se dévoilent par la suite, c’est un large plateau à l’herbe rase, où, principalement du côté chinois, les yaks pâturent en été.
Du pamir de Kunjerab à Sost, situé à une altitude de 2 800 mètres, un important dénivelé plonge vers le sud par des lacets serrés à flanc d’éboulis ou à travers de sombres gorges encadrées par d’immenses parois.
Le Gojal, bordé par l’Afghanistan et la Chine
C’est au cours de l’été 1889 que Francis Younghusband, à proximité du col de Shimshal (entre la Chine et le nord-est du royaume de Hunza), 4 735 mètres, rencontra le capitaine Bronislav Gromchevsky. Ils partagèrent repas, vodka et brandy. Le militaire russe montra la carte qu’il avait en sa possession. Younghusband fut effaré par l’avance prise par son concurrent et s’opposa à ce qu’il poursuive son expédition armée vers Leh à travers le Ladakh, déjà sous emprise britannique. Cantonnant, de ce fait, son exploration hivernale entre le Ladakh et le Tibet, Gromchevsky perdit tous ses bagages et ses poneys. Lui et son équipe y survécurent avec difficulté.
Bien des années plus tard, Younghusband anobli et président de la Royal Geographical Society reçu une lettre de Gromchevsky, envoyée peu de temps avant sa mort. Après avoir, sous le régime tsariste, été décoré à de nombreuses reprises, atteint le grade de lieutenant-général et occupé d’importantes fonctions, il était alors destitué et si malade, qu’il ne pouvait quitter son lit. Les Bolcheviks l’avaient privé de tous ses biens et exilé en Sibérie, d’où il avait réussi à s’évader et à rejoindre la Pologne dont sa famille était originaire.
Après avoir quitté Gromchevsky et mené ses propres explorations, Younghusband se dirigea, en novembre 1889, vers le sud-ouest en direction de Gulmit, 2 465 mètres, près de Passu, 2 500 mètres. Il y eut une entrevue avec Safdar Ali, le Mir (roi) de Hunza pour le mettre en garde contre ses relations avec Gromchevsky (on a dit, sans qu’il soit possible de le confirmer, que l’établissement d’un avant-poste russe était projeté à Karimabad). Il lui était, de plus, instamment demandé de cesser d'envoyer ses sujets en opérations de pillage, via le col de Shimshal. Ces derniers s'attaquaient aux caravanes se rendant dans le Xinjiang depuis le Ladakh par le col du Karakoram (5 540 mètres).
Ces deux requêtes restèrent sans effets. Il est vrai que la Chine ne faisait guère pression en ce sens. Elle n'avait, en effet aucune envie de voir le thé indien prendre place sur ses marchés. De son côté, Safdar Ali tentait probablement de faire monter les enchères entre ce qu’il estimait être des rivaux se disputant ses faveurs. « Il pensait que l’impératrice des Indes, le tsar de Russie et l’empereur de Chine étaient les chefs de tribus voisines » (Younghusband). Il était, en tout cas, inconscient de l’extrême susceptibilité des Anglais concernant l’accès aux cols et corridors pouvant éventuellement conduire les troupes russes à l’empire des Indes. Le potentat préféra multiplier les fanfaronnades, les insultes et les demandes de pots-de-vin.
En août 1891, à Bozai Gumbaz (Pamir Afghan), 3 800 mètres , Francis Younghusband se trouva face au colonel Yanov et à ses cosaques. Bien que la rencontre fut particulièrement cordiale, que l’on é changea des invitations réciproques et que l’on trinqua au tsar et à la reine Victoria, Yanov déclara que l’ensemble u Pamir était maintenant la propriété de la Russie. Il interdit à Younghusband de rentrer directement à Gilgit, à travers le territoire afghan revendiqué par la russie (avant de, vraisemblablement, frachir le col d’Irshad, 4 979 mètres, puis la vallée de Chapursan). Younghusband devait obligatoirement accéder au royaume de Hunza par la Chine. Peut-être a-t-il donc emprunté le col de Kunjerab ? Il n’est pas impossible que le détour imposé fût une mesure de rétorsion prise en raison des turpides infligées auparavant à Gromchevsky. Cet événement poussa, néanmoins, la russophobie britannique vers des sommets. Il porta à son comble la tension entre la Russie et la Grande-Bretagne. Par des préparatifs militaires, cette dernière obtint le retrait russe du Pamir afghan et décida de verrouiller son contrôle sur l’Etat de Hunza en scellant le sort du Mir Safdar Ali.
Karimabad, l’ancienne capitale du royaume de Hunza au cœur du Karakoram
De sa propre initiative, Safdar Ali allait oeuvrer à créer les prétextes conduisant à sa perte. En hiver, en l'absence des Gurkas verrouillant le col de Shimshal, il reprit ses aggressions meurtrières sur les caravanes entre Ladakh et Xinjiang, se persuadant que les Russes et les Chinois voleraient à son secours en cas de nécessité. Il commença même à s’en prendre aux communautés voisines et aux possession cachemiries. En novembre 1891, les Britanniques passèrent à l’offensive en donnant l’assaut à une série d’ouvrages militaires du Nagar et de Hunza lors de leur montée vers le nord depuis Gilgit. Safdar Ali s’enfuit du fort de Baltit (Karimabad, 2 400 mètres) et alla se réfugier à Kachgar. Les Anglais le remplacèrent par son demi-frère, Muhammad Zafim. Ce dernier régna de 1892 à 1938. L’Etat de Hunza et le Nagar voisin furent incorporés aux Indes Britanniques. Furieux, le ministre des affaires étrangères russe, Nicolas de Giers, s’exclama : « Ils nous ont claqué la porte au nez ».
Dans le fort de Baltit, il est possible de voir deux fusils qui seraient les seules armes russes, aux dires des guides locaux, à y avoir été trouvées par les Britanniques, alors que Safdar Ali s’était vanté d’être en possession de tout un arsenal lui ayant été livré par Saint Pétersbourg. Les sujets de la reine Victoria affirment y avoir observé des samovars, dont un est toujours visible, des courriers russes et chinois, ainsi qu’un portrait du tsar Alexandre III. En 1974, le royaume de Hunza fut annexé au Pakistan. C’était, depuis longtemps déjà, la contrée la plus paisible, la plus instruite et la plus accueillante de ce pays. Aujourd'hui, le col de Shimshal est toujours aussi isolé mais il reste un important pâturage d'estive très fréquenté par les Wakhis de Hunza. Il est aussi un haut lieu du yak polo.
En 1947, les Anglais plièrent bagage. Ils coupèrent les ponts avec le joyau indien de la couronne qui sombra dans les horreurs de la partition et ses guerres, tout en subissant deux annexions chinoises (Shaksgam et Aksai Chin). En 1991, le Turkestan russe fut démembré en même temps que l’URSS par de nouveaux Etats indépendants tentant de se construire une identité et d’écrire une histoire nationale, alors que Moscou ne s’est toujours pas complètement défait de ses réflexes de tutelle à l’égard de son étranger proche.
Aujourd’hui, la Chine est présente militairement dans le Pamir tadjik, dans le Pamir afghan et, bien évidemment, dans le Xinjiang. Elle a la haute main sur la Karakoram Highway qui descend à travers toute la vallée de la Hunza à partir du col de Kunjerab. C’est la première fois, depuis au moins deux millénaires, que l’ensemble des Pamirs est contrôlé par un seul pays. Ainsi s’est effacée l’œuvre du Grand Jeu.
De l’histoire, on ne retient et ne célèbre que des sanglantes batailles ou des conquérants auteurs de massacres. On les idéalise bien souvent à des fins idéologiques contestables. Dans un des ex-pays du Grand Jeu, ces pulsions de mort vont jusqu’à faire défiler des enfants en poussettes, déguisés en chair à canon, pour la consternante fierté de leurs parents. Il y aurait tellement mieux à faire. Et pourtant, qui donne en exemple les héros russes et britanniques de cette hallucinante compétition dans les montagnes de Haute Asie ? Qui s’en inspire ? Qui s’en soucie ? Leurs noms ne sont pas enseignés. Ils n’ont pas même de monument permettant d’imaginer leurs efforts et leurs sacrifices. Ainsi disparaît inexorablement la mémoire des hommes légendaires du Grand Jeu.
Bernard Grua, Nantes, Bretagne, France – mai 2019
Article déjà paru sur le blog Regards sur le Monde
Lien vers les albums photographiques des montagnes et des peuples du Nord Pakistan
Notes
Lieux pakistanais mentionnés dans ce texte en partant du Nord vers le Sud et en descendant la rivière Hunza le long de la KKH :
- Col de Kunjerab conduisant du Xinjiang à la vallée de la Hunza
- Sost (avec le départ vers l’Ouest de la piste en direction de la vallée de Chapursan et du col d’Irshad conduisant vers Bozai Gumbaz dans le Pamir afghan)
- Passu (avec le départ vers le Nord Est de la piste en direction de la vallée de Shimshal et du col de Shimshal)
- Hussaini
- Gulmit
- Karimabad (capitale de l’ex royaume de Hunza)
- Aliabad
- Ghulmet
- Gilgit (poste avancé britannique à la fin du XIXe siècle)
Principale source d’information :
Peter Hopkirk
– Le Grand Jeu, Officiers et espions en Asie centrale ; Editions Nevica (2011, 2013, 2016)
– Traduction de The Great Game, On secret service in High Asia ; John Murray Publisher (1990).
Autres articles de Bernard Grua sur des thèmes similaires
- What to see and what to do in a short period of time in Hunza
- Chapursan, quand la nuit de Zoodkhun dévoile l’univers | En anglais :Chapursan, where Zoodkhun nights unveil the universe
- La Karakoram Highway, prototype du schéma colonial de la Nouvelle Route de la Soie dans un Etat à la légitimité et à la souveraineté fragilisées ?
- Quelques réflexions sur le développement d’un tourisme responsable et communautaire dans la vallée de la Hunza, Pakistan | En anglais : Some reflections about the development of a responsible and community based tourism in Hunza Valley, Pakistan
- Tusion, the hidden Gem of Pamir