« Le Grand soir », c’est maintenant !
Le clan Bonzini, plus précisément les parents, tient le restaurant «
Bon film que ce Grand soir réalisé par le fameux duo grolandais Delépine et Kervern, après Aaltra (2004), Avida ((2006), Louise-Michel (2008) et Mammuth (2010). On craignait un film qui ne serait qu’une succession de saynètes décalées mais, heureusement, il ne se limite pas à cela, il fait preuve d’une assez bonne construction scénaristique et d’une ambition cinématographique, même si le milieu du long métrage s’enlise dans des embardées campagnardes ou « foraines » un peu vaines, un peu gratuites, un peu poseuses. Et, étonnamment, on a bien affaire à un film de cinéma. On aurait pu craindre un simple filmage télévisuel, car on associe ses deux auteurs-trublions à un univers cathodique, mais il s’agit bel et bien d’un film de cinéma, peu découpé, à l’inverse du cinéma très BD, voire cartoonesque, d’Albert Dupontel : Le Grand soir donnant la part belle, façon Kaurismäki, aux plans larges, aux jeux d’acteurs en plan-séquence et aux trouvailles visuelles ; souvent, comme dans un film burlesque signé Chaplin, le premier plan du cadre est occupé par l’un pendant que l’arrière-plan est nourri par l’autre, comme dans la scène réussie où Not tente de « vendre » le CV de Jean-Pierre à une employée de magasin pendant que son frère, en roue libre au fond de l’écran, s’en prend à des ballons gonflables multicolores. Le film « respire bien », tout n’est pas surligné, prémâché, cadenassé, c’est aux spectateurs de se promener dans l’espace du cadre pour y chercher les gags, comme on le fait lorsqu’on regarde un film de Tati, prenons Playtime par exemple, ou qu’on parcourt une mise en page ludique du bédéiste retors Gotlib.
Et toujours au rayon de l’invention graphique, Le Grand soir joue habilement avec les différents registres d’images, intégrant dans son déroulement même des images de vidéosurveillance qui, en même temps, qu’elles nous parlent d’un monde contemporain adepte de la traçabilité permanente, jouent habilement avec la spatialité rectiligne et la neutralité asphyxiante des grandes surfaces commerciales. Car, au-delà de sa charge attendue, et somme toute assez facile, contre la société de consommation, Le Grand soir a pour lui de capter avec finesse l’ennui profond et le calme plat, au bord de l’endormissement général, qui planent dans les centres commerciaux et sur les aires de parkings de supermarché. Bien sûr, les mots prononcés nous y aident, comme ceux du « réglementaire » Jean-Pierre (« C’est un des rares endroits au monde où tu peux te promener dans des bâtiments aux normes, avec des gens aux normes, entourés de produits aux normes. ») ou du plus vieux punk à chien d’Europe Not (« J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit. Que les gens viennent ici pour chercher la vie. En dormant, je me suis dit – t’as raison. Venir chercher un peu de fraîcheur quand il fait chaud, un peu de chaleur quand il fait froid. Bah, je me suis dit – Ca, c’est bien. Pourquoi est-ce que je serai le seul con à rester en centre-ville ? Je viens faire mes courses ! ». Mais, au-delà des paroles entendues, les images aussi, suivant les errances de nos deux pieds nickelés et les cheminements sans surprise des ménagères de 50 ans qui tracent leur route avec leurs caddies remplis de « produits de merde », nous font ressentir un monde marchand asphyxiant qui, si l’on s’en tient à ses directives, est désespérément plat et absurde.
Le Grand soir capte la vie morne des supermarchés sous cloche, ou sous vidéosurveillance [le film a été tourné dans un énorme centre commercial d’Angoulême], comme le très bon film de Cantet, L’Emploi du temps (2001), adapté du roman L’Adversaire de Carrère librement inspiré du cas Jean-Claude Romand (faux médecin à l’OMS), montrait la mornitude, et merditude, des choses urbaines et salariales. On y voyait un homme, sans but, errer sur les aires d’autoroute. On y sentait admirablement le gouffre mental d’un homme, Vincent, consultant en entreprise licencié, qui se perdait dans les limbes d’un espace neutre (les zones de transit) où… personne ne l’entendait crier. Il en est de même dans les zones commerciales du Grand soir : la quête frénétique de l’avoir (le dernier effet surround, le dernier matelas high-tech…) phagocyte l’être ; les individus étouffent sous les masses, les meutes ; les humains ne sont plus que des consommateurs décérébrés et des propriétaires qui pensent posséder leur maison alors que celle-ci est avant tout, crédit oblige, à leur banquier. Cette inertie, ça fait peur, on se croirait bientôt dans un film de zombies ! De la même manière qu’un film d’horreur de George Romero est un état des lieux de la société américaine des seventies et eighties, Le Grand soir, sous ses dehors pétaradants de film comique populaire (avec la barock’n’roll Brigitte Fontaine en « sorcière qui fume dans la forêt »), est une comédie sociale bien désillusionnée sur notre temps présent, croulant sous les oukases consuméristes et
Puisque, selon Delépine & Kervern, les indignés et le fameux Grand Soir, qu’on associe à une révolution où tout est possible, ne sont pas au rendez-vous, ces derniers misent, comme l’on pouvait s’y attendre, sur un dernier baroud d’honneur, un ultime geste de panache. Nos deux trublions, Not et Dead, alias Jean-Pierre, aidés de leur paternel, piquent des lettres de grandes enseignes pour former sur un talus un « We are not dead » romantico-punk sur fond de « no future ». Ce n’est pas forcément le meilleur du film, c’est assez convenu comme finale ; de même que les scènes répétitives de concert (onirique ?) avec le yéyé-punk Didier Wampas n’apportent pas grand-chose au film. Ca lui donne même, avec ses guest stars tout de même bien introduites dans le système mercantile (les Wampas, Brigitte Fontaine…), un coté « bobo révolté » un poil gênant. Malgré ces réserves (quelques longueurs, un côté punk autoproclamé), Le Grand soir, avec sa poésie destroy et son parfum trash de rébellion salutaire, reste un bon film, à cheval entre Chaplin et Gotlib, du 4 sur 5 pour moi ; il est loin d’avoir volé son Prix spécial du Jury à Cannes. Car, on l’a vu, en plus d’ouvrir des perspectives sociétales intéressantes, il est souvent très drôle (notre Gégé national est excellent en devin d’opérette et la scène du mariage parasité est vraiment cocasse). Enfin, le plaisir que l’on devine chez les deux acteurs principaux à jouer leurs personnages de marginaux (Poelvoorde, toujours excellent dans la surchauffe ! Dupontel, toujours extra dans le pétage de plombs !) est suffisamment contagieux pour faire de ce Grand soir un objet filmique bien attachant. Bref, que demande le peuple ?