-"L’âge mur et l’âge d’or, c’est ce qui précède nécessairement l’âge pourri"(1) :
Par âge d’or de la littérature policière, on n’entendra pas ici les vieux Simenon, José Giovanni, le temps où le polar, comme la vie, était écrit en noir et blanc. Les bons et les méchants. Les policiers bourrus mais malins contre les psychopathes ordinaires. Pas de quartiers, mais pas de demi-mesures. Ce temps est révolu, leurs admirateurs sont morts de leur belle mort, ou presque. Les vieilles couvertures cartonnées noires et jaunes de « la Noire », la collection Gallimard, n’alimentent plus que les bouquinistes sur les quais.
Non, par âge d’or du polar « intelligent » (c’est-à-dire bien écrit), on entend la période de la fin des années 70 à l’orée des années 90. Les Manchette, Prudon, Pagan, et (loin derrière, plusieurs tiroirs en dessous dans la morgue pleine) ADG, Izzo, Vargas.
L’époque du néo-polar, où les artistes Manchette et Prudon, ont décidé d’abandonner cette littérature initialement écrite avec les pieds, destinée à être abandonnée sur la moleskine des trains de banlieue, comme on jette un journal. Lettres de noblesse avec une structure alambiquée, empruntée au nouveau roman (Robbe-Grillet, Butor). Construction en abyme (première et dernière page identique), travelling et fondus enchaînés empruntés au cinéma, allitérations, litotes, tout y passe.
Sur fond de post 68 et de la politisation extrême de l’époque pour la vie et des faits divers.
Hervé Prudon : « C’était le temps naïf et spontané du néo-polar- ainsi appelait-on les coups d’essai d’un groupuscule d’auteurs plus ou moins débraillés qui avaient choisi le genre noir pour prendre leur revanche sur la société 10 ans après mai 68.Héros du peuple et martyrs de la répression, on refaisait le match, et les méchants (acoquinés salauds FN, giscardiens, chiraquiens corrompus et racistes) étaient punis- emballés -pesés à la fin du bouquin. On prenait encore ses désirs pour des réalités. »
Chez Manchette on pouvait lire ceci dans « le petit bleu de la côte Ouest » :
« En ce moment, Porte d4’Ivry, il est 2H30 ou peut être 3H15 du matin et Gerfaut tourne autour de Paris dans sa Mercedes à 145 km/h en écoutant de la musique West Coast, principalement des blues, sur son lecteur de cassettes. Il n’y a pas moyen de dire avec précision comment ça va tourner, les choses, pour Gerfaut. Dans l’ensemble, on voit, mais avec précision, on ne voit pas. Dans l’ensemble, ils vont être détruits, les rapports de production dans lesquels il faut chercher la raison pour laquelle il file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués en écoutant cette musique-là. »
- Le crépuscule des imper : la réalité a dépassé la fiction
Mais tout pourrit, les amis.
"L’âge d’or de la grande époque était le soupir de la créature opprimée et le cœur d’un monde sans cœur. Mais à présent , la créature opprimée ne soupire plus, elle incendie les commissariats et tire dans les jambes des étatistes. Du coup, le roman devient une futilité. Quand le monde a cessé d’être frivole, les polars le deviennent." ( JP. Manchette, p 36 de ses Chroniques, en février 1978)
La réalité dépasse la fiction : elle tue donc la fiction.
Même constat lucide pour Hervé Prudon, dans la préface de la réédition de Banquise, son polar de 1981 sur les banlieues.
"J’ai grandi en grande banlieue Sud dans les années 60-70, une banlieue pavillonnaire d’où émergeaient quelques "cités" cubiques que d’aucuns appelaient "cage à lapin". La petite classe moyenne vivait là, mes parents. Personne ne songeait à s’évader. Personne non plus ne semblait heureux ou malheureux, enthousiaste ou révolté. C’était comme un désert glacé aux portes et aux antipodes de Paris.
Il n’y avait pas d’immigrés, et très peu de minorités visibles. J’avais un copain malgache, un voisin algérien (commissaire de Police !). Tout était de bonne tenue, d’une soumission de pauvres propres sur eux. On ne parlait pas d’émeutes, ni de voitures brûlées, ni de CRS casqués (…). La violence, c’était l’ennui. L’ennui d’un parking vide, d’une pelouse pelée, l’ennui quand on attend la vie et qu’on oublie ce qu’on attend. La violence de vivre à coté de la vie, c’est-à-dire dans le couloir de la mort.
La lutte des classes littéraires est morte comme son éponyme de la vie politique et sociale. Les combats subsistent, mais ils sont individuels. Le polar est (était ?) la littérature de la crise. Pas étonnant qu’elle meure avec elle. Comme pour la vie politique, les gens ont compris que leur salut ne viendra ni des partis politiques, communistes ou libéraux, ni de l’appareil policier. Et que les grands malheurs individuels ( cancer, agressions, viols, dépressions et cocufiages) sont étanches à toute socialisation et politiques de la Cité. Ils constatent la décrépitude des idéaux, des idéologies et des gens qui les portent .
Dans un monde où on lit de moins en moins sur support papier (tous styles confondus), où la génération SMS-Capote-Coca préfère une bonne scène de viol ou d’agression en direct live sur YouTube à la lecture d’un polar, le genre est à présent confiné dans le tiroir des amateurs éclairés. Un peu comme les collectionneurs de films muets, d’affiches de film peintes, voire de petites culottes.
Manchette encore :
"Le polar, c’est mort. Le polar est quelque chose d’installé sur le marché, avec son appareil de commentaires spécialisés qui y sont installés aussi, et tout ça n’en bougera plus et ne connaîtra plus de changement important. C’est mort. Non pas en ce sens qu’il n’y aura plus de parutions, mais en ce sens que toutes les parutions futures ont d’avance trouvé leur place. J’ai l’air bien sûr de moi. Certes. Il n’y a qu’à voir. La même chose est arrivée aux arts majeurs, finalement elle est arrivée aux sous-arts".( Manchette, avril 1981, p. 213 des "Chroniques").
-La confusion des genres : l’univers du polar est devenu celui du roman tout court :
Bon, je vous vois venir d’ici, drapé dans votre bannière étoilée et votre dignité outragée : et les américains, alors ? Eh bien , même combat, ou presque
Par ailleurs il est notable que le roman classique a dérivé vers le polar, par les thèmes comme le style narratif. Le luxueux Cormac Mc Carthy, avec des bijoux comme "The road" ou "No country for the old man" ne lorgne-t-il pas vers le polar, tout en étant un des trois plus grands romanciers vivants ? On peut presque en dire autant de Faulkner, de Bukowski, de Fante, de Brautigan. Ces lascars brillants ont pillé le polar, et ont contribué à sa mort. Enterrés Chandler, Mc Coy, Elroy et Mc Bain, drapés dans leur dignité outragée et leur bannière étoilée.
Même chose en France. Le "Voyage au bout de la nuit" , de Céline, n’est-il pas un ancêtre insurpassable du polar français ? Plus récemment, des petites pépites stylistiques comme "la femme riche" de Patrick Besson, ou les trois premiers Djian, sont-ils des clins d’œil, des hommages d’écrivain, ou les vautours qui dépècent ce qui reste du cadavre ?
Prudon, autre exemple de confusion des genres, le dit lui-même :
" J’ai le cul entre deux chaises -la chaise électrique et la chaise à porteurs- et n’en choisi aucune. Je n’écris pas de romans noirs ni de romans blancs, je suis pour le métissage littéraire, et préfère les teintes grisées incertaines, le desesperanto. Le genre noir est gribouillé au stylo feutre sur la vraie peinture, qui pose la vraie, l’effarée, l’éternelle question : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Qui les a punis, bannis, qui les a encagés dans ces territoires de non-vie ?"
-"Laissez bronzer les cadavres (2)" :
Bon, j’en reviens à mon propos initial ( croyez pas que je digresse, je reste lucide de mon œil encore ouvert, j’affranchis tout de suite) : qu’emporter sur la plage pour ne pas bronzer idiot ?
Je laisserai de côté les questions liminaires comme "faut-il nécessairement bronzer ?", "qu’est-ce que bronzer intelligent ? " ou encore "qu’ont donc tous ces caves à ne se préoccuper de littérature noire qu’au moment des vacances ?".
C’est pas de la désinvolture, croyez pas, mais Jeff vient de ranger la Buick devant Agoravox , avec l’air sombre qu’il a quand il sent que le temps est aux cons et que le vent les pousse. Dans ces cas-là, j’ai appris qu’il fallait faire bref, surtout quand il ne lui reste qu’une Craven A dans le paquet et que son rictus le reprend sur la lèvre inférieure.
Donc, je réponds à la question que vous n’avez pas posé : si c’est mort, que lire encore ?
=A tout seigneur, tout honneur, Jean-Patrick Manchette d’abord :
Dans sa première période plus narrative, moins construite au plan de la structure et des jeux de mots :
- L’affaire N’Gustro ( 1971)
- O dingos, O châteaux ( 1972)
- Nada ( 1974)
- Folle à tuer (1973)
Pour son apogée, celle du néo-polar, à la construction empruntée au nouveau roman :
-Le petit Bleu de la côte Ouest ( 1976)
-La position du tireur couché (1981), son chef-d’œuvre, jamais égalé ni approché.
Tous ces ouvrages sont publiés par la Série Noire de Gallimard.
=Hughes Pagan, ensuite.
Inspecteur Divisionnaire de Police plus noir que noir, doté d’une plume et d’un cerveau, et pratiquant lui aussi le désperanto. J’ai déjà dit le bien que je pensais de cette plume-scalpel de praticien des morgues. (Article " Hughes Pagan, une lueur dans la nuit du polar français", Agoravox le 23/06/2008 )
Il est urgent de lire :
-La mort dans une voiture solitaire (1992)
-Dernière station avant l’autoroute (1997)
-Boulevard des allongés (1984), tous trois chez Rivages Noir.
=Hervé Prudon, enfin.
Prudon, chirurgien du mot et de malheur, obsédé textuel, n’est pas qu’un "polareux", loin s’en faut. Il a écrit plusieurs merveilles qui n’en relèvent pas, comme "les hommes s’en vont", chez Grasset.
Mais il s’est fait connaître et remarquer dès 1978 à la Série Noire avec "Mardi gris", puis avec "Banquise", récemment réédité.
Il fut un des rares qui eut l’heur de plaire à Manchette, d’ordinaire avare de compliments :
" Prudon est une exception. Toutes les réussites que la presse attribue à des incapables, à des faiseurs et à toutes espèces de débutants maladroits, Prudon les atteint et les possède pleinement . Un style remarquablement travaillé. La furia avec la maestria, c’est assez notable. J’ai de la considération pour cet homme, car il œuvre avec passion et capacité". ( Manchette, dans "Chroniques", chez Rivages noir).
-Mardi gris ( 1978 , Série Noire Gallimard)
-Tarzan malade (1997, même éditeur)
-Banquise (1981, réédité en 2009 à La table ronde)
-Nadine Mouque (1995, Série Noire)
-Ouarzazate et mourir (1996, collection "le poulpe", Ed. Baleine)
-La langue chienne ( 2008) ( Gallimard)
On retrouvera aussi mon article récent sur "le cas Prudon" : "Hervé Prudon : les hommes s’en vont, leur stylo reste", Agoravox le 10/07/2009)
Bonnes vacances. Tentez de bronzer. Loin des cadavres.
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Notes :
-(1) Pierre Desproges , dans "Vivons heureux en attendant la mort".
-(2) "Laissez bronzer les cadavres" est un des premiers romans de J.P Manchette