samedi 7 juin 2014 - par Joss Doszen

« Le supplice de l’eau » de Percival Everett, La douleur qui rend fou

Percival Everett nous plonge dans la tête de ce père que la douleur a rendu fou, littéralement, et dont l’esprit brillant a décidé de justifier l’injustifiable. Il n’en a que faire des policiers qui lui disent que le violeur-tueur a été arrêté, il lui faut exercer lui-même la vengeance, la douleur est trop grande, elle vit avec lui, elle est devenue sa maitresse. Il lui faut la satisfaire.

Des nœuds au cerveau. C’est ce que produit la lecture de ce livre, un entortillement très serré des nerfs du cortex cérébral qui, à force de vouloir y voir clair, sombrent dans la substance grise de nos limites cognitives.

Percival EVERETT est le responsable de ce gloubi-boulga pseudo-scientifique qui truste mon cerveau au sortir de la lecture du "Supplice de l’eau" (éditions Actes sud, 2009). Il est le responsable de la crampe de mon lobe préfrontal, qui d’après Wikipédia serait le siège de l’intelligence humaine, et qui, dans mon cas, a dû déménager loin de moi quand mes yeux sont repassés pour la N-ènième fois sur le dialogue entre Socrate et Théétète. Ou était-ce quand Ismaël Kidder a fait appel à Thomas Jefferson ?

« Rappelle-toi [...] la démocratie, ça veut dire que 51 pour cent de la population peut chier sur la gueule des 49 autres. »

Doucement, doucement. Je me fais – presque – aussi nébuleux que le personnage de père endeuillé, littéralement, fou de douleur, que met en scène Percival Everett. N’ayant pas le talent de ce prolixe auteur américain – 24 romans dont 8 traduits en français – , je vais tenter de faire simple.
Ismaël Kidder est un auteur de romans à l’eau de rose qui se cache derrière un patronyme féminin pour pondre une prose qui le dégoutte lui-même. Il s’est adonné à l’écriture-business destinée à la ménagère de moins de cinquante ans, celle qui paie – bien – les factures et lui permet de mener, avec sa femme Charlotte, une vie de rêve américain. Entre les lignes, il semble que Lane, leur fille adorée, lui donne l’alibi parfait pour se complaire dans ce choix de vie qui le tue peu à peu. Il veut, pour elle, le meilleur. Et malgré la dévotion qu’Ismaël voue à sa fille, l’amour réel qu’il porte à Charlotte, notre homme s’enfonce. Il s’enfonce lentement mais surement dans le puits sans fond de la dépression, et dans sa chute il laisse des plumes ; son mariage qui se déglingue, ses relations qui s’étiolent, et la seule lueur qui le maintien à flot, semble-t-il, c’est la présence de Lane. Lane, fille adorée.
Puis, le drame.

« Dans la chambre d’amis, Sally est plongée dans un profond sommeil, et moi je suis assis dans mon fauteuil (qui est peut-être, ou pas, souillé de sang), comme chaque soir. Je ne dors pas, comme toujours je ne dors pas. Je reste assis, éveillé, et sens le poids d’un revolver imaginaire dans ma main, son canon imaginaire dans ma bouche, l’arête imaginaire de la détente contre mon doigt, la tueuse imaginaire de gros gibier dans le barillet. Si seulement j’étais imaginaire.
Cogito, ergo doleo. . »

Un prédateur de la pire espèce, un Tyrannosaurus-sed-Rex qui dépèce, déchire, émiette, non pas seulement la vie de Lane, mais aussi celle de Charlotte – qui, elle, résiste à la folie grâce à l’épaule réconfortante de son nouveau mari – , et surtout celle de Ismaël dont l’esprit vole en éclat. Le début de la folie.
Tel est le synopsis de notre lecture et l’épitaphe, longue, de ceux qui auront lâché, dès les premières pages, la lecture de ce magnifique roman. Car voici une lecture qui nous rappelle à l’humilité, qui montre à quel point un auteur peut sublimer l’art de la création littéraire, du jeu de déconstruction des mots et de la logique narrative.

Percival Everett nous plonge dans la tête de ce père que la douleur a rendu fou, littéralement, et dont l’esprit brillant a décidé de justifier l’injustifiable. Il n’en a que faire des policiers qui lui disent que le violeur-tueur a été arrêté, il lui faut exercer lui-même la vengeance, la douleur est trop grande, elle vit avec lui, elle est devenue sa maitresse. Il lui faut la satisfaire. C’est cette douleur qui le pousse à la folie-froide-logique-justificatrice, en en appelant à la logique des Socratiques, aux syllogismes d’Aristote, à l’être en éternel devenir d’Héraclite, pour qui "tout devient tout, tout est tout".
La conclusion de toutes ses collusions cérébrales avec les penseurs ? Cet homme rencontré dans la rue aurait aussi bien pu être le monstre qui lui a enlevé Lane puisque tous les hommes se ressemblent. Il doit donc payer.

« Il y a un corps dans mon coffre. Lancez l’alerte rouge, les gars, il y a un corps dans un coffre. Un corps humain au scrotum pendant, du poil aux articulations des doigts, pitoyablement frustré (à tant d’égards), les épaules voûtées, le souffle court dans le coffre de ma voiture, et il y a plus que son train arrière de ma voiture, il y a ses bras, son torse, sa tête, son visage et ses ongles, son passé, son présent et son avenir, et chacun des rêves qu’il a jamais rêvé de faire. Tout ça à l’arrière, bien calé contre le bruit de l’autoroute et ma roue de secours. »

Ismaël Kidder se noie alors dans la marre de sa logique détraquée et vit au jour le jour en Dr Jekyll et Mister Hide. Un romancier affable, quoi que vivant en reclus, à l’intelligence supérieur, qui vit le jour avec ses contemporain dans une relative normalité, et un être d’une frigorifiante logique la nuit, qui torture pendant des jours et des jours un pauvre quidam dont on entend jamais la voix. Nous sommes plongés dans le monologue intérieur d’un fou qui fait subir le "water cure" à un homme dans son sous-sol.

Wikipédia : « La baignoire » consiste à ligoter la victime et à la suspendre par les pieds au-dessus d’une baignoire remplie d’eau de telle sorte que la tête soit sous l’eau, parfois la suspendre précisément de la sorte n’était pas jugé nécessaire par les tortionnaires. Une variante nommée simulation de noyade (en anglais waterboarding) consiste à la ligoter sur une planche inclinée de façon à ce que la tête soit plus basse que les pieds, on recouvre alors la tête de la victime d’un tissu et de l’eau est versée dessus et, sa respiration devenant très difficile, la victime est mise dans l’angoisse d’une mort prochaine par asphyxie. Toutefois, aux mains de bourreaux « compétents », la noyade est improbable car les poumons sont placés plus hauts que la bouche.

La vraie prouesse de Percival EVERETT est de nous faire entrer dans la folie de cet homme grâce à un parti pris stylistique de haute volée. Une narration totalement éclatée qui donne l’impression de naviguer dans un délire sans queue ni tête. Des dialogues sortis de nulle-part entre philosophes ou anciens présidents américains, des chapitres entiers écrits dans une langue de dyslexiques martiens qui aide l’écrit à renforcer l’impression de folie furieuse que nous entrapercevons au fur et à mesure de notre plongée dans le texte.

« Nous tranchons, coupons, fendons, arrachons, déchirons, lacerons, éventrons le corps tout entier, de l’anus au menton. Trouve un pli de peau sur le ventre, attrape-le entre le pouce et l’index, roule-le entre tes doigts, puis, avec soin, perce la peau, troue-la, incise-la. Évite de perforer les boyaux. Puis, simplement, sans ambages ni difficulté, honnêtement, pratique une fente, vers le haut, jusqu’à la gorge, et jusqu’au bas de la colonne vertébrale. Quand tu rencontres le sternum et le pelvis, plonge juste, purement et simplement (toujours avec simplicité), ton couteau jusqu’à l’os. »

Plus nous entrons dans l’histoire, plus la folie de Kidder apparait et plus la maestria de Percival nous gifle. Quand, dans son appel à Jefferson et, surtout, dans des laïus aussi longs que soudains, Kidder nous permet de faire le parallèle entre ses justifications de vengeur fou et les justifications des politiques américaines légitimant la torture tout en se proclamant, haut et fier, pays des droits de l’homme, de la justice, dans la même phrase , nous atteignons des sommets dans la revendication politique masquée derrière un roman à la Dexter.
La dénonciation des incohérences des politiques étrangères des États-Unis est le fil rouge porté par ce livre, une dénonciation aussi magistrale que subliminale des choix d’un peuple. Mais surtout et avant tout, j’ai vu dans ce livre la personnification de la douleur, de l’extrême douleur d’un père qui, déjà à la dérive, perd le seul être qui le rattachait à la rive de la cohérence.

« Trop jeune pour avoir vraiment imaginé la mort, pour avoir compris assez de la vie pour la chérir, elle avait eu le temps de m’apprendre à le faire, dispensant sa leçon sans tambour ni trompette, sans bruit, à la façon étonnante, déplacée, d’une claque qu’on se donnerait sur le front, comme pour dire ah oui, c’est vrai, c’est pour ça qu’on est là. »

Ce livre est une succulente torture de lecture qui laissera certains lecteurs sur la rive. C’est peut-être, quelque part, le but de Percival Everett, que chacun trouve dans cette folie le sens qu’il voudra/pourra déceler, et que les autres ne tentent même pas l’aventure, car, entrer dans la tête d’un fou et, peut-être, y voir nos propres moments de folie, ceux au cours desquels nous avons fait les choix – même petits – de l’incohérence raisonnée, peut être une épreuve dérangeante. Tous ceux qui ont crié à la vengeance, la "justice", sans réfléchir à leur propre acte, aux voies choisies pour mener à bien ces "révoltes" (ndlr : dédicace aux Combattants de la RDC, ceux qui savent lire) auront du mal à sortir indemne de cette lecture. Lecture magnifique.

« Les morts restent morts. Peu importe qui meurt ou survit, les morts restent morts. C’est tout ce qu’ils ont à faire, tout ce qu’on leur demande, de rester ainsi. »


"Le supplice de l’eau" (2009)

Percival EVERETT

Traduit par "Anne-Laure Tissut"
Édition Actes sud

 




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