vendredi 7 juillet 2006 - par Argoul

Les Bleus et la symbolique

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« La couleur n’est pas tant un phénomène naturel qu’une construction culturelle » : ainsi débute le livre que l’historien Michel Pastoureau a consacré au Bleu, histoire d’une couleur (Seuil 2000) Le bleu est un produit fabriqué, maîtrisé tardivement par la technique, resté symboliquement au second plan jusqu’au XIIIe siècle. Les sociétés antiques fondées sur la tripartition des fonctions sociales (roi et prêtres, guerriers nobles, artisans paysans) ne manient que trois couleurs de base : le blanc, le rouge et le noir. C’est toujours le cas au Japon, ce ne l’est plus en Europe.

Vierge_bleue_van_loo_1765_j Si les Celtes et les Germains utilisaient le bleu tiré de la guède (une crucifère sauvage) pour teindre leurs vêtements, si les peuples du Proche-Orient utilisaient l’indigo (la feuille de l’arbuste), ni les Grecs, ni les Romains, ni les Chrétiens, ne voyaient dans le bleu une « couleur » au sens contemporain. Pour eux, il s’agissait d’une nuance du noir, une opposition de densité au blanc. Le grec glaukos fait référence à un bleu pâle tandis que kyaneos renvoie à un bleu sombre ; la densité de la couleur compte plus que la matière : la fleur du bleuet peut être ainsi qualifiée de rouge tout comme la mer peut être vineuse. Le mot français bleu vient des langues germaniques et norroises (blau en allemand), peut-être apparenté au blond latin (Robert historique de la langue française). L’autre mot français vient de l’arabe : azur. Le christianisme primitif ne valorise que le blanc, symbole de la pureté, du baptême et de la vie éternelle. Le noir est le deuil et le rouge la Passion du Christ, le bleu n’existe pas, il n’est porté que par les paysans, le vert d’église n’est qu’une nuance de densité entre blanc et noir. Annonciation_vitrail_de_saint_denis_j

Dans toutes les sociétés anciennes, la couleur n’est pas vue comme aujourd’hui. Ce qui compte avant tout n’est pas la richesse de sa matière, mais la densité de sa lumière. Ce qui est vif est riche, donc valorisé ; ce qui est pâle est pauvre, donc insignifiant ou neutre. Les théologiens de l’an mil polémiquent à l’envi sur la « morale » des couleurs. Pour Suger, abbé de Saint-Denis, la couleur est lumière, donc « visibilité de l’ineffable » (Saint Augustin), émanation de Dieu. Elle a toute sa place dans l’église pour transmettre la bonne nouvelle. A l’inverse, Bernard de Clairvaux, austère moine cistercien, croit que la couleur est une simple enveloppe qui habille la matière ; elle est un leurre, donc immorale, parce que futile.

Louis_xiv_1701_rigaud_j Azur_sem_de_fleurs_de_lys_dor_j_1

En quelques décennies du XIIe siècle pourtant, tout change. L’habit de la Vierge Marie, figuré noir, gris, brun, violet ou vert, mais toujours sombre, passe au bleu. Mieux, il s’éclaircit, donnant raison à Suger contre Bernard. Une nouvelle conception de la lumière surgit dans les vitraux bleus de Saint-Denis. Le roi de France renchérit par ses armoiries, qu’il fixe à la fin du XIIIe « d’azur semé de fleurs de lys d’or » en référence à la Vierge. Le bleu se répand dans l’héraldique. C’est qu’un nouvel ordre social, dû à l’essor démographique, fait éclater le vieil ordre figé des trois fonctions au profit de combinatoires plus riches. Les couleurs suivent, qui servent symboliquement à classer, à associer et à hiérarchiser. Les lois somptuaires édictées dans les villes italiennes interdisent aux marchands parvenus les couleurs vives, réservées à l’aristocratie. Le bleu devient alors moral, comme le noir, habillant les clercs, les magistrats, les veuves et tous les bons chrétiens. Les couleurs qui se font remarquer sont cantonnées aux métiers dangereux et aux marques infamantes : bourreaux, prostituées, usuriers, jongleurs, musiciens, et non-chrétiens (juifs et musulmans). La volonté est de bien identifier les rôles sociaux. La Réforme accentue le phénomène, le bleu est une couleur honnête parce que peu saturée.

A partir du XVIIIe siècle, elle devient la couleur du progrès, des Lumières et des libertés. Le romantisme s’en empare avec le Werther de Goethe (1774), amoureux désespéré dont le frac bleu assorti à une culotte jaune devient célèbre. La petite fleur bleue de Novalis devient le symbole de la mélancolie, qui rime en français avec ancolie, tandis que le myosotis devient en anglais forget-me-not (ne m’oublie pas) et que le blues, musique nostalgique, naît de la contraction de blue devils (les démons bleus = le cafard). Le bleu devient national, politique et militaire avec les révolutions française et américaine. Le bleu à la hampe du drapeau fait le lien avec l’azur royal et virginal, l’uniforme bleu républicain se fixe en opposition aux Blancs durant la Guerre de Vendée.

Facteur_bleu_j Mais entre 1910 et 1950, le bleu marine prend la place du noir dans presque tous les uniformes du service public : marins, gardes, gendarmes, policiers, facteurs et sportifs. Les cadres s’habillent d’un blazer bleu. Foot_maillot_quipe_france_j Le jean bleu denim, « vêtement ordinaire, porté par des gens ordinaires qui ne cherchent nullement à se mettre en valeur » (p.169), montre la valeur symbolique de cette couleur dans l’Occident d’aujourd’hui : la neutralité. « Il ne choque pas, ne blesse pas, ne révolte pas. » (p. 180) Le bleu neutre habille le drapeau comme les casques de l’ONU, les médicaments de la famille des calmants et l’équipe de France de foot. Son jeu purement défensif, hier, évoque bien cette ligne Maginot qui est le bleu horizon traditionnel des Français quand le pays vieillit et ne pense qu’à se garder, frileusement, des attaques du monde.



6 réactions


  • (---.---.87.119) 7 juillet 2006 11:57

    et pourtant vous faites une erreur d’observation car les bleux portent souvent un maillot blanc,alors que toute la france crie allez les bleux, (mêmes les enfants dans les maternelles...),se qui est drôle a penser c’est que l’on imagine mal voir les supporters des stades (majoritairements blancs avec des maillots bleux),crier allez les blancs à une équipe majoritairement noire africaine....


  • Bernard Dugué Bernard Dugué 7 juillet 2006 12:02

    Article subtilement provocateur, comme on aime en lire ici

    Au fait, la conclusion vaut-elle aussi pour les Italiens, en bleu et tout aussi défensifs ?


  • renaud (---.---.18.63) 7 juillet 2006 14:47

    Ces arguments sont intéressants et riches pour l’histoire du bleu en Occident (où, symboliquement, le bleu est une variante du noir).

    Mais il existe d’autres traditions dans le monde. En Extrême-Orient, le bleu est plutôt une variante du vert, et ce n’est que depuis récemment que le lexique distingue les deux couleurs en chinois par exemple.

    Cependant, en Egypte ancienne, le bleu est une couleur à part entière, maîtrisée et utilisée dans l’art grâce à l’oxyde de cuivre ou le lapis-lazuli. Elle symbolise directement le ciel, et pare notamment la couronne bleue des rois, qu’ils portent souvent lorsqu’ils figurent sur leur char de bataille.


  • (---.---.241.77) 7 juillet 2006 16:30

    Pourquoi tjrs chercher dans un article plutôt simple et claire, une connotation raciale de la composition de l’équipe de France ?


  • Aymeric (---.---.33.228) 7 juillet 2006 17:17

    Depuis plusieurs matchs, les « bleus » jouent en blanc, et ils joueront en blanc encore Dimanche, alors que les Italiens jouent en Bleu... ;)


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