jeudi 6 décembre 2018 - par Fergus

Les femmes, grandes oubliées de la toponymie parisienne

La dédicace « Aux grands hommes la patrie reconnaissante » est, comme chacun sait, inscrite au fronton du Panthéon. Une patrie nettement moins reconnaissante à ses héroïnes féminines : bien peu sont en effet inhumées dans le célèbre mausolée. Or, cette disparité n’est pas l’apanage de ce prestigieux édifice de mémoire : dans toutes les villes de France, et pas seulement à Paris, les femmes sont très nettement sous-représentées dans la toponymie de la voirie…

JPEG La réalité s’est imposée aux Français lors de la récente entrée de Simone Veil dans la crypte du Panthéon : 81 personnalités ont, à ce jour, été « panthéonisées », dont seulement femmes, les autres représentantes de la gent féminine ainsi honorées étant Marie CurieGeneviève de Gaulle-AnthoniozGermaine Tillion et – non à titre personnel, mais en accompagnement de son mari – Sophie Berthelot. Une disparité que l’on retrouve, à un degré moindre, dans la toponymie des rues de Paris, au grand dam de personnalités et d’historiens qui voient là une forme d’injustice mémorielle.

Le jeudi 8 mars, l’on célébrait comme chaque année la « Journée internationale des droits des femmes ». L’occasion pour la maire de Paris Anne Hidalgo d’inaugurer dans le 20e arrondissement la « rue Antoinette Fouque » en hommage à cette psychanalyste, philosophe et militante engagée au sein du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) dans la lutte pour les droits de ses consœurs. Combien de femmes sont-elles ainsi mises à l’honneur dans la toponymie de la voirie parisienne ? Assurément trop peu en regard des mérites de grandes oubliées.

À la date du 20 novembre 2018, l’on dénombrait à Paris 6 475 dénominations de voirie (rues, boulevards, avenues, places, quais, ponts et autres espaces) dont 5 526 appartenant au domaine public, en cours de transfert ou à statut mixte. Combien de ces 6 475 lieux portent le nom d’une femme ? Nul ne semble le savoir avec précision, et sauf à se livrer à un inventaire fastidieux en analysant de manière exhaustive la nomenclature des rues de la capitale, il est impossible d’avancer un nombre précis, les données Wikipedia étant sans doute les plus proches de la réalité avec 225 femmes contre 2 500 hommes.

Ce nombre modeste de personnalités féminines honorées par la voirie parisienne montre qu’il reste beaucoup à faire pour donner aux femmes la place qu’elles méritent dans le paysage urbain de la capitale. Une préoccupation à laquelle Bertrand Delanoë a été sensible durant son dernier mandat. C’est pourquoi la mairie de Paris s’emploie depuis 2011 à favoriser les dénominations féminines, principalement en baptisant de nouvelles voies créées dans le cadre des programmes de rénovation urbaine. À tel point que les propositions étudiées par la commission compétente comportent désormais « 75 % de noms de femmes », reconnaît Catherine Vieu-Charier, maire-adjointe en charge des questions de Mémoire.

Deux noms de rues pour un couple !

Le but est-il de tendre, fût-ce à un horizon lointain, vers la parité ? Ce serait absurde, et il n’en est évidemment pas question. Et pour cause : l’émancipation des femmes dans la littérature ou les arts, et plus encore dans le domaine des sciences ou dans les milieux politiques, est récente à l’échelle de l’histoire. Dès lors, dans une société très largement dominée au fil des siècles par le sexe masculin, ce sont les hommes – notamment des 18e, 19e et 20e siècles – qui, de manière écrasante relativement aux femmes, ont gravé leur nom sur les tableaux d’honneur : personnages politiques, militaires, scientifiques, artistes, écrivains. Une réalité qui se traduit logiquement dans la toponymie de la voirie par une très forte et très logique domination masculine.

Impossible de citer ici toutes les femmes qui, à des titres divers, mériteraient que leur nom figure dans la toponymie parisienne. Pour ma part, j’aimerais qu’y prennent place un jour la peintre et pionnière de l’art pictural féminin italien Sofonisba Anguissola, la chanteuse Barbara, la chorégraphe allemande Pina Bausch, la compositrice et pédagogue Nadia Boulanger*, la première femme officier de l’armée française et première femme médaillée de la Légion d’Honneur Angélique Duchemin, la compositrice Louise Farrenc, la peintre italienne Artemisia Gentileschi, la compositrice (et pionnière) Élisabeth Jacquet-de-la-Guerre, les vulcanologues Katia Krafft et son mari Maurice, la peintre Adelaïde Labille-Guiard, la compositrice allemande Fanny Mendelssohn, la chirurgienne pionnière de la réparation des « Gueules cassées » Suzanne Noël, la première femme diplômée de psychiatrie et militante engagée dans la cause féministe Madeleine Pelletier, la religieuse et résistante Hélène Studler.

Toutes les femmes présentes dans la toponymie parisienne n’ont pas eu un rôle éminent ou fait preuve d’un talent particulier : certaines n’ont dû leur place qu’à leur parenté avec un ancien propriétaire du lieu (au titre d’épouse ou de fille) ; celles-ci ne sont le plus souvent connues que sous leur prénom (par exemple villa Amalia ou rue Gabrielle). D’autres femmes sont là au titre de la religion (par exemple rue Sainte Anne ou rue Sainte Cécile). Enfin, il est quelques cas étonnants comme celui de Pernelle qui est titulaire d'une rue du 4e arrondissement au seul motif qu’elle a été l’épouse du célèbre alchimiste Nicolas Flamel, lui-même honoré par la voirie parisienne non loin de là.

Pour l’anecdote, il y eut également dans la capitale des rues dont les femmes étaient au cœur de l’activité : les « ribaudes », autrement dit les prostituées. Les rues portaient alors des noms évocateurs : rue Gratte-Cul, rue Tire-Boudin, et même rue du Poil-au-con. Si les deux premières ont hérité de dénominations très différentes (Dussoubs et Marie-Stuart), la troisième a simplement vu son nom évoluer phonétiquement en rue du Pélican. La morale et les bonnes mœurs en ont été sauvées et l’on a pu, dès lors, y promener les enfants sans craindre les questions embarrassantes.

En janvier 2014, une étude menée par l'ONG Soroptimist nous apprenait que sur 63 500 rues réparties dans 111 villes françaises, seuls 6 % des 33 % des lieux de voirie consacrés à des personnalités étaient dédiés à des femmes. Sur le podium des plus souvent nommées figuraient au moment de l'enquête Jeanne d'Arc, l'aviatrice Hélène Boucher et la romancière George Sand. Sans doute les choses ont-elles, à l'image de ce qu'il se passe à Paris, évolué depuis cette enquête. Pas sûr pourtant que l'équité et la rigueur intellectuelle y trouvent encore leur compte ! 

Il existe déjà une rue Lili Boulanger, dédiée à la sœur cadette de Nadia. Les deux sœurs pourraient être regroupées.

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