mardi 21 avril 2015 - par Orélien Péréol

Les trois sœurs (et quelques autres)

Les trois sœurs d’Anton Tchekhov mise en scène de Jean-Yves Ruf, avec Elissa Alloula, Christophe Brault, Gaël Chaillat, Pascal D’Amato, Géraldine Dupla, Lola Felouzis, Francis Freyburger, Thomas Mardell, Sarah Pasquier, André Pomarat, Pierre-Yves Poudou, Antonio Troilo, Lise Visinand, Pierre Yvon traduction Françoise Morvan et André Markowicz

Photos d’Alexandre Schlub

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Jean-Yves Ruf donne à entendre le texte et à voir les personnages d’une façon touchante et économe de moyens. On n’en perd pas une miette. Ce texte amène des moments de silence éloquents, qui sont à chaque fois, joués comme la remontée d’un fond de désespoir sans cause ni solution, le mal de vivre, brut, sans le romantisme de Barbara. Que faire de nos vies ? Que faire de nos jours, de nos nuits ? Où trouver l’amour, que faire de l’amour, qu’est-ce que l’amour ? Au début, on se trouve chez des aristocrates qui veulent travailler. Travailler n’est pas une nécessité pour eux. C’est une pensée, une valeur, se rendre utile, un jeu. Et peu à peu, on découvre les failles de chacun dans son rapport à lui-même et dans son rapport aux autres grandir et devenir des gouffres. Chacun suit un dada. La vraie vie est à Moscou. Il vaut mieux se croire heureux et se déclarer tel. Ou le contraire. Se faire plaindre n’est pas mal non plus. L’épouse du frère prend le pouvoir dans la maison. Elle est tout entière dans sa maternité, ses enfants qui la regardent avec leurs petits yeux et qui disent tant d’amour, selon ce qu’elle ressent.

Tout se rétrécit peu à peu. La vie dans la petite ville de garnison n’est pas des plus passionnantes, cependant, le départ de la garnison la tue complètement. Moscou vite !

La pièce d’Anton Tchekhov est l’expression d’un désenchantement existentiel : les trois sœurs voient leurs attentes déçues, les promesses d’avenir s’évaporer inexorablement. La sororité des jeunes femmes, si forte au début et qui semble les rendre plus fortes chacune pour soi, ne fonctionne même plus à la fin, les confidences ne rassurent plus, ne consolent plus, ne font plus espérer : « je ne veux pas t’entendre, je ne veux pas t’entendre »…

Nous sommes dans un salon, comme souvent, (sauf au dernier acte où nous sommes dans la chambre d’une sœur, la belle-sœur s’étant accaparé toute la maison) où chacun entretient plus ou moins la « conversation ». Sous l’apparente banalité, se jouent nombre de relations complexes, de rejets, de séductions, de stratégies d’approche ou d’éloignement, de désirs inexprimés ou exprimés, de placements plus ou moins heureux selon le projet. Jean-Yves Ruf, et les comédiens, rendent vraiment très sensible toute cette bataille souterraine, invisible et plus importante que l’écume.

Le salon n’est pas dessiné de façon réaliste ; la scène comprend des éléments métonymiques, un tapis, un canapé, du mobilier de grenier, et des éléments spécifiques du théâtre : projecteurs, cintres assez bas, plafond technique bien visible, des estrades, un simple rideau. Et c’est là le petit miracle de cette mise en scène : contenir et montrer le théâtre lui-même et un accord, une résonnance très fine de chaque réplique, de chaque comédien au personnage. Féraponte (André Pomarat) est le seul qui participe de cet entre-deux du théâtre et du méta-théâtre, quand il annonce l’entre-acte par exemple. Toutes les comédiennes et tous les comédiens sont excellents, « ajustés » à la perfection qu’ils sont à leur personnage.

Du grand théâtre.

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