jeudi 1er juillet 2010 - par Babar

Lionel Rogosin, cinéaste révolté

2010 : des équipes de football du monde entier s’affrontent pacifiquement dans les stades sud-africains. Ce qui était inimaginable hier est devenu réalité. 
 
Mais l’oubli nous guette, toujours. Au milieu des années 60, le souvenir de la guerre mondiale s’estompait au moment ou se levait la société de consommation.
 
Comment tirer les leçons du passé ? Comment, à l’échelle individuelle, combattre la barbarie ?
 
Ces questions taraudaient le cinéaste Lionel RogosinPeut-être que ce nom ne vous dit rien. Son contemporain John Cassavettes le considérait comme le plus grand documentariste de tous les temps.
 
Mais nul n’est prophète en son pays et l’Amérique ne soutint guère cet irréductible indépendant.
 
Pour la première fois, trois de ses films sont aujourd’hui réédités en dvd : On the Bowery (1956), Come back, Africa (1959) et Good times, wonderful times (1965).
 
Le premier dénonce la misère de laissés pour comptes Américains. Le deuxième, tourné clandestinement en Afrique du sud, attaque l’apartheid. Le troisième rappelle les horreurs de la guerre.
 
Tourné clandestinement en 1957 dans un quartier de Johannesburg, Come back, Africa est un témoignage essentiel sur l’apartheid. C’est aussi le chef d’œuvre de Lionel Rogosin, cinéaste considéré aujourd’hui comme l’un des maîtres du documentaire et, plus largement, du cinéma indépendant américain.
 
"Come back, Africa a été mon grand amour, ma passion anti-apartheid, pro-Noirs, antiraciste, critique du système, affirmait le réalisateur. Mon erreur, qui relève de la naïveté, a été de ne pas voir que la classe moyenne blanche du monde entier, en Amérique et en Europe, se moquait éperdument du sort des Noirs, qu’ils soient aliénés ou réduits en esclavage". 
 
Grâce au travail de restauration mené par la Cinémathèque de Bologne et à l’opiniâtreté de la maison Carlotta un magnifique coffret rend hommage pour la première fois à Lionel Rogosin et à son oeuvre. Outre Come back, Africa il comprend également On the Bowery et Good times, wonderful times et d’indispensables bonus réalisés ou produits par le réalisateur Michael Rogosin, fils de Lionel.
 
La force de cette remarquable édition (c’est la première fois que ses oeuvres sont disponibles en dvd) est de montrer la cohérence d’un homme qui a toujours combattu avec constance le racisme, l’oppression, les préjugés. 
 
Pour Gianmaria Farinelli, directeur de la Cinémathèque de Bologne qui a restauré ces œuvres, « avant d’être un metteur en scène Rogosin est un humaniste. Il a su raconter les grands problèmes du XXème siècle avec beaucoup de courage et d’indépendance avec une voix, avec une liberté qui manquent aujourd’hui ».
 
Rien ne le destine à devenir cinéaste. Rien, sauf les événements. Après la guerre, il voue son existence à, selon ses propres termes, « détruire Auschwitz » chaque jour de sa vie. « On venait de sortir de l’holocauste, cette aberration. Je voulais découvrir ce qui ne tournait pas rond. Avec ma caméra. Quelque chose n’allait pas dans notre société. Je devais le découvrir. J’ai décidé que j’irai en Afrique du sud pour faire un film contre l’apartheid, dénoncer le fascisme de cet état policier. »
 
Il quitte un certain confort pour s’aventurer vers le cinéma : « Je n’ai pas fait d’étude de cinéma. J’ai obtenu un diplôme d’ingénieur chimiste à l’Université de Yale. Ensuite j’ai passé trois ans en tant que démineur dans la marine. Puis j’ai repris l’entreprise de mon père pendant quelques années. » C’est grâce à l’argent que lui procure cette usine qu’il pourra commencer à financer ses films.
 
Rogosin est lucide. Il n’ignore pas que son projet de dénonciation de l’apartheid est irréalisable dans l’immédiat. Il n’a aucune expérience, il ne connaît personne. Il devient ami avec une distributrice spécialisée dans le cinéma d’art et d’essai, Rosalind Kossoff, qui sera son mentor : Comment faire un film, lui demande t-il ? Elle lui répond qu’il n’a qu’à se contenter d’observer.
 
Avant de se rendre en Afrique du Sud, il commence donc à observer autour de lui, à New York, dans le Bowerycette artère naguère vivante, pleine de théâtres et de bars, devenue avec le temps « l’avenue de la fin des hommes, infernal refuge des clochards, asile abominable du désespoir alcoolique […]Bowery, cité dans la cité, tribu en marge, quartier de la fin des hommes, poubelle des vies au rebut », comme l’écrira Joseph Kessel dans un de ses fameux reportages (Du fond de l’abîme, 1960, in Les instants de vérités, éditions Tallandier, 2010).
 
On the Bowery, film d’ « apprentissage » - selon les propres termes du cinéaste -, sort en 1956. Le réalisateur s’impose comme un maître du documentaire, marquant les esprits de John Cassavettes ou de Jonas Mekas et tendant à l’Amérique qui sort du maccarthysme un miroir reflétant ce qu’elle ne veut pas voir, c’est-à-dire l’inverse de la réussite individuelle, la misère des laissés pour comptes. Time magazine, notamment, refusera de rendre compte d’On the Bowery. 
Le film raconte l’histoire de Ray, un cheminot à bout de ressources qui traîne de bar en bar, "offre des verres aux alcooliques et fait des rencontres éphémères. Dès le premier soir, il s’écroule dans la rue et se fait voler sa valise par son compagnon de circonstance. Le lendemain, Ray se met en quête d’un travail", mais, malgré des efforts pour en sortir, il tombe toujours plus bas.
 
On the Bowery :
 
Ray, le personnage principal, existe pour de bon. Devant la caméra il joue son propre rôle. C’est la singularité du cinéma de Rogosin. Une marque de fabrique qu’il appliquera par la suite, lui qui ne se considèrera jamais comme un documentariste ni comme un auteur, mais pour qui la fiction est une manière de transcender la réalité. Il qualifiait son travail de « réalisme poétique ».

Il ne fait jamais appel à des acteurs professionnels, mais il s’immerge dans un milieu et choisit un visage auquel le spectateur puisse s’identifier. Ce visage est conducteur d’émotion et nous permet d’appréhender ce réel avec intensité.
 
Avant de tourner On the Bowery il passe six mois dans le quartier et fréquente les hommes dans la rue, dans les missions, les asiles. Sans caméra : « je travaille toujours comme ça, dira t-il par la suite. Je ne filmais rien du tout. J’ignorais ce que je voulais filmer, faire ou dire. » Il s’imprègne. Il s’entoure d’une équipe réduite. Le scénario est sommaire et laisse place à l’improvisation. Aucun dialogue n’est écrit.
 
Il redoute l’esthétisme et la théorie. La méthode employée est digne des documentaires : « On avait notre caméra et on filmait ce qui se passait. Le travail réalisé au montage donne l’illusion que tout est vrai ».
 
Lionel Rogosin se revendique à la fois de Robert Flaherty et du néo-réalisme italien, notamment de Vittorio de Sica et de son chef d’œuvre Le voleur de bicyclette.
 
« Le néo-réalisme italien était en train d’exploser, explique un spécialiste de cinéma dans un des bonus. A New York il suffisait de sortir avec sa caméra et de mélanger des acteurs professionnels à des gens de la rue. Tous les jeunes cinéastes du début des années 50 furent influencés par ce courant ».
 
En 1953, trois ans avant On the Bowery, Maurice Engel tournera l’étonnant Petit fugitif qui raconte l’histoire, filmée caméra au poing, d’un petit garçon de Brooklyn qui fugue et passe une journée à Coney Island. Quand Rogosin sort On the Bowery en 1956, en France la Nouvelle vague est balbutiante. Le cinéaste est d’emblée reconnu outre-Atlantique comme un auteur novateur, original, libre.
 
L’année suivante, en 1957, il se rend à Johannesburg anonymement. Le parti national, qui a instauré l’apartheid, est au pouvoir en Afrique du sud depuis 1948.
Il rencontre des activistes Noirs et Blancs qui l’aident pour tourner son film.
 
Lewis Nkosi, à l’époque journaliste dans le magazine noir Drum, deviendra son co-scénariste. Le film est tourné clandestinement. Le cinéaste déploie des trésors d’ingéniosité pour semer les autorités sud-africaines. Il écrit même deux scénarios, un vrai, pour lui, et un faux, pour l’administration à qui il explique qu’il compte tourner un documentaire pour une compagnie aérienne, puis qu’il prépare une comédie musicale "pour faire connaître la musique sud-africaine et montrer que les Africains étaient heureux" (à cet égard, le film regorge de scènes passionnantes où figurent des musiciens de rues).
 
Enfin il réussit à convaincre l’état ségrégationniste qu’il s’intéresse à la guerre des Boers. Evidemment tout ceci est faux. Avec son équipe réduite (deux opérateurs caméra - une légère et une sur pieds - et un opérateur pour le son), il s’insinue dans Sophiatown, à Johannesburg.
 
Au moment du tournage, dans ce quartier qui fut très vivant des années 30 aux années 50, des milliers de personnes commencent à être déplacées pour être déportées vers le township de Soweto.
 
Il en rapporte des images qui, malgré l’usure du temps, conservent leur force initiale intacte grâce au montage majestueux de Carl Lerner (son monteur sur On the Bowery). Une force qui doit tout au singulier alliage entre le documentaire et la présence de l’acteur principal, non professionnel, Zacharia.
 
« Paysan zoulou fuyant la famine, ce dernier arrive à Johannesburg en quête d’un travail pour subvenir aux besoins de sa famille. Employé à la mine d’or, il espère ainsi obtenir un permis de résidence en ville mais constate très vite qu’on l’a mal informé. Aspirant à un travail moins aliénant, Zacharia occupe plusieurs tâches clandestines successives ».
 
Le film décrit le parcours du combattant de cet homme usé, mais qui ne perd pas espoir dans l’adversité. Quand il n’est pas en but aux tracasseries des Blancs -autorités, patrons, contremaîtres - il faut qu’ils prennent garde aux voyous, aux tsotsis, comme on les appelle là-bas. Le film se termine sur une scène de colère d’une rare intensité où l’on ne sait démêler les sentiments réels de l’homme noir qui joue son rôle du jeu de l’acteur.
 
Si aucun acteur n’est professionnel dans Come back, Africa, tous quasiment - mis à part Zacharia, le rôle principal - sont des intellectuels, journalistes, artistes, militants luttant contre le gouvernement en place, de Myrte Berman à Bloke Modisane en passant par Miriam Makeba qui chante une chanson dans une scène cruciale du film, celle où ces intellectuels anti-apartheid discutent dans un de ces bars clandestins (les shebeens), seuls lieux autorisés aux Noirs.
 
Come back, Africa :
 
Aujourd’hui, pour des spécialistes de l’Afrique du Sud Come back, Africa reflète une période de l’histoire que personne d’autre n’avait traité avec le même génie. Bien plus tard
 
« Lionel Rogosin a été capable de nous laisser un monument de notre histoire en images, soulignera pus tard Lewis Nkosi, le co-scénariste […] Nous avons pu montrer au monde entier le vrai visage de l’Afrique du sud ».
 
Le film sera présenté à la Mostra de Venise où il obtiendra un accueil très chaleureux. En France, un million de spectateurs le verront dans les ciné-clubs ou les salles d’art et d’essai.
 
Lionel Rogosin ouvre un cinéma à New York, le Bleecker street cinema, pour y organiser des projections. En cette époque où le Mouvement pour les droits civiques tente d’améliorer la condition des Noirs, seuls certains campus américains acceptent de présenter ce film qui d’ailleurs ne sera jamais diffusé à la télévision américaine.
 
En Afrique du sud ; où il est interdit jusque dans les années 80, la presse estime au moment de sa sortie qu’il salit le pays et en donne une image faussée...
 
A l’instar du précédent, son troisième long-métrage, Good times, wonderful times ne sera pas tourné aux Etats-Unis, mais en Grande Bretagne. Selon le cinéaste il n’aurait pas été possible de tourner un film pacifiste dans son propre pays...surtout en pleine Guerre froide.
 
Il aura un allié de poids dans cette entreprise en la personne du philosophe anglais Bertrand Russell, conscience du mouvement pacifiste anglais. Dans un des bonus, celui-ci déclare : "En Amérique il existe une propagande qui dit que le désarmement serait désastreux. C’est faux. Le Wall street journal l’a expliqué. Le lobby de l’armement est très puissant, comme tous les lobbies en Amérique. Cela s’explique par le fait que ces marchands de la mort craignent de perdre leurs revenus si l’on devenait plus raisonnable". 
 
Le cinéaste continue de marier habilement réel et fiction : le spectateur assiste à une soirée mondaine, à Londres, pendant laquelle les convives (des acteurs non professionnels) multiplient les clichés les plus éculés sur la guerre.
 
Cette histoire linéaire est entrecoupée de séquences d’actualités cinématographiques provenant des archives de l’Union soviétique, du Japon, d’Europe... Le résultat est aussi ironique que percutant et le procédé consistant à mélanger archives documentaires et fiction est inédit, original. 
 
Le film, du fait de l’utilisation de ces archives, coûte très cher, de 400 à 500 000 dollars. Il a fallu parcourir le monde pendant deux ans pour trouver les bons documents. Pour le financer Rogosin collecte des fonds. Devant la réticence des distributeurs, il finit par le distribuer lui-même dans les universités américaines. Un million d’étudiants ont du le voir. "Cela a été possible parce que c’était les années 60", explique le cinéaste dans le bonus. 
 
"Les hommes aiment la haine, c’est psychologique. C’est au fond de leur coeur, pensait Bertrand Russell. C’est là que réside le mal".
 
A elle seule cette phrase explique pourquoi Lionel Rogosin a consacré sa vie à tourner des films. Pour tenter d’extirper le mal.
 
Crédit photo : Carlotta films/Rogosin heritage


1 réactions


  • Waldgänger 1er juillet 2010 22:12

    Merci pour cet article, qui est superbe et à contre courant de ce qui se fait actuellement sur AV, ou même dans plus d’un journal. Enfin un article qui demande et mérite une relecture que l’on fait avec plaisir. J’ai de plus beaucoup aimé les deux vidéos choisies par l’auteur, qui maitrise remarquablement son sujet. Les films néoréalistes manquent à ma culture cinématographique, ce que cet article m’a donné envie de combler un minimum.


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