Mais qu’est-ce que tu vois, doudou, dis donc ?
L'expo-événement « Mon ours en peluche », au MAD (Musée des Arts Décoratifs, ©photos in situ VD) de Paris, jusqu’au 22 juin prochain, via un commissariat assuré par Anne Monier Vanryb, conservatrice en charge des collections de jouets - joli métier ! - dans cette institution de prestige, propose aux visiteurs, petits et grands (que de bambins croisés, un peu foufous, pendant ma visite !), un voyage fabuleux au cœur de l’histoire et des émotions, entre souvenirs personnels et imaginaires collectifs, liés à ce totem de l’enfance, rond, doux et mou, star de nos chambres de gosses.
Et derrière le jouet à câliner, aux formes des plus moelleuses, tour à tour « objet transitionnel » pour les enfants et « peluche régressive » pour les adultes, il y a bien sûr l’animal, l’ours. Demi-Dieu pendant la Préhistoire, devenu monstre de foire associé aux diableries pendant le Moyen Âge (ne l'oublions pas, pour l'Église catholique, pourchassant les rituels païens dans la population afin d'asseoir au mieux sa domination, en jouant notamment sur les peurs primaires, dans les mentalités, « l'ours est un envoyé du diable »), il connaît, outre-Atlantique, en tant qu’emblème (le mammifère + le jouet), un regain d’intérêt au tout début du XXe siècle, preuve s'il en est qu'il ne faut jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué (comme le phœnix, il renaît souvent de ses cendres !), grâce au concours du président Roosevelt (surnom : Teddy) et d’une certaine Margaret Steiff, qui, en 1902, avec son neveu Richard, fabrique le premier ours en peluche articulé, avant de devenir, aux XXe et XXIe siècles, une véritable étoile poilue planétaire, calée entre joie de l’enfance, soupçon de nostalgie et vert paradis des amours enfantines prolongées, se faisant tant icône de mode que star de cinéma, voire « doudou de survie », aidant à panser bien des plaies, tant individuelles que collectives.
- Gustave Doré, « Chasse à l’ours » (détail), France, XIXe siècle, lithographie, Paris, Musée de la Chasse et de la Nature
Les premiers ours en peluche sont nés il y a plus de 100 ans !
« Mon ours en peluche », on notera le pronom personnel, si ce n’est possessif, MON, dans le titre proposé (pour la petite histoire, on y trouve même une vitrine réunissant les doudous, d’enfance ou non, des employés du musée - pas mal comme idée !) : eh oui, on s’approprie vite ce compagnon d'enfance intemporel, qui fait donc l'objet de cette exposition-événement festive, certes distrayante à plus d’un titre, au bord même du régressif par moments (j’aborderai ce biais-là par la suite), mais qui ne manque pas, pour autant, de par son ambition (les ours en peluche en veux-tu en voilà à travers le monde !) et le choix des pièces rassemblées (attention, sur 15 000 jouets en sa possession, le MAD n’expose ici que 130 ours en peluche, sortis de leur tanière pour l’occasion !), tout en s'accompagnant d'une pléiade de documents d'archives historiques édifiants, de vêtements de haute couture, parfois dingues, « habités » par l’ours, et de productions relevant de la diversité des arts plastiques réunis, de se montrer, dans ses grandes lignes, des plus passionnantes, brassant temps retrouvé de l’enfance (pour les adultes, hein, car les visiteurs gamins sont en plein dedans !), empreinte sociologique sur la chose (jouet) et l’être vivant lui donnant naissance (pourquoi cette fixation à travers les siècles sur l’ours, animal d’une force physique plutôt effrayante ?) et valeur ajoutée de l’artistique (mode, cinéma, télé et arts plastiques). Le sacro-saint ours en peluche, ami des enfants tour à tour célébré, en étant caressé dans le sens du poil, ou a contrario bafoué (il peut être torpillé de l’intérieur), ne cesse d’inspirer, au fil du temps, les créateurs les plus variés, notamment ceux de la mode, tels Karl Lagerfeld, Issey Miyake, Christian Lacroix et autres Jean-Charles de Castelbajac.
- Dans la section des grands couturiers de l’expo « Mon ours en peluche » au MAD de Paris, un parfum de folie douce !
Ainsi, « Mon ours en peluche », expo récréative déclinée, par sa commissaire inspirée, en six sections (du « roi des animaux déchus » à « L’ours demain » en passant par « La naissance de l’ours en peluche », « De l’ours en peluche au doudou », « Ours de fiction » et autres « L’ours en peluche aujourd’hui : le symbole »), invite, entre ludisme et approche pointue, sans être pour autant absconse (ouf), à découvrir la trajectoire fascinante de ce jouet iconique (considéré comme le premier jouet que l’on peut câliner et serrer dans les bras), de sa naissance à son statut de symbole culturel universel, en passant par ses occurrences dans les arts, sans oublier de donner à expérimenter deux espaces immersifs (l’un proposé par l’artiste Charlemagne Palestine, inventant pour l'occasion un Boudoir Peluchoir savoureux, l’autre par un marchand de journaux du quartier concerné (Paris 13), fan des cultes « Nounours des Gobelins », petite installation itinérante à vivre comme un cadeau pour les gosses s'y aventurant), permettant agréablement aux parents - mais pas seulement ! - de souffler un peu, s’ils sont accompagnés de leur progéniture (qui aime à s'y fixer), pendant la visite.
- « Les nounours des Gobelins » (à la base : initiative qui vise à encourager le commerce de proximité en plaçant des nounours géants dans les boutiques du quartier des Gobelins, tout d’abord, puis en terrasse de nombreux bistrots parisiens), installation interactive et participative, pour petits et grands, de 7 à 77 ans et bien après, proposée à mi-parcours de l’exposition « Mon ours en peluche » au MAD de Paname
Des premiers jouets pas follement sympathiques - certains, usés, sont même un poil flippants ! - en mohair et paille de bois aux adorables Bisounours, avec leur ventre rond tout doux accueillant, en passant par les silhouettes iconiques de la mode (pas mal de fringues stylées, à la limite du mauvais goût… assumé, kitsch quoi, à peaux de bêtes, ici ! Attention, imitations du réel la plupart du temps - ne froissons pas les écolos amoureux des animaux en nous), on finit un peu par avoir la tête qui tourne, en parcourant cette expo-somme ultra-réconfortante sur cette figure rassurante qu'est le vénérable ours en peluche.
Dans un premier temps, avec un aspect « brut de pomme », je donnerai mes impressions du moment, pendant le circuit effectué et, dans un deuxième temps, je m'attarderai, en suivant plus ou moins le fil du parcours chrono-thématique - qui permet de voir, ici abordé sous toutes les coutures, le jouet préféré des enfants avant les poupées, les véhicules à roulettes et même les consoles de jeux - sur l'as des as qu'est l'ours en peluche, approché avec vista sous un nouveau jour, via différents points égrenés, me semble-t-il, fort instructifs et éclairants. En parcourant les galeries du musée au 3e étage, on se rend vite compte que le visiteur plonge - on pénètre tout d’abord une forêt recréée pour l’occasion, pas très bien faite d’ailleurs, baignant dans l’obscurité - dans un univers où l'art, la sociologie et l'histoire s’entrelacent plus que jamais, redéfinissant l’ours en peluche comme bien plus qu’un simple objet d’enfance. Au fait, pourquoi cette obsession récurrente à l’égard de cette peluche en général marron, mais pouvant aussi se faire pop (rouge pétant) ou « destroy » (souillée, pendue, mutilée, brûlée) ?
Au fond, il appartient, pour quasiment tout le monde, à une histoire toute personnelle, même si universelle. Me concernant, j'avoue, étant enfant, si mes souvenirs sont bons, qu'il était un doudou parmi d'autres, cohabitant gaiement, dans ma chambre d’enfant, avec éléphant, singe, poussin, chat, chien, lapin et autres castor - et pour vous ?
- Vitrine de peluches dans l’expo-somme « Mon ours en peluche » au musée des Arts décoratifs de Paris
Pour la commissaire Anne Monier Vanryb, encore toute jeune femme, s'il relève également de l'enfance, comme bon nombre d'entre nous (ceci n’est pas un scoop !), il est, pour elle, de toute évidence, objet de fixation, voire de cristallisation, on devine à travers les mots suivants, prononcés non sans sourire (les délices, et vertiges, de l’enfance heureuse), qu’elle le vénère encore aujourd’hui (propos tirés, entre autres, d’Aujourd’hui en France # 8418, mardi 10 décembre 2024, page 28, article « Trop chou l’expo doudou », par Yves Jaeglé) : « L’ours n’est pas un animal comme les autres. L’ours en peluche n’est pas non plus une peluche comme les autres. [sur la résurgence au tout début du XXe siècle de l’ours-jouet, malgré l’éléphant, symbole de sécurité et de force tranquille, qui a tenté, en vain !, de lui faire de l’ombre, or notre « Teddy Bear », une fois né, a star is born, plus rien ne l’arrêtera !] Les poupées avaient un rôle très moral en s’adressant aux filles pour leur apprendre à devenir mères. L’ours est un confident, sans contrainte sociale, qu’on peut câliner, prendre dans ses bras, emmener partout, qui plaît aux filles comme aux garçons. Jusque-là, il n’y avait pas de relation d’affection avec le jouet. (…) Fille et petite-fille unique, j’avais créé un musée de l’ours en peluche dans le grenier de mes parents. J’avais même créé un bulletin plus ou moins mensuel et une société des amis du musée. J’avais 10 ans et 250 ours en peluche. » 250 nounours agglutinés, rien que ça ! Et déjà, avant l’heure, la collectionnite aiguë (la geste conservatrice du musée par excellence, lieu de mémoire encyclopédique et atlas visuel), donc !
- Julien Béziat, illustrations originales pour « Le Mange-Doudous », France, 2013, acrylique et crayon sur papier, Bordeaux, J. Béziat (auteur illustrateur)
Pour ma part, c’est à pas d’ours, malgré mes Puma dernier cri (des chaussures confortables sont souvent profitables au musée, sanctuaire où l’on piétine beaucoup), que je suis rentré dans cette expo thématique divertissante et « scientifique » (un côté cabinet de curiosités à l’œuvre) : « Mon ours en peluche », OUI, ouh là là, le chic Paddington, mon chouchou, qui n’est autre que le plus célèbre des oursons britanniques, exposé ici à côté de Tante Lucy, est là. C’est Doudouland Forever. Des nounours partout, puis des montreurs d'ours, n’en jetez plus ! Y a même une installation immersive et kitsch à souhait, jouant sur l’accumulation à donf, à la Arman, elle est signée Charlemagne Palestine (cela ne s’invente pas, quel nom !) : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? », s’interrogeait, à raison, le poète Lamartine. Ici, on a l'impression qu'ils bougent, d'autant plus que de petits extraits de films ou de journaux TV, sur les nounours, sont diffusés dans certaines salles et qu'on y croise également des illustrations ou des bandes dessinées qui ne demandent qu'à s'animer sous nos yeux admiratifs, tant le talent de leurs auteurs est grand, lorsque l'on se penche sur leurs feuilles, des plus vivantes : je pense par exemple à Tomi Ungerer (1931-2019), avec Otto, autoportrait d'un ours en peluche (1999) pour sa traduction française), et à E.H. Shepard (1879-1976), le créateur de Winnie l'ourson (en 1926).
Le doudou comme « support projectif », antidote pour tous !
- Rahan est de retour ! « Le collier de Rahan », France, 2004, plastique, cordon en textile, Paris, Les Arts Décoratifs + Roger Lécureux (auteur), André Chéret (dessinateur), « Le collier de griffes », dans « Pif gadget », « Rahan » trimestriel n°5, Paris, éditions Vaillant, 1973, Paris Bibliothèque du musée des Arts décoratifs, service Documentation
« Objets transitionnels », comme ils disent. Pour petits et grands. Y a plein de mômes, c’est joyeux. Chouette, pour une fois, on ne s’ennuie pas au musée (je blague ! Quoique…). À un moment donné, les mômes, en montant l’escalier conduisant tout droit à la caverne d’Ali Baba des jouets foutraques et des peluches en folie, foutent, lors de ma visite (c'était samedi dernier), un bordel sonore pas possible, déboulant très énervés. C’est la grande récré au MAD, un peu La Nuit au musée en plein jour ! Eux, ils s’en foutent des cartels et des explications savantes, ils veulent juste voir les jouets, bouh ! Bon, les ours en peluche, frais (flambant neufs) ou fatigués (ceux qui ont servi, restés dans leur jus), sont sous vitrine, ça calme leurs ardeurs, un tant soit peu. Dans un coin, des photos vintage en noir et blanc de petits joufflus fiérots posant avec leur nounours fétiche foutent, soudain, grave les boules, on dirait des photogrammes collector tirés de films d’horreur passés sous les radars - les boules ! Y a Ted, star de cinéma également. Il est grossier, le coco, parlant tout le temps cul, avec son pote de chambrée Mark (Wahlberg), l’Américain moyen typique. Les plus de l’expo : on y trouve le beau gosse Rahan (le Blond bodybuildé, ersatz de Tarzan !), dans la section Paléolithique (les débuts de l’ours dessiné dans les cavernes), et son fameux coutelas et son non moins fameux collier de griffes - mine de rien, c’est l’enfance de l’art (la Préhistoire revisitée, pour le plaisir, et fantasmée) qui s’invite dans l’art de l’enfance (jouer), mâtiné d’enfance de l’art - bien vu. Vive la BD !
- Bertrand Lavier, « Teddy B », 2020, ours en peluche / Teddy Bear, courtesy l’artiste et la galerie parisienne kamel mennour, pièce exposée en 2022 à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris
Puis, apothéose, Mike Kelley (1954-2012) dans un coin, après Charles Fréger, Annette Messager, Benoît Piéron et Carole Benzaken (section art contemporain, dommage, nulle trace de Bertrand Lavier, qui avait pourtant toute sa place dans le parcours, avec son ready-made retors de Teddy Bear, objet marchand manufacturé montré donc tel quel) qui, via sa sale gueule de voyou « déviant », boutonneux et mal dans sa peau, rafle la mise, venant comme miner la joliesse, enfantine et infantile, de l’intérieur. Dans cette œuvre photographique intitulée Ahh... Youth (1991, États-Unis, connue notamment pour avoir orné la pochette de l'album Dirty de Sonic Youth), l'artiste, fin limier mais personnage tourmenté (il finira par se suicider), se met en scène dans le cadre d'un yearbook fictif (album de photographies d'élèves typique des lycées et universités aux States) entouré d'animaux en peluche défraîchis : l'air apathique, avec le visage disgracieux couvert d'acné, ce plasticien ambigu se caricature en se comparant à ces jouets de fortune accumulés trouvés dans une friperie. Autrement dit, l'ours en peluche, sous ses airs bonasses, comme miroir, à peine déformant, de notre mal-être possible. BOUM, derrière le poil tout doux, ce plasticien fortiche distille du poisseux, de l’abîmé, de l’abîme (le drapeau noir de la dépression). Pour autant, attention, si cette œuvre, véritable icône de l'art contemporain, a souvent été reliée à des traumatismes qu'auraient vécus Kelley pendant son enfance, l'artiste, avançant masqué, a signalé qu'une telle interprétation était davantage liée à des angoisses projetées par les spectateurs qu'à ses propres souvenirs refoulés. Nous voilà prévenus.
- L’Américain Mike Kelley, le « frappadingue » en fond de salle, flippant ! « Ahh… Youth ! », États-Unis, 1991, impression photographique, procédé de blanchiment des couleurs à l’argent, Paris, Collection MJS
Pendant ce temps-là, Petit Ours Brun, doux comme un pyjama rayé en coton, a un succès fou, virage à 180 degrés : l’on passe du cauchemar au rêve avec, à proximité, les moelleux Bisounours arc-en-ciel qui, eux, très sociables, ont pour copains l'ourson Cajoline qui rend le linge plus plus moelleux, youpi, et le gentil Tamalou, qui rassure les gamins hospitalisés. Bingo, c’est gagné, j’irai voir Paddington 3 (titre exact : Paddington au Pérou, sortie nationale le 5 février prochain), c’est tout de même pas le Pérou, au cinoche ! Alors que l'opus deux de la saga, un certain Paddington 2 (film pour la jeunesse de Paul King (GB/Fr., 2017), long-métrage « mignon » combinant humour naïf et charme désuet), est diffusé ce soir, à 21h05, ce mardi 4 février 2025 donc, à la téloche, sur Gulli (canal 18). Pub !
- Gabrielle Designs Bears, « Tante Lucy » (Royaume-Uni), 1974, jouet, Paris, Musée des Arts décoratifs, don Service Libre Confort, 1982 + « Paddington » (Royaume-Uni), 1974, jouet, Paris, Musée des Arts décoratifs, don Service Libre Confort, 1981 + Michael Bond (auteur), Peggy Fortnum (illustrateur), 1958 (édition de 1966), Paris, ville de Paris / Fonds patrimonial Heure joyeuse, médiathèque Françoise Sagan
De plus, petite confidence : j'avoue, qu'en sortant de cette exposition collective gargantuesque « Mon ours en peluche » au Musée des Arts Décoratifs de Paname et... grotesque (rappelons que ce mot vient directement de "grotte", cette expo ne manquant pas d'afficher des traces d'ours dessinés au sein de peintures rupestres qui font d'ailleurs curieusement écho avec la simplicité formelle des doudous d'enfance, « Dans les grottes, dixit la commissaire de l'expo, il est figuré avec une rondeur et des oreilles, comme sur les peluches ! »), et alors que j'avais encore la tête pleine de doudous, j'avais vraiment la curieuse impression, non sans une certaine émotion, d'avoir croisé tous mes potes d'enfance, remontant à la surface, comme échappant à l'oubli : Rahan et son véritable collier de griffes de chez Pif gadget (une icône préhistorique historiciste !), le smart Paddington, les Bisounours, Ted (avec Mark), les Nounours des Gobelins, Teddy le Pendu (à vie), Tante Lucy, Petit Ours Brun, Winnie l'Ourson, Porcinet, Bourriquet et Tigrou, j'en passe et des meilleurs. L'expo (joueuse au possible, avec un parcours Enfants proposé) est tout bonnement… « adorable » (sic), je ne sais pas si ça se dit. Mais je le pense, sincèrement, elle devrait même être remboursée par la Sécu tant elle fait du bien !
- Palitoy (fabricant), Kenner Parker Toys Inc. (distributeur), American Greetings Corporation (licence), « Bisounours Grosdodo »
Ma foi, je vous l'accorde aisément, elle est un tantinet régressive, voire carrément ! Mais, bon sang, ne boudons pas notre plaisir par les temps qui courent de morosité ambiante, de tempêtes nombreuses, de gel de toute chaleur humaine, notamment dans le rapport homme/femme mode d'emploi bien compliqué (c'est La Guerre des Rose démultipliée) et de brutalité guerrière viriliste et primaire au bord de l'abject et du ridicule (salut Poutine, Kim Jong-un, Trump et consorts), franchement, elle fait un bien fou, réchauffant les cœurs et la part d'enfance en nous. Jouer, aimer, plutôt que de faire la guerre ou de vouloir écraser l'autre qui n'est pas soi, c'est plutôt un beau programme : logique, cet Autrui, soit dit en passant, et sans pour autant se penser naïvement dans un univers de Bisounours (notre monde, comme « archipélisé », est, on le sait bien, en proie à des tensions extrêmes, sur fond de guerre de religions, de civilisations et d'idéologies foncièrement opposées), il est différent, ce qui est une bonne chose. Vive la diversité. Passons.
- Le « Boudoir Peluchoir » immersif, installation éphémère (détail), de Charlemagne Palestine, ponctuant l’exposition ludique « Mon ours en peluche » au MAD (Musée des Arts Décoratifs) de Paris, 4 déc. 2024 – 22 juin 2025
Toujours en termes existentiels et sociologiques, par rapport à cet aspect régressif, voire puéril (bébête ?), lié à la pérennité prodigieuse ainsi qu'au revival redoutable des nounours bien-aimés, déclinés sans fin en peluches à câliner, en objets déco réconfortants ou en porte-clés porte-bonheur, cette expo malicieuse ne manque pas de souligner, à la bonne heure ! (ainsi, avec bonheur, nous ne sommes plus obligés de culpabiliser si, adultes, on aime encore et toujours les doudous, tropisme plus que jamais répandu), qu'aujourd'hui, eh bien il n'y a plus de honte, quel que soit son âge (la peluche n'est plus un privilège de l'enfance !), à s'amouracher copieusement des doudous - bref, l'ours en peluche, du côté des « grandes personnes » n'est plus tabou : le doudou (à l'en croire le fameux pédiatre Donald Winnicott (1896-1971), cité dans le parcours de l'expo, qui a théorisé en 1951 le doudou comme un « objet transitionnel » qui aide à vivre en servant comme de béquille, et d'ami imaginaire, pour affronter la dureté du monde réel, notamment lors des moments de séparation, assurant une « sécurité » au bambin, « Le doudou est un objet transitionnel qui permet à l'enfant de faire le pont entre sa relation fusionnelle avec sa mère et le monde extérieur tout en conservant un petit bout d'elle ») n'est plus du tout ringard. Allez, je vous en prie, point de condescendance à son égard, cela suffit ! Pour petits et grands, il est une soupape sécuritaire, une bouée de sauvetage, voire le meilleur des antidépresseurs, permettant de faire face aux gestions de crises et de conflits en société, tout en offrant, en sa compagnie chaleureuse, joies et angoisses consolées. Tenez, dans le prolongement des « Nounours des Gobelins » squattant de nos jours bon nombre de cafés parisiens jouant la complicité, via le filon de l'affectif, avec leurs clients, petite suggestion de ma part : et si on mettait des nounours bienfaiteurs, objets familiers qui ne sont que boules de bonheur, un peu partout, de l'école à l'hôpital via les entreprises, pour avoir un monde qui tourne davantage rond ?
- E. H. Shepard, « Christopher Robin carrying Winnie-the-Pooh upstairs », Royaume-Uni, 1970, dessin à l’encre colorié. Guildford, Archives & Special Collections, University of Surrey
Esprit doudou, es-tu là ?
Enfin, voici, pour finir, quelques éléments-clés qui m'ont marqué, par rapport à cette expo « peluchère » particulièrement réussie, filant la métaphore de l'ours en peluche à travers les époques et les continents, en axant tout de même plus particulièrement sur l'Europe de l'Est et les États-Unis, la patrie de Mickey étant la société de consommation par excellence ; eh oui, si les nounours s'admirent telles des pièces uniques, ou joyaux, de musée, surtout quand ils vieillissent (la patine du temps les anoblissant, certaines pièces montrées, attention collector !, remontant même à la fin du XIXe siècle), ils se vendent aussi au centuple ! Dès ses premières heures, et épiphanies, ce jouet « providentiel » connaît une évolution fascinante : inventé en 1902, l’ours en peluche doit son nom à Theodore Roosevelt, le président des États-Unis ; histoire de résumer : c'est à la suite d'une chasse à l'ours à laquelle participait ce bon vieux Roosevelt que naît le célèbre bougre Teddy Bear. Refusant de tirer sur un ourson sans défense, un plantigrade attaché, l'homme politique voit aussitôt son geste largement rapporté dans la presse, le petit ours se transforme en héros et, au passage, il devient rapidement, par la même occasion, un produit incontournable des sociétés occidentales, et pas seulement dans les pays anglo-saxons. Ici, de la fameuse création de la société allemande Steiff (« Teddybär » en allemand, ce dérivé vient de Margarete Steiff, une femme indépendante et handicapée, couturière et entrepreneuse, créant l'éléphant doudou, puis l'ours) à la naissance des premières répliques américaines, chaque étape de son évolution se lit, dans le circuit proposé, comme une réponse aux évolutions sociales et industrielles de l’époque. Et c'est bien souvent attirant, comme absorbant. On s'y régale grave !
- Otto Neubrand, « Portrait de Margarete Steiff », Allemagne, 1947, huile sur toile, Giengen an der Brenz, Margarete Steiff GmbH
En outre, l’ours en peluche ne se limite pas qu'aux frontières européennes ou états-uniennes, cette expo-somme, ouverte aux quatre vents, dévoilant également des exemples d’ours en peluche fabriqués en Asie (où le cinéma d'animation, les revisitant, est roi) ou en Afrique, via des peluches « bibelots » hyper inventives faites de bric et de broc ; l'artiste barré Charlemagne Palestine, avec son installation accumulative mémorable, façon Art brut, courant du sol au plafond, en passant par des murs bariolés entièrement tapissés avec, semble-t-il, montre, pour notre plus grand plaisir de regardeur et de collectionneur, des nounours venus du monde entier : ce qui témoigne, comme coulant de source, de l’adoption et de l’adaptation de ce jouet, modeste, dans différents contextes culturels, et pourquoi pas cultuels.
- Charles Fréger, série « WILDER MAN », « Strobaren », France, 2010, « Ursul din Palanca », France, 2014, « Ours, Arles-sur-Tech », France, 2010, Rouen, Charles Fréger
Rien que deux exemples « artistiques », concernant plus particulièrement l'Europe : Charles Fréger, dans son triptyque photographique, appartenant à la série Wilder Man (2010-2014), dévoile, en revisitant le « folklore », sans toutefois le moindre regard péjoratif, de trois villages dans les Pyrénées (Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo, Saint-Laurent-de-Cerdans) célébrant la fête de l'ours (inscrite depuis 2022 par l'Unesco au patrimoine immatériel de l'humanité), une figure du sauvage troublante, sur fond de fusion homme/animal, ainsi il affiche, frontalement, et en pied, un impactant archétype mi-homme mi-bête : un homme-ours, quoi ! De son côté, Mehryl Levisse, avec sa tête d’ours - Le Culte de l'ours, 2017, appartenant au Musée de la Chasse et de la Nature, Paris - en patchwork tapissé façon cartoon (salut à toi, Mickey !), constituée étrangement de cuir, de sequins, de perles, de fourrure et de pompons, nous montre, en s'inspirant des pavillons de chasse des Ardennes, sa région d'origine, une parure « mythologique » sibylline, voire cryptée (vaudoue ?), qui irait bien au-delà de l'Hexagone, peut-être en général trop cartésien, pour tendre allègrement la main à la Roumanie, un pays voisin attachant (la terre de Dracula !), où la culture des masques à pompons souvent rouges, notamment pendant les rituels de fin d'année dans les campagnes, est très répandue. Quel voyage haut en couleur et qui fait un petit peu peur, au passage !
- Mehryl Levisse, « Le Culte de l’ours », France, 2017. Tapisserie ; cuir ; sequins ; perles ; fourrure ; pompons. Paris, Musée de la Chasse et de la nature
Ainsi, avec talent et gourmandise (pour prolonger le plaisir, la librairie-boutique du musée, en sortant de l'expo, propose moult peluches craquantes à la vente, mais attention à vos finances, la pulsion d'achat y est grande !), cette expo aventureuse, en soulignant l'universalité de l'objet-jouet qu'est le fétiche populaire Ours en peluche, invite aussi à une réflexion plus large sur la place de celui-ci, comme un incontournable, dans nos sociétés consuméristes XXL. Pour autant, il n'est pas qu'objet de plaisir, voire Cet inattendu Obscur objet du désir (sa charge érotique n'étant pas insignifiante), il est également un objet de réflexions multiples, se doublant, étonnamment, d'un objet à vocation thérapeutique, artistique et mémorielle, agissant sur nous, ni plus ni moins, sur fond de nostalgie bienvenue (pour les adultes, car les bambins, eux, encore immergés de plain-pied dans l'enfance, prendront tout au premier degré), comme, à la fois, un repère identitaire et une madeleine de Proust, très très moelleuse et faite maison, nous rappelant la « douceur de vivre », qui fait tant de bien, et qu'on aurait fâcheusement tendance, hélas, à oublier en ces temps présents, entre guerres encore actives à nos portes et désastres écologiques à répétition, on ne peut plus chamboulés.
- AP Collection, Fauteuil « Chubby Baloo », Belgique, déc. 2021. Tissu synthétique ; plastique recyclé ; fourrure de mouton ; métal ; mousse. Strépy-Bracquegnies, AP Collection
Bon, de là à s'acheter pour autant, histoire de briller en société, la fausse fourrure en nounours estampillée Castelbajac, le fauteuil « Chubby Baloo » d'AP Collection, truffé d'oursons cachés en fourrure de mouton, ou encore le collier kitschissime en mini-peluches griffé Lisa Walker, il y a peut-être un pas qu'on ne franchira pas ! Allez, « Mon ours en peluche » (attention, pas le mien, hein, le vôtre !) : à découvrir fissa, et absolument, avant son finissage fin juin, au Musée des Arts Décoratifs de Paris.
« Mon ours en peluche », commissariat : Anne Monier Vanryb, assistée de Marie-Lou Canovas (scénographie : Marion Golmard), au musée des Arts décoratifs (rue de Rivoli, Paris, 1er), jusqu'au 22 juin 2025, du mardi au dimanche de 11h à 18h (21 heures le jeudi et le samedi, et 20h le dimanche), réservation conseillée, de 10 à 15€. Catalogue de l'exposition, Édition Les Arts Décoratifs, version française et version anglaise (pour ne pas froisser Paddington !), 144 pages, 125 illustrations, couture apparente, 32€. ©Photos in situ VD.