lundi 31 octobre 2011 - par Surya

Metropolis : de Berlin à Buenos Aires

La Cinémathèque de Paris présente, depuis le 19 octobre, une exposition consacrée à Metropolis, le chef d’œuvre de Fritz Lang. Œuvre avant gardiste amputée de plus d’un quart de son contenu juste après sa sortie en 1927, présentée en différentes versions selon les pays et le public visé, restaurée, reconstruite en de multiples occasions et tentatives plus ou moins heureuses, on peut dire que peu de films auront connu un tel destin ! Cette exposition exceptionnelle, qui mérite que l’on vienne de loin pour la voir, est présentée à l’occasion de la sortie en France, le 5 octobre dernier, du DVD de la toute dernière version de ce film, patiemment restaurée de 2008 à 2010, qui montre, pour la première fois depuis plus de quatre-vingt ans, le chef d’œuvre dans sa presque intégralité. Un événement à ne pas manquer !

Fritz Lang était sûrement loin d’imaginer le destin qu’allait connaître son futur film Metropolis lorsqu’il visita, en 1924, la ville de New York, dans le but d’y présenter son film Die Niebelungen qui venait de connaître un énorme succès. L’architecte de formation (il entreprit des études d’architecture pour obéir à son père, mais n’exerça jamais) et amateur d’art fut ébloui par la vision des gratte ciels, notamment le Woolworth, et cette vision lui inspira, dit-on, dit-il lui-même, son futur scénario. D’autres sources affirment qu’ « en réalité, il avait annoncé son projet quelques mois plus tôt, à Vienne, avec Théa Von Harbou. » (1) Théa Von Harbou, sa scénariste puis épouse, qu’il quitta, cette fois de façon définitive, en 1933 lorsqu’il partit en exil, alors qu’elle choisissait de rester en Allemagne et rejoindre le parti nazi. C’est Théa Von Harbou qui est à l’origine du scénario de Metropolis et qui écrivit en 1926 le roman du même nom. Les sources diverses ne précisent pas de façon très claire si le roman fut écrit avant, ou après le scénario.

A l’époque de cette première visite américaine, Fritz Lang, citoyen allemand d’origine autrichienne né en 1890, ne se doutait donc pas que ce pays deviendrait quelques temps plus tard sa terre d’adoption, ayant été contraint et forcé de quitter l’Allemagne après que Goebbels, conquis par son travail, lui ait « proposé » lors d’un entretien de devenir le cinéaste officiel du parti nazi. Lang, qui n’y tenait évidemment pas, s’est sorti de cette situation délicate en demandant un délai de réflexion. Rentré chez lui, il aurait fourré à la hâte quelques affaires dans un sac et aurait sauté, en pleine nuit, dans le premier train pour Paris. Cette version du départ précipité en pleine nuit est parfois remise en question, toujours est-il que Lang s’enfuit bel et bien. Le vent le porta ensuite jusqu’aux Etats Unis. Il y a donc une rupture dans sa carrière entre sa période dite « allemande » et sa période dite « américaine », les films muets qu’il a réalisés appartenant à la période allemande.

Expressionnisme.

Cette période allemande, c’est celle du cinéma expressionniste, bien que Fritz Lang ait refusé, peut-on lire parfois, d’être classé parmi les adeptes de ce mouvement artistique, qui est en fait presque un état d’esprit, en ceci qu’il marqua une rupture dans la manière de représenter la réalité. Son film Metropolis est pourtant considéré comme une des œuvres majeures du cinéma expressionniste allemand (l’exposition le présente comme une œuvre se situant à la frontière de l’expressionnisme et de la Nouvelle Objectivité), au même titre que Le Cabinet du Docteur Caligari (2) de Robert Wiene, sorti en 1920, dont le producteur Erich Pommer avait d’ailleurs proposé le sujet en premier à Fritz Lang, ou le Faust de Murnau (1926).

Le terme « expressionnisme » vient du mot « expression ». Expression déformant les traits naturels du visage au repos, par exemple. Le mouvement expressionniste est flou, il n’a pas vraiment de début, encore moins de véritable fin, bien que sa fin ait été datée de façon officielle, ce qui fait que de nombreux films récents sont qualifiés eux aussi d’expressionnistes. Il n’eut pas de Manifeste comme ce fut le cas pour le surréalisme, et s’est épanoui notamment après la première guerre mondiale en Allemagne, dans le domaine de la peinture, plus tard dans celui de la sculpture et l‘architecture (3), avant son apparition au cinéma. Au niveau architectural, on remarquera bien sûr la tour Einstein, l’observatoire astronomique de 1921 construit à Potsdam. Certains architectes (et peintres) se lancèrent d’ailleurs dans les décors de cinéma. Le décor deviendra par la suite l’un des éléments clés du cinéma expressionniste.

De nombreuses peintures expressionnistes ont vu le jour dès le début du vingtième siècle, puis ont été qualifiées, ainsi que leurs auteurs, de dégénérées par les nazis, qui ne supportaient pas la liberté avec laquelle les peintres exprimaient la réalité. Ces œuvres furent alors bannies des musées. Une exposition de ces œuvres, intitulée « Art dégénéré » eut d’ailleurs lieu à Munich en 1937, que la plupart des gens vinrent visiter animés par un esprit de rejet, de détestation et d’incompréhension totale. Il ne s’agissait pas, pour les artistes expressionnistes, de reproduire la réalité objective, mais celle qui leur est dictée par leur vision intérieure.

« Que pensez-vous de l’expressionnisme ? » demande un personnage au Docteur Mabuse dans un autre célèbre film de Fritz Lang. « L’expressionnisme n’est qu’un jeu… » répond-il. « Pourquoi pas d’ailleurs ? Tout est jeu aujourd’hui. »

Au début, le terme « expressionnisme » signifiait en Allemagne « moderne ». Le mouvement artistique se fonda au départ sur le rejet de l’impressionnisme français, ce qui engendra dans les œuvres produites lignes droites, diagonales, angles aigus et cassés, et représentations de murs en porta faux que l’on retrouvera plus tard dans les décors du cinéma expressionniste. La perspective était traitée de manière différente. Ce qui caractérise notamment le cinéma expressionniste, ce sont donc les décors souvent composés de formes géométriques absurdes, mais également les éclairages brutaux, comme par exemple ceux d’un visage montré en gros plan, les jeux d’ombres et de lumières, les effets de caméra si typiques et les trucages. La nouvelle géométrie architecturale (distorsion des perspectives, rejet des angles droits…) symbolisera également, dans le cinéma expressionniste, l’état mental du personnage, la confusion de l’esprit, la folie étant l’un des thèmes de prédilection de ce courant artistique.

Le thème du double est également très présent dans le cinéma expressionniste, notamment dans les films de Fritz Lang où il joue un rôle primordial (voir la fausse Maria de Metropolis), ainsi que l’absence de nature, les relations d’emprise et de fascination des personnages, le symbolisme, la présence de l’inconscient et la confusion entre le cauchemar et la réalité.

Metropolis.

2026. La mégalopole de Metropolis se divise en deux parties bien distinctes : la ville d’en haut, aussi nommée “Cité des Fils” où vit un peuple de nantis insouciant et oisif, dont les seules préoccupations sont de s’amuser, organiser des tournois sportifs et se promener dans les “Jardins Eternels”, sortes de paradis terrestres contrastant avec l’enfer de la ville d’en bas, celle des profondeurs, privée de la lumière du jour, où vivent et triment les ouvriers des machines de Metropolis, ceux dont dépend la bonne marche de la cité, que l’on désigne par leurs numéros. Il est intéressant de constater que le texte du générique, au début du film, défile de bas en haut, en un mouvement ascendant, lorsqu’il présente le monde d’en haut, et de haut en bas, en un mouvement descendant, lorsqu’il décrit le monde souterrain.

La cité de Metropolis rappelle un peu le Titanic, avec les salles des machines ou suaient sang et eau les ouvriers dont dépendait la bonne marche du navire, tandis que sur les ponts supérieurs, ignorante et insouciante de ce qui se passait en dessous, se délaissait la bonne société. A ceci près que sur le Titanic voyageaient également des passagers de seconde et troisième classe, alors qu’à Metropolis, il ne semble pas y avoir de classes intermédiaires entre les nantis et les miséreux, mis a part pour des personnages comme Josaphat, employés de Joh Fredersen, le créateur et Maître de la cité, et donc forcément un rang ou deux en dessous de lui.

Freder est le fils de Joh Fredersen. Fredersen, un homme froid et insensible qui n’hésite pas à mettre à la porte, autant dire à la rue, Josaphat pour des fautes mineures. Un jour, alors que Freder s’amuse dans les Jardins Eternels avec celle désignée pour lui tenir compagnie ce jour-là, débarque Maria, une habitante de la ville d’en bas, accompagnée de nombreux enfants d’ouvriers ébahis par les merveilles qu’ils découvrent, et dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. « Regardez, ce sont vos frères » dit Maria en désignant aux enfants ces personnes étranges. Les deux « camps » se regardent quelques instants avec dans les yeux la même expression d’étonnement et de fascination que s’ils avaient débarqué sur une nouvelle planète et faisaient pour la première fois connaissance avec ses habitants. La façon dont cette scène est tournée, les effets de caméra utilisés pour montrer Maria et Freder se dévisageant comme s’ils se découvraient à travers un mur de brume, ou comme s’ils vivaient dans deux univers parallèles qui ne pouvaient entrer en contact direct sans créer des interférences, des courts circuits dans l’espace-temps, renforce cette impression d’étrangeté. Pour Freder, c’est le coup de foudre immédiat. Il est fasciné par la beauté naturelle, sans fards, de cette femme au visage angélique. Mais déjà Maria doit partir, chassée par une espèce de Maître de Cérémonie, qui s’éponge ensuite avec soulagement (mais aussi embarras) le visage avec son mouchoir, comme si l’on avait évité de justesse la catastrophe. Son embarras, il le doit au fait que l’on n’est pas supposé montrer aux habitants de la ville d’en haut la réalité du monde d’en bas, les gens, leurs guenilles, leur misère, et risquer ainsi de gâcher leur journée ou corrompre leur esprit. Les deux mondes s’ignorent et s’évitent.

Cependant, la venue de Maria montre que ces deux mondes ne sont pas totalement cloisonnés, et que l’on peut se rendre de l’un à l’autre sans difficulté. Freder décide de descendre dans la ville d’en bas, à la recherche de Maria dont il est désormais éperdument amoureux. Apres avoir pris la place (il lui annonce vouloir échanger sa vie avec lui) de Georgy, l’ouvrier numéro 11811 qui sue dix heures par jour sur une étrange machine en forme de pendule dont il doit manipuler sans cesse les aiguilles, Freder découvre l’insupportable existence des ouvriers, véritables esclaves au service des nantis d’en haut, marchant au pas cadencé, travaillant comme des robots complètement déshumanisés. Pris d’hallucination après avoir assisté à une terrible explosion, Freder voit les ouvriers se faire dévorer par les machines devenues démons. Il découvre également que, le soir après le travail des ouvriers, Maria prêche la paix entre les classes sociales dans les catacombes, situées bien en dessous des niveaux les plus bas de la ville souterraine, dont une partie a été aménagée en une sorte d’église au décor agrémenté de nombreuses croix de bois. Maria croit en la venue prochaine d’un « médiateur », qui saura unir le cerveau (les concepteurs de Metropolis) et la main (les ouvriers de la ville d’en bas) grâce au cœur, qu’il incarnera. « Le médiateur entre le cerveau et la main, c’est le cœur » affirme-t-elle en effet, demandant aux ouvriers à la limite de la révolte de patienter encore un peu. Elle utilise la légende de la tour de Babel pour illustrer ses propos. La tour au sommet de laquelle vivent Freder et son père se nomme d’ailleurs “Nouvelle Tour de Babel”.

Mais déjà, Joh Fredersen apprend l’existence de ces réunions clandestines. Afin d’obtenir de l’aide, il rend visite à Rotwang, un savant à moitié fou qui ne lui a jamais pardonné de lui avoir ravi le cœur de Hel, la femme qu’il aimait, devenue mère de Freder et morte en donnant la vie à son enfant. Fredersen apprend par hasard que le savant construit un robot, à qui il compte donner le visage de Hel dans le but de la faire revivre pour lui. Une dispute a lieu entre les deux hommes, mais ils descendent malgré tout ensemble dans les catacombes et observent à travers un trou dans le mur la réunion à laquelle participe Freder. Fredersen ne reconnaît pas son fils parmi les ouvriers, mais Rotwang a déjà compris (voir le montage de la scène précédente, où Rotwang présente le robot à Fredersen). C’est alors que Fredersen demande à Rotwang de changer ses plans, et de donner au robot le visage de Maria, afin de lui faire prêcher non plus la paix, mais la révolution. Il aura ainsi un prétexte pour utiliser la violence contre les ouvriers.

Maria est kidnappée dans les catacombes par Rotwang, dans une scène aux jeux d’ombres et de lumières mémorables, et remplacée par son double, une fois son visage donné au robot, qui sème en effet la zizanie, mais en obéissant non aux ordres de Fredersen, mais à ceux de Rotwang qui se sert de cette fausse Maria pour se venger de Fredersen. Les ouvriers se révoltent et détruisent les machines, y compris la principale, la « machine-cœur », provoquant une gigantesque inondation dans la ville d’en bas, sorte de déluge qui paralyse toute la cité, promesse peut-être de l’avènement d’une ère nouvelle, mais dans lequel manquent de périr leurs enfants.

On se doute que Freder est le médiateur qu’attend patiemment Maria. La fin du film montre Grot, le contremaître, et Fredersen, parvenant à surmonter la gêne pour le premier, la répugnance à se rapprocher d’un être socialement inferieur pour l’autre, et se serrant enfin la main, épaulés par le médiateur qui leur montre le chemin de la réconciliation et de la coopération.

Les Américains de l’époque ont vu dans Metropolis la présence de messages communistes, d’appels à la lutte des classes et à la révolution, tandis que d’autres observateurs ont relevé la tendance de l’Allemagne telle qu’elle fut incarnée par Théa Von Harbou, dont il faut rappeler qu’elle est l’auteur du scénario, de faire coopérer les classes sociales et d’étouffer les désirs de révolution des classes opprimées. Le film ne remet en effet pas en question l’organisation pyramidale de la société, suggérée dans un des textes du générique de début, qui défile dans une présentation triangulaire. Il ne s’agit pas de détruire un système pour le remplacer par un autre, et le message est très clair sur le bien-fondé d’entamer une révolution, ainsi que sur les conséquences d’un tel acte, présenté comme irresponsable par le contremaître lui-même, qui tente de faire comprendre aux ouvriers qu’ils ne sont rien sans les machines qui les gouvernent, et leur annonce que, par leur faute, les enfants sont pris au piège de l’inondation.

Apres tout, la fausse Maria, celle qui prêche la haine et la révolution, représente le mal absolu, les sept péchés capitaux, tandis que la vraie Maria, qui est la vertu, la pureté et l’innocence incarnées, parle d’amour, calme les rancœurs, les désirs de vengeance et parvient à maintenir la paix sociale, en dépit du désespoir ambiant, des conditions de travail désastreuses et même des explosions (la scène précédant l’explosion à laquelle Freder assiste montre le mercure montant dans un thermomètre, suggérant que le ton monte chez les ouvriers, et que la révolte n’est pas loin) qui emportent de nombreux ouvriers dans la mort.

La représentation de la mort, mais aussi des sept péchés capitaux, est présente tout au long du film. Le roman de Théa Von Harbou développait plus amplement que ne le fit le scenario et le film, semble-t-il, le thème biblique et l’aspect religieux. La mort est représentée par une statue de pierre tenant une faux, qui se met soudain en mouvement lorsque Freder, croyant que son père a conquis le cœur de Maria, est pris de fièvre et de délire. Là encore, durant cette scène où Freder est en proie au choc psychologique, les effets de caméra et les trucages utilisés par Fritz Lang sont extraordinaires pour l’époque. Ces ajouts de flashes et d’éclairs lumineux dans l’image, l’utilisation de flous, la façon dont la caméra bouge pour exprimer le vertige qui assaille Freder, sa vue qui se brouille, sa descente aux enfers, sont même de l’ordre de l’expérimentation cinématographique.

Fritz Lang n’hésitait pas en effet à imprimer des mouvements à sa caméra. Voir également la scène de l’inondation, lorsque les personnages montent l’escalier pour tenter de s’échapper. L’exposition de la cinémathèque révèle que lors du tournage de Metropolis, Lang plaça notamment la caméra sur une nacelle à laquelle il imprima un mouvement de balancier, qui « provoque un sentiment d’angoisse chez le spectateur » (UFA Magazin). Deux photos de tournage présentes à l’exposition montrent le réalisateur en pleine action avec cet ingénieux système. Les « adeptes » de l’expressionnisme utilisaient en effet tout ce qui pouvait provoquer une émotion, une réaction du spectateur.

La mort est présente tout d’abord de par celle de Hel dont on peut supposer qu’elle est responsable du caractère glacial de Fredersen. L’un des rares moments où il se laisse aller à une émotion (retenue, comme l’acteur Alfred Abel, qui incarne Fredersen, savait si bien le faire) est lorsqu’il découvre la statue du visage de sa défunte épouse chez Rotwang, cachée derrière un rideau. Elle est présente par le fait que Freder, qui ne craignait pas sa venue avant de connaître Maria (preuve que son existence superficielle ne lui apportait aucune joie réelle), l’implore de l’épargner désormais, lui et sa bien-aimée. Elle intervient lors du délire auquel Freder est la proie alors qu’il se retrouve alité, et pour venir à bout de Rotwang lors de l’une des scènes finales du film, alors que le combat entre lui et Freder, sur le toit de la cathédrale, fait rage.

Il est intéressant de faire le parallèle entre cette monumentale cathédrale de la cité d’en haut et la petite église clandestine du monde souterrain, dans laquelle prêche Maria (la vraie), pauvre et dépourvue de lumière naturelle mais toujours remplie de fidèles venus y chercher le réconfort et le soutien moral qui leur permet de tenir. Il est intéressant également de faire le parallèle entre cette même cathédrale, temple de la foi, et la maison de Rotwang, temple de la science, mais aussi siège de la magie et de l’occultisme, dans laquelle les portes s’ouvrent et se ferment toutes seules, emprisonnant ainsi les malencontreux visiteurs des lieux, où des robots sont transformés en humains grâce à de savants procédés mettant en jeu de mystérieux liquides bouillonnant dans des tubes et ballons de verre, où d’effrayants transferts d’énergie ont lieu, provoquant éclairs et anneaux de feu. Lang était particulièrement intéressé par l’opposition entre le monde de la magie, de l’occultisme, et celui de la technologie pure et du modernisme. On peut aussi faire le parallèle entre les machines du monde souterrain et certains instruments scientifiques du laboratoire de Rotwang, qui sont d’ailleurs parfois filmés avec les mêmes effets spéciaux lorsqu’ils sont en marche. Du reste, Rotwang semble avoir un lien particulier avec la ville souterraine : sa maisonnette, de style ancien et typiquement expressionniste (à comparer avec celle du Cabinet du Docteur Caligari) recèle en effet une trappe dissimulant un escalier en colimaçon menant directement aux catacombes. Rotwang vit un peu hors du temps, hors de la réalité et à cheval entre les deux mondes.

Il convient enfin de mettre en oposition la cathédrale, temple de la vertu qui doit élever l’humain au niveau spirituel, et le cabaret Yoshiwara, temple de la débauche, qui précipite l’être humain dans la déchéance.

Curieusement, le public allemand de l’époque n’a pas été très impressionné par les scènes montrant le panorama de Metropolis, avec ses gratte ciels à l’architecture si originale et futuriste, quasiment abracadabrante, que l’on n’en voit même pas de semblables de nos jours. Le film, qui a couté six millions de marks de l’époque, c’est à dire cinq millions de plus que le budget initialement prévu, a d’ailleurs été un échec commercial. Seuls certains artistes, notamment ceux de l’avant garde, le défendirent. Il est pourtant bourré de trouvailles de génie, comme l’invention de ce vidéophone qui permet à Fredersen de communiquer avec Grot, le contremaître. On remarquera en revanche l’aspect étonnement traditionnel des voitures circulant dans Metropolis, dont le design typique des années vingt contraste de façon étonnante avec l’aspect futuriste de la cité. Il en est de même pour les petits avions, sorte de “coucous” d’époque survolant les gratte ciels. Il n’en demeure pas moins que ce film de science-fiction a inspiré nombre de réalisateurs futurs, que ce soit pour l’élaboration de décors, la création de personnages ou la conception de robots (le Dr Folamour de Kubrick directement inspiré du personnage de Rotwang, ou C3PO, le robot de Star Wars, qui ressemble au robot-Maria), ou pour la description d’organisations sociales futures.

Nul doute qu’un réalisateur de la trempe d’Alfred Hitchcock a lui aussi puisé une part de son inspiration dans les mises en scène de Fritz Lang. La scène incroyable où l’on voit en gros plan la main de Freder, alors qu’il est prisonnier dans la maison de Rotwang, s’avancer pour s’emparer du morceau de vêtement de Maria en est la preuve. On aurait même presque envie de la qualifier d’hitchcockienne. De même, la scène montrant Freder, revenu de sa première exploration de la ville souterraine, tentant de plaider auprès de son père la cause de Josaphat, son bras droit qu’il vient de congédier, peut être qualifiée d’hitchcockienne : Fredersen, imposant, apparaissant dos à la caméra, prend toute la moitié droite de l’écran, tandis que son fils semble tout petit dans le coin gauche. Puis Freder recule, épouvanté par le haussement d’épaule indifférent de son père, et l‘effet de perspective le fait paraitre de plus en plus petit avant que son père n’occupe ensuite l’écran tout entier : Fredersen s’est imposé, c’est lui le Maître incontesté de la grande cité.

Fredersen n’empêchera pas que survienne la révolution, qui démarre après l’assassinat de Georgy sur fond des premières notes de la Marseillaise, déformées mais néanmoins parfaitement reconnaissables. Ce thème musical réapparaitra régulièrement lors des scènes montrant le déroulement de la révolte, étant entendu qu’il s’agit là de la version de Metropolis comportant la partition originale de Gottfried Huppertz.

Metropolis fut en effet décliné en de nombreuses versions. (C’est pourquoi certaines scènes décrites ici peuvent appartenir à une version, comme celle de 2001, et être différentes dans des versions antérieures ou plus récentes. Lang filmait en effet avec plusieurs caméra et, selon les versions, il arrive que l’on voit des prises différentes) A peine la première eut-elle lieu à Berlin, le 19 janvier 1927, que les distributeurs américains de la Paramount décidèrent que le film était trop long et pas adapté au spectateur américain (trop de symbolisme à leur goût, notamment), et engagèrent, pour le réécrire, l’auteur Channing Pollock, qui contribua à le massacrer purement et simplement. Apres avoir vu nombre de ses scènes coupées, son montage entièrement revu et ses intertitres réécrits, le film, dont plus du quart était passé à la trappe, était devenu méconnaissable. Pour exemple : les scènes où il était question de Hel furent bannies sous prétexte que les Américains risquaient de comprendre « Hell », ce qui signifie en anglais « enfer ». Les personnages ont même reçu de nouveaux noms bien américains pour cette version outre-Atlantique. On se demande comment il est possible de disposer ainsi du droit de modifier un film du vivant de son auteur, sans que celui-ci ne puisse rien faire pour empêcher le massacre. Cette modification du film fut désastreuse non seulement parce que de nombreuses scènes furent définitivement perdues, mais aussi parce que toute la compréhension de l’œuvre s’en trouva bouleversée. De plus, des illogismes dans le déroulement de l’histoire sont apparus du fait de ce remaniement profond. C’est ainsi que H.G.Wells, trompé par cette version amputée, déclara que Metropolis était le film le plus sot qu’il ait jamais vu. Metropolis n’est peut-être pas parfait, et son message social d’union entre la main et le cerveau loin d’être convaincant (3) mais en venir à porter ce jugement sur un tel chef d’œuvre montre bien l’étendue des dégâts sur le film !

Immédiatement après la version estampillée « Paramount », les Allemands sortirent leur propre “version courte” et, de versions en versions futures, toutes basées sur celle de la Paramount ou la version courte allemande, le film original fut perdu. Il n’existait en effet plus aucune copie de la version originale de 1927, telle qu’elle fut projetée lors de la première berlinoise.

Les tentatives de restauration du film commencèrent alors. En 1984, le compositeur Giorgio Moroder décide de sortir sa propre version du film, et se donne entière liberté pour le coloriser et lui adjoindre une bande son composée de musique pop et rock. On y entend en effet des morceaux de Freddy Mercury, Pat Benatar ou encore Bonnie Tyler. Curieux parti pris, c’est le moins que l’on puisse dire, dont on peut raisonnablement penser qu’il dénature complètement le film, tant cette musique, dont ce n’est pas le propos ici de contester la qualité, ne s’accorde pas, mais alors pas du tout, avec la nature des images. Il suffit de regarder un ou deux extraits pour constater à quel point le résultat obtenu, cette nouvelle version « américanisée » (qui a eu au moins le mérite d’attirer vers le film un public plus nombreux et plus jeune, et d’être cohérente dans la reconstitution des images, réintroduisant par exemple le personnage de Hel éliminé par la Paramount) est contestable, dans la mesure où la musique ne fait plus du tout partie intégrante du film, elle n’accompagne plus les images, ne renforce plus leur sens et ne donne plus au film cette beauté supplémentaire obtenue grâce à la partition de Gottfried Huppertz.

On peut remarquer dans cette partition originale, par exemple, la façon dont la musique accompagne Maria lorsqu’elle se retourne en sursautant (première scène dans les catacombes, lorsqu’elle n’avait pas remarqué que Freder était resté après la fin de la réunion), ou les coups de cymbales accompagnant les mouvements de faux de la Mort dans la scène où Freder est alité.

En plus du thème de la Marseillaise, de nombreux autres thèmes musicaux de la partition de Gottfried Huppertz sont régulièrement repris tout au long de l’orchestration, ce qui participe au rythme du film et contribue à lui donner toute sa cohérence. Le rythme est d’ailleurs un des éléments clés du film : rythme de l’horloge basé sur les dix heures que comporte une journée de travail, rythme des machines, ou rythme des ouvriers qui travaillent en cadence de façon parfaitement synchronisée.

En 1987, Enno Palatas, des Archives du Film de Munich, entreprit de restaurer le film, et travailla à partir d’une copie du Museum of Modern Art, essayant également de remettre la main sur des éléments manquants pour reconstituer une version satisfaisante. Des photos de tournage furent introduites pour palier certaines scènes manquantes. Cette nouvelle version fut une réussite.

En 2001, une nouvelle reconstitution, considérée alors comme la version définitive, vit le jour. Elle fut entreprise par la Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung, et notamment le Bundesarchiv-Filmarchiv de Koblenz. Dans cette version, les scènes manquantes, par exemple la scène durant laquelle Fredersen découvre, cachée derrière le rideau, la statue du visage de Hel, sont remplacées par des « cartons » blancs explicatifs. Les scènes mettant en jeu la trahison de Georgy (l’ouvrier qui avait échangé sa vie avec Freder), qui se rend au cabaret Yoshiwara au lieu d’aller attendre Freder comme convenu chez Josaphat, sont également absentes, ce qui enlève malgré tout un peu de compréhension au film. Cependant, le spectateur ne se rend compte de n’avoir pas tout saisi du scenario que lorsqu’il a vu la version « complète » du film, telle qu’elle est réapparue en 2008 à Buenos Aires, et qu’il a pu, de ce fait, comparer les différentes versions.

Car en 2008, le miracle se produit : une copie totalement oubliée du chef d’œuvre est découverte au Museo Del Cine de Buenos Aires. La longueur du film est de 145 minutes, ce qui fait d’elle la version la plus longue encore existante : en effet, les différentes versions antérieures ne dépassaient pas les 120 minutes environ, celle de Moroder n’en faisant plus que 80 ! C’est le branle bas de combat au petit musée argentin, les personnels ayant bien sûr immédiatement saisi toute l’ampleur de leur incroyable découverte.

La copie en 16 mm était extrêmement endommagée, et nécessitait donc un traitement particulier. Les restaurateurs ont effectué un travail de Titan, scannant les images une par une avant de les passer dans un logiciel pour les réparer. La restauration a duré deux ans ! Le résultat est saisissant, d’autant que certaines « nouvelles scènes » (et il y en a plus de quatre vingt dix !) (4) ont été laissées dans l’état où elles ont été retrouvées, car trop abîmées pour être manipulées, ce qui permet au spectateur non seulement d’apprécier, par le contraste que l’apparition de ces scènes engendre, la qualité exceptionnelle du travail fourni, mais également de vivre l’émotion que l’on doit ressentir lorsque l’on visionne pour la première fois un très vieux film que l’on croyait perdu a jamais, et que l’on vient de retrouver.

Le terme « complète » utilisé ci-dessus pour désigner cette version de 2008, a malgré tout été mis entre guillemets, car si vingt cinq minutes de film ont enfin été retrouvées, il manque toujours dans cette copie, malheureusement, la scène où Fredersen se querelle avec Rotwang dans sa petite maison, permettant ainsi à Maria, retenue prisonnière après le transfert de son apparence sur le robot, de s’échapper.

Il est tout de même étonnant que cette scène soit toujours manquante, puisque l’on peut lire que cette copie dérive directement de celle, originale, amenée en 1927 en Argentine par un producteur juste après la première berlinoise.

Parviendra-t-on un jour à retrouver ces mètres de pellicule présentant cette scène, les dernières minutes de pellicule manquantes, et reconstituer enfin Metropolis, seul film classé au patrimoine de l’UNESCO, tel que Fritz Lang l’avait toujours voulu ?

 

 Notes.

(1) Ciment, Michel. Fritz Lang. Le meurtre et la loi. Editions Découvertes Gallimard. 2003.

(2) A voir en intégralité sur YouTube

(3) Fritz Lang déclara lui-même en 1959 : « La conclusion est fausse, je ne l’acceptais déjà plus quand je réalisais le film » (Tulard, Jean. Guide des films. Editions Robert Laffod, 1995.)

(4) Certaines scènes retrouvées ne durent que deux petites secondes, comme ce morceau montrant Freder et sa compagne dévisageant Maria et les enfants dans les Jardins Eternels.

Illustration : Couverture du DVD de la version restaurée de 2010. Source. Les photos du film ainsi que les affiches d’époque sont visiblement sous copyright et n’ont donc pas été intégrées dans cet article.

Liens :

Exposition à la Cinémathèque de Paris.

Site officiel de la version restaurée. En anglais. 



7 réactions


  • Surya Surya 31 octobre 2011 10:11

    J’ai fait une énorme erreur dans le texte en écrivant : « Le film, qui a couté six milliards de marks de l’époque, c’est à dire cinq milliards de plus que le budget initialement prévu »

    Il s’agit bien sûr de millions, et non de milliards ! 


  • Vincent Delaury Vincent Delaury 31 octobre 2011 10:31

    Il s’agit bien sûr de millions, et non de milliards ! (Surya)
    On vous pardonne, ce film de SF est tellement hénaurme qu’on aurait tendance à lui accorder tous les superlatifs.

    Bel hommage au film mythique de Fritz Lang.


    • Surya Surya 31 octobre 2011 10:41

      Merci, Vincent Delaury.
      Les producteurs de Metropolis ne sont jamais rentrés dans leurs frais, je crois même que Pommer a perdu son boulot à l’UFA à cause de ça !


  • Fergus Fergus 1er novembre 2011 09:59

    Bonjour, Surya.

    Merci d’avoir, par cet article très complet, attiré l’attention sur cette exposition de la Cinémathèque. « Métropolis » est en effet l’un des sommets du cinéma et tout doit être mis en oeuvre pour le faire connaître des jeunes. Peut-être le film d’Hazanavicius « The Artist » contribuera-t-il à engendrer un regain d’intérêt dans les cinémathèques pour les films anciens du temps du muet, et notamment ceux qui, comme « Metropolis », abordent des questions essentielles sur l’humanité et les rapports humains ?

    Bien que très différent, un autre chef d’oeuvre, français celui-là, est lui aussi basé sur l’opposition du monde extérieur des dominants et celui, souterrain, des dominés : « Le roi et l’oiseau ».

    Cordiales salutations.


    • Surya Surya 1er novembre 2011 12:11

      Bonjour Fergus,

      Je n’ai pas encore eu le temps de voir The Artist mais je vais y aller dès que possible. Le cinéma muet est d’une incroyable richesse, et j’aimerais qu’on cesse de ne le considérer que comme l’ancêtre du « vrai » cinéma, le parlant. S’il est forcément vrai qu’il a précédé le parlant, il s’agit pour moi d’un genre cinématographique à part entière, avec ses codes et ses specificités, que l’on peut très bien utiliser de nos jours pour ce qu’il apporte de radicalement différent. Un peu comme un photographe choisira délibéremment de faire du noir et blanc pour ce qu’il apporte de spécifique dans la photo, plutot que de la couleur. (Entre parenthèses, la 3D est également un genre différent, si seulement ca ne faisait pas si mal aux yeux et à la tête... en plus je trouve qu’on la met désormais à toutes les sauces, or ce système n’apporte pas grand chose de plus sur certaines images)
      Ce que je souhaiterais également , c’est un retour des ciné-clubs comme il en existait tellement autrefois (j’aurais aimé connaître cette époque !), avec des débats à la fin du film. On retrouve un peu cette ambiance lors de festivals.
      Il me semble que ce n’est pas la première fois que vous citez Le Roi et l’Oiseau dans l’un de vos commentaires. Vous semblez avoir vraiment apprecié ce film smiley
      A très juste titre !
      Très cordialement,


  • yvesduc 8 novembre 2011 08:35
    Merci pour cet article.

    Il en existe une version japonaise récente, en animation, proprement magnifique. (affiche)

    • Surya Surya 8 novembre 2011 21:22

      Bonjour Yvesduc,

      Merci beaucoup pour cette info. J’adore les animations japonaises, et je vais donc essayer de voir celle là au plus vite !  smiley


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