vendredi 26 novembre 2010 - par armand

Mishima - Quarante ans après

Il y a quarante ans se produisit le seul attentat jamais perpétré par un écrivain trois fois pressenti pour le prix Nobel, l’ « Incident Mishima ». Le 25 novembre 1970, à 10h55, l’un des plus célèbres hommes de lettres du Japon, Mishima Yukio (de son vrai nom, Hiraoka Kimitake), se présente au quartier général des Forces de Défense japonaises à Ichigaya avec quatre de ses jeunes partisans, Morita, Ogawa, les deux Kogas. Revêtus des uniformes baroques du Tatenokai (société du Bouclier) la petite armée privée de Mishima. A l’aide de deux poignards passés en catimini et du sabre de Mishima - celui-ci avait rendez-vous avec le général Mashita pour lui faire admirer la lame (Kodai Kanemoto, sans doute de 4ème ou 5ème génération) - ils prennent en otage le général, repoussent un assaut des forces de sécurité (veillant à ne faire aucune victime) et exigent que l’on rassemble la garnison pour écouter une harangue de la part de l’écrivain. Mishima se présente alors sur le balcon de l’immeuble. Son front est ceint d’un hachimaki sur lequel se lit l’inscription « sept vies pour la Nation » ; il incite les quelques huit cents hommes à entrer en rébellion pour rejeter le traité ratifié en 1969 qui pérennise l’interdiction d’une armée véritable, et rendre à l’empereur son rôle sacré. Devant les huées des soldats, qui le traitent de gangster, de clown, et autres agréments comme "Descends de là-haut" et "Arrête de jouer au héros", sa voix brouillée par un hélicoptère qui tournoie en permanence, Mishima s’en retourne dans le bureau du général et s’ouvre le ventre. Son second, Morita, échouant à trois reprises à exécuter sa tache de kaishakunin, c’est Hiroyasu "Furu" Koga, qui décapite correctement les deux hommes. Les trois survivants se rendent, libérant leur otage. Le général Mashita, d’une dignité exceptionnelle, fait réciter une prière adressé au Bouddha d’Amida pour l’âme des défunts, conseille aux jeunes désemparés de sécher leurs larmes, de couvrir les dépouilles de leurs tuniques d’uniforme, et de le détacher afin que ses subordonnés ne le voient pas les mains entravées.

Dans le Japon moderne, en 1970 déjà, ce suicide d’un autre âge faisait tache. Le Premier Ministre de l’époque traita Mishima de fou. L’homme qui mettait ainsi fin à ses jours à l’âge de quarante-cinq était le plus international des écrivains japonais, tout en maniant avec aisance les plus anciennes formes d’écriture et s’érigeant en partisan intransigeant d’un « empereur culturel » incarnant l’âme du Japon éternel. Pratiquant forcené de culture physique et d’arts martiaux, Mishima souhaite correspondre à l’idéal de la « Voie conjuguée de l’homme d’étude et de l’homme d’action » (Bunbu Ichi). Conspué tout à la fois par la droite et la gauche, Mishima dérange encore de nos jours. Le philosophe et budoka Christopher Ross raconte comment sa quête du sabre de Mishima, qui l’a conduite au Japon, a buté sur d’innombrables obstacles, notamment la suspicion de certains yakusas (1) ; John Ivan Palmer, malgré tous ses efforts, n’a jamais réussi à localiser et encore moins interviewer « Furu » Koga, le jeune escrimeur qui réussit à mener à bout les suicides de Mishima et de Morita (2 )

Seuls quelques traditionalistes authentiques lui rendent honneur – il y a quelques années j’eus le privilège de participer à un stage de coupe (Battodo) organisée par Nakayama Taisaburo Sensei ; à la fin d’un dîner très tardif, lui-même et deux autres maîtres, tous octogénaires ou presque, se levèrent pour chanter un hommage à Mishima.

Mishima c’est d’abord un immense talent littéraire, un quart de siècles de titres prestigieux, les Confessions d’un Masque, Le Pavillon d’Or, Après le Banquet, Le Marin rejeté par la Mer, Le Soleil et l’Acier, Cinq Nohs modernes, pour ne citer que les titres traduits en français. Sans oublier son véritable testament, les quatre volumes bouleversants de la Mer de Fertilité, Neige de Printemps, Chevaux échappés, le Temple de l’Aube et l’Ange en Décomposition. En tout quarante romans, des centaines d’essais, vingt volumes de nouvelles, dix-huit pièces de théâtre.

Le matin de son suicide, Mishima avait mis en enveloppe, destinée à son éditeur, le manuscrit de cette tétralogie. Sur sa table de travail il laissa un mot : « La vie humaine est brève, mais je voudrais vivre toujours. »

Chronique d’un suicide annoncé, en effet, l’oeuvre de Mishima en offre les prémices. Le suicide d’Isao, notamment, jeune fanatique qui prend part à un complot contre les oligarques des zaibatsu, dans Chevaux emballés ; mais surtout, dans la nouvelle "Patriotisme", que Mishima lui-même a adapté à l’écran en y incarnant, surtout, le rôle principal (la bobine originale, escamotée par sa femme Yoko, fut récemment retrouvée). Sur fond de Liebestod de Wagner, on assiste aux dernières minutes de la vie d’un jeune officier, compromis dans l’ « Incident du 26 février 1936 », qui rentre dans sa maison, fait l’amour une dernière fois avec son épouse, puis se livre au rituel du suicide. Son épouse le suivra dans la mort. En somme, Mishima se livre à la répétition de sa propre mort.

Le sous-titre, "Rites d’Amour et de Mort", nous rappelle toute une thématique, depuis le « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort.  » qui annonce la funeste tragédie de Tristan, héritée de la tradition de l’amour courtois et du dualisme cathare. Plus près de nous, on songe à un auteur que Mishima appréciait, Gabriel d’Annunzio, celui du Triomphe de la Mort .

Le suicide de Mishima peut se lire, en effet, comme un pacte qui le liait à son disciple, Morita. « L’amour (…) se renforce toujours de la mort. On doit mourir d’aimer et la mort purifie et intensifie l’amour » écrit-il dans son commentaire du Hagakurè.(3)

L’aspect politique de son geste relèverait plutôt d’une variété de kanshi, ou suicide pour admonester un supérieur (la tradition japonaise offre plusieurs catégories qui traduisent le désir de suivre son seigneur dans la mort, l’indignation devant une injustice, l’expiation). Il n’est point besoin de rappeler la place du suicide au Japon, depuis les Quarante-Sept Ronin jusqu’aux kamikazes, sans parler de tous ceux qui émaillèrent, collectifs ou individuels, la résistance traditionaliste aux réformes Meiji.

Mais faut-il nécessairement inscrire le geste de Mishima dans une utilité quelconque ? Son suicide était médité depuis longtemps déjà. Son épouse, Yoko, s’étonna simplement que le passage à l’acte n’ait pas eu lieu un an ou deux plus tard. Sa mère, en revanche, se contenta de dire : « Ne le plaignez pas. Pour la première fois de sa vie, il a fait ce qu’il désirait faire. »

Laissons la parole à Mishima lui-même :

« Nous nous réfugions dans l’illusion que nous sommes capables de mourir au nom d’une croyance ou d’une théorie. Ce qui nous dit le Hagakurè c’est que même une mort sans gloire, une mort futile qui ne porte ni fleur ni fruit, a une dignité en tant que mort d’un être humain. Si nous plaçons si haut la dignité de la vie, comment ne pas placer aussi haut la dignité de la mort ? La mort ne peut jamais être qualifiée de futile. »(4)

En somme, le hara-kiri serait « l’expression ultime d’un libre-arbitre » - un acte de liberté absolue.

Il n’empêche, l’aboutissement visible de cet acte, si mûrement réfléchi, accompli avec minutie et méthode, a quelque chose de dérisoire : ces deux têtes posées sur la moquette en synthétique du bureau du général dont Marguerite Youcenar fit une description saisissante :

Deux épaves, roulées par la Rivière de l’Action, que l’immense vague a laissées pour un moment à sec sur le sable, puis qu’elle remporte." (5)

Cet autre monde serait-il la vision d’un merveilleux ciel vide, comme celui, enserré par les murs du monastère, dont le vieux juge Honda se voit gratifié à la fin de l’Ange en décomposition  ? Quarante ans après, devant une telle débauche de talent, aboutissant à la terrible et précise mise en scène du seppuku, on serait tenté de se demander, comme l’abbesse Satoko, interrogée au sujet du jeune Kioyaki, qui se consuma d’amour pour elle, soixante-dix ans plus tôt, « Etes-vous sûr qu’une telle personne ait existé ? »(6)

Les interrogations demeurent, ainsi que toutes les interprétations de ce personnage fascinant, à la fois grand romancier, poète, essayiste, mais aussi exhibitionniste, vaniteux, provocateur, profondément japonais et résolument cosmopolite, Mishima reste réfractaire à toute récupération, politique, sexuelle, stylistique. Et les problèmes existentiels qu’il met à nu - quel est le sens de la vie ? qu’est-ce que la mort ? comment concilier action et contemplation ? quelle est la relation entre réalité et subjectivité ? et tant d’autres, sont de tous les temps, même s’il nous est permis de ne pas y apporter des solutions si extrêmes.

 

1)Christopher Ross, Mishima’s Sword (2006)

2)"I Cut off the Head of Yukio Mishima", http://www.corpse.org/archives/issue_10/broken_news/palmer.html

3)Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard 1985.

4)Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, 1985.

5)Marguerite Yourcenar, Mishima ou la Vision du Vide, Gallimard, 1980.

6) Yukio Mishima, L’Ange en décomposition, trad. Tanguy Kenec’hdu,Gallimard, 2004.



19 réactions


  • Abderraouf 26 novembre 2010 10:48

    Un grand peuple qui gagne à être mieux connu.
    Dōmo arigatō Armand san


  • Kalki Kalki 26 novembre 2010 11:12

    L’amour de la mort, revient souvent a être un instrument de l’élite.

    Et ce romantisme, cette chevalerie n’a pas existé que chez les asiatiques

    C’est souvent ne pas défendre la cause la plus haute : défendre la vie et la liberté.

    Mais passons, armant : que dites de la robotique en ce moment ? et de la robotique en france, dans nos institutions a créer des robots étudiants.

    Un autre point : le sujet auquel tous les étudiants et futur semployés sont des ZERO pointés, c’est l’économie : il y a comme une peur de comprendre le système économique, ces fonctionnements, et donc encore plus les alternatives, et cela reste souvent jusqu’a la mort. L’épée de vérité juge coupable ces personnes.


    • Rounga Roungalashinga 26 novembre 2010 11:51

      L’amour de la mort, revient souvent a être un instrument de l’élite.

      Et ce romantisme, cette chevalerie n’a pas existé que chez les asiatiques

      C’est souvent ne pas défendre la cause la plus haute : défendre la vie et la liberté.

      La fascination de Mishima pour la mort manifestait bien plus d’élan vital que l’hédonisme morbide qu’on voit se développer aujourd’hui.
      La vie n’est pas une question de quantité. Si on sait vivre on sait aussi mourir.

      Le reste du commentaire est complétement hors-sujet (! ?).


    • Kalki Kalki 26 novembre 2010 12:16

      Si tu défend la nation ou « une culture » : tu es instrument, et tu n’es pas libre

      et meme si tu donne ta vie pour ta cause, ta cause est perdu car elle n’est pas juste

      L’élite après s’être amusé avec des guerres mondiales, amusé par la mort, la guerre, la compétition : et ce romantisme pour l’idée du tragique et de la supériorité , continue aujourd’hui dans une guerre économique , une guerre ou les « forts » ne peuvent plus qu’ être des sadiques , car ils ne peuvent plus faire leur jolie guerre romantique . C’est tragi comique.

      Si un jour votre esprit atteint un autre niveau de conscience, vous verrez les choses autrement que par la Nation, la Culture.

      Vous êtes des enfants qui s’amusent a vivre et a faire le mal.


    • Kalki Kalki 26 novembre 2010 12:17

      Vous n’en êtes pas moins des enfants


    • Rounga Roungalashinga 26 novembre 2010 12:53

      Si tu défend la nation ou « une culture » : tu es instrument, et tu n’es pas libre

      Aucun rapport avec ce que j’ai dit...


    • Kalki Kalki 26 novembre 2010 13:11

      Tu ne veux pas voir le rapport.

      Mishima était un romantique, qui avait une haute vision pour sa société , passé tout du moins. Il n’en reste pas moins quelqu’un qui est mort en ne servant pas LA VIE : c’est la ou les romantiques se trompent ou se font tromper dans le nationalisme par exemple.

      Second points que vous n’avez lu derrière mes propos : que peut faire la force d’un homme et son honneur, ou meme l’honneur d’un peuple : face a la puissance générale de la machine ?

      Dont la capacité destructrice a suivit et continue a suivre une courbe exponentielle, alors que la force de l’homme n’a changé.

      Que vous vaut le courage d’affronter la mort si vous ne comprenez la nouvelle société : et le nouveau courage dont il faut faire preuve

      le temps présent n’a pas besoin de fou épris de guerre, don Quichotte se bat contre des moulins et contre des esprits du vent

      L’heure n’est plus a la destruction de la vie, la résistance , la force de créer, c’est faire preuve d’un plus grand courage, et d’un sens profond du nouveau combat alors donner sa vie comme un kamikaze, ou la donner a un dieu ( une idée ) c’est même dans le symbole avoir perdu


  • ZenZoe ZenZoe 26 novembre 2010 12:10

    Très bon article, qui reprend bien les faits et le contexte.

    Il reste l’oeuvre, immense, d’un homme qui aura souffert toute sa vie de sentir personnellement en décalage.

    Puisqu’on parle des écrivains japonais, une pensée pour Yasunari Kawabata, prix Nobel de littérature, qui, lui, opta plus discrètement et sans tapage médiatique pour le gaz.


  • Waldgänger 26 novembre 2010 15:34

    Bonjour Armand,

    J’ai demandé une suppression de compte, alors j’en profite pour vous passer un petit bonjour et dire que votre article est très bien, je n’ai lu que « La musique » de Mishima, mais je l’ai pas mal apprécié.

    Si mon compte est encore actif, je repasserai plus tard, bonne journée.


  • easy easy 26 novembre 2010 16:04


    Il y a mille et une façon ou raisons de se tuer. Mais je distingue deux groupes. Les suicides discrets et les suicides spectaculaires. J’ai tendance à respecter les dernières volontés des suicidés des deux groupes. Les discrets ne veulent pas que j’interprête alors je ne le fais pas. Les spectaculaires veulent que je comprenne leur cri, alors je le comprends.

    Dans tous les cas, ça traduit une fidélité à quelque chose.


  • Tetsuko Yorimasa Tetsuko Yorimasa 26 novembre 2010 16:10

    Mishima...
    Je ne sais pas quoi en penser...
    Autant son œuvre est incroyable que je déteste le personnage.
    Je me demande si ce sont les romantiques qui deviennent des fachos ou les fachos qui sont des romantiques.


    • stephanemot stephanemot 27 novembre 2010 03:10

      Je me faisais a peu pres les memes reflections (parallele avec le romantisme allemand, emprunt de nationalisme, eternel debat oeuvre-auteur Celine, Polanski...).


    • armand armand 27 novembre 2010 12:33

      Stephanemot,

      Plus mesuré que vous. Mishima avait ses côtés diva, ses perversités, et ses idées pouvaient être contestables, mais il n’a ni violé, ni collaboré à une entreprise d’extermination (sauf de sa propre personne !)
      Ce qui dérange chez lui c’est que plusieurs décennies avant que l’idée n’ait fait son chemin, il dénonçait la perte d’identité culturelle du Japon, sans pour autant se claquemurer dans le particularisme (quand on lui faisait remarquer que sa propre maison était un monument de kitsch occidental, il avait pour coutume de répondre qu’était japonais tout ce qu’on ne voyait pas...)
      Il s’en prenait au traité qui confortait la domination américaine alors qu’il était loin d’être anti-américain.
      De même, ses prises de positions traditionalistes faisaient bon ménage avec sa vie privée - je ne parle pas de son homosexualité, qui ne posait pas problème dans le Japon ancien, mais du véritable partenariat qu’était sa vie conjugale. Yoko participait même aux pots tardifs entre copains et collègues, sirotant son whisky comme son époux, chose assez rare au Japon même moderne. Il a simplement tiqué quand elle a exprimé le souhait d’être pilote de course-automobile !!!!
      Curiosité sans doute psychologique - après la mort de son époux, Yoko se mit à lui ressembler - maniérismes, façon de parler, allure...


  • COVADONGA722 COVADONGA722 26 novembre 2010 16:45

     sur la tablette des ames
     brulent aussi
     les larmes et la rosée

    Hattori Ransetsu

     


  • Georges Yang 26 novembre 2010 17:21

    La mort de Mishima est l’aboutissement d’une oeuvre cahotique et geniale


  • armand armand 26 novembre 2010 17:58

    Bonjour à tous et merci de vos commentaires,

    Tour d’abord toutes mes excuses car j’ai dû accélérer cet article pour ne pas manquer ce quarantième anniversaire - et le reprendre sans photos, car celles que je voulais placer en illustration auraient entraîné des problèmes de droits.
    Mais vous pouvez aisément les rechercher sur le Web - portraits de Mishima en écrivain, simplement vêtu d’une chemisette, l’air décontracté ; on trouve aussi un interview en anglais, sur Youtube, où l’on remarque combien Mishima maîtrisait bien cette langue, avec rien qu’une trace d’accent. Il y a, bien sûr, la série de postures guerrières, figurant un Mishima vêtu a minima, huilé, bandant ses muscles et tenant son katana (tout pratiquant de kendo, de iaido ou de kenjutsu sait pourtant que plus on fait saillir les muscles, et plus on se raidit... Mishima avait d’ailleurs, à en croire des amis qui ont pratiqué avec lui, les poignets raides, lourd handicap en kendo... donc, il faut voir dans ces poses l’icône et non la manifestation de l’efficacité guerrière !)
    Et il y a toute la série de Mishimas dénudés, en Saint Sébastien, ou en martyr de la rose, réalisée par le célèbre photographe Hosoe.
    Pour finir, son court-métrage Patriotisme est disponible, désormais, en DVD.
    Personnellement, ce sont les portraits les plus classiques, mettant en valeur l’intensité à la fois fragile et puissante de son visage, qui me semblent les plus émouvants.

    Pour rebondir sur la discussion ci-dessus, la conception qu’avait Mishima de la nation et de l’empereur était toute personnelle. Il était indéniablement nationaliste - mais à la manière des conjurés de 1936, qui s’en prenaient aux oligarques et banquiers de l’époque (a-t-on jamais vu un fasciste estourbir un banquier ?) et souhaitaient sauver l’empereur malgré lui. S’il réclamait la réassertion de la divinité du Tenno, c’est aussi, surtout, parce qu’il trouvait intolérable que des centaines de milliers de jeunes gens se soient sacrifiés au nom d’un dieu - qui se débarrassait ensuite de sa divinité sans façons, comme d’un anachronisme honteux.
    En tout cas, la politisation de Mishima est un phénomène relativement tardive dans sa vie.

    Fallait-il prendre au sérieux son armée d’opérette d’une centaine de jeunes gens revêtus d’uniformes imaginés par le tailleur du général De Gaulle (hé oui !!!) ? Le but de la Société du Bouclier était de s’interposer entre l’empereur et les hordes d’étudiants gauchistes qu’on imaginait prêts à fondre sur le pauvre Hirohito. Or ces étudiants (avec lesquels Mishima engagea en public un débat passionnant et courtois de part et d’autre, au cours duquel il reconnaissait la justesse de nombre de leurs analyses) n’avaient aucune intention de perpétrer tel attentat.
    Cependant, méfions nous, il s’est trouvé à l’époque des agitateurs bien plus réalistes que Mishima pour imaginer que des groupuscules ou des cellules rompus à la violence pouvaient un jour ou l’autre, à la faveur du désordre, prendre le pouvoir ou tout au moins l’influencer.

    Reste la mort spectaculaire de l’écrivain - minutieusement préparé et accompli avec un courage ahurissant quand on sait que le premier coup de poignard que Mishima s’infligea au ventre était nettement plus profond que de coutume. Son assistant, Morita (paix à son âme) ne réussit qu’à se faire une égratignure avant que « Furu » Koga ne l’achevât.
    Etait-ce la manifestation la plus éclatante de la subjectivité absolue (Mishima fait dire à son personnage, le vieux juge Honda, que s’il se suicidait, il effacerait de facto tous les immenses buildings de Tokyo, symboles de la puissance capitaliste) ? Ou faut-il chercher dans la tradition tristanienne et dualiste d’un monde mauvais qu’on quitte pour se fondre dans l’Un lumineux de l’indifférentiation ? C’est là une vision du mysticisme oriental qui s’est bien acclimaté aussi en Occident notamment avec les Cathares.
    Ou bien était-ce le signe que Mishima l’écrivain avait dit tout ce qu’il voulait dire, et ne souhaitait pas que ses pouvoirs de création déclinassent en même temps que sa vigueur physique ?
    La thématique de la Mer de la Fertilité semblerait le suggérer. Pour ceux qui n’ont pas lu les quatre volumes, le fil directeur est ce juge Honda, bien plus spectateur qu’acteur au cours des quatre-vingt années de sa vie. Durant soixante-dix ans, il cherche à reconnaître chez des personnes les plus inattendues la réincarnation de son ami d’enfance, Hiroyaki, dont l’amour-passion pour une jeune fille (la vieille abbesse des dernières pages de l’Ange en Décomposition) occupe le premier volume. Il y a des moments absolument bouleversants quand tel ou tel personnage, qui ne se souvient de rien, au contact d’un lieu chargé de souvenirs ou d’un objet, ressent une impression ou une émotion qui le relie à la première et tragique histoire d’amour.

    Finalement, pour revenir sur l’« Incident Mishima » lui-même, rappelons que l’écrivain et ses quatre affiliés, à la différence de leurs prédécesseurs de 1936, se sont gardés de tuer et n’ont infligé que des blessures superficielles en résistant à l’assaut. Et que le général Mashita, au comportement d’une si grande noblesse, a connu une semi-disgrâce par la suite.
    Peut-on dire que le dernier acte de Mishima, malgré le dérisoire et le gâchis de ces deux têtes coupées sur la moquette, a été en fait une parfaite réussite ?


    • armand armand 26 novembre 2010 21:43

      Et alors ? Comme si chaque humain n’avait pas sa félure...
      En tout cas il ne s’en cachait guère - ou si peu. Dans son livre, Christopher Ross s’est même rendu dans un club que fréquentait l’écrivain et a interviewé un de ses anciens « partenaires ». Un des moments les plus drôles du livre.


  • Annie 26 novembre 2010 21:59

    @Armand,
    J’ai lu Mishima il y a bien longtemps, que j’avais découvert grâce à Marguerite Yourcenar. J’ai vraiment apprécié votre article et uniquement le plusser ne lui aurait pas rendu justice.
     


    • armand armand 26 novembre 2010 22:27

      Merci Annie,

      L’essai de Yourcenar est magnifique. Elle rend justice au talent et à la sensibilité de l’écrivain tout en ne dissimulant rien de l’horreur dérisoire de la fin - au moins telle qu’elle a pu apparaître. En cela elle met le doigt sur la condition humaine, si on la réduit à la simple matérialité. Mishima était obsédé par le « rapetissement » de la mort à l’époque moderne (il cite Rilke sur ce point) et ajoute : « Un homme qui meurt n’est guère plus qu’un individu s’éteignant sur un dur lit d’hopital, qu’un objet à évacuer le plus vite possible ».
      De toute évidence, il a voulu échapper à ce cas de figure...


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