mardi 21 février 2006 - par Argoul

Pas la faute à Voltaire

Voltaire François Marie Arouet était quelqu’un de positif. Il croyait au bon sens et raillait la bêtise. La France n’en a jamais manqué et le grand plaisir du maître était de pourfendre les ignares. Il s’agissait pour lui de ne pas être dupe, ni des charlatans, ni des mots, ni de soi-même. Nul, sinon Dieu, ne peut connaître la Loi du monde et bien présomptueux qui croit La détenir révélée à lui seul. L’être humain n’est doté que d’une intelligence toute relative qu’il met en œuvre par hypothèses et tâtonnements pour approcher la vérité. La connaissance de nos limites est la meilleure garantie contre la fatuité d’être « né » et l’orgueil d’être possesseur de la Vérité. « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? », demande-t-il dans un article philosophique ?

Fils de notaire élevé chez les jésuites, pamphlétaire et embastillé en 1717 pour avoir moqué le Régent, puis une nouvelle fois en 1726 pour avoir moqué Rohan, chevalier, il s’exile en Angleterre de 1726 à 1730. Celui que l’absolutisme vol taire ("veut faire taire" en antique françoys), mourra « en détestant la superstition ». Il lui préfère l’utile. Ce qui conforte l’homme, son corps, ses sens et son esprit, est meilleur, dans l’histoire, aux querelles des Grands, aux massacres des guerres d’honneur et aux petites phrases de Cour qui tiennent lieu de gouvernement. Les hommes feraient mieux de produire des biens et d’offrir aux autres des services, au lieu de s’exaspérer d’absolus mystiques et d’arbitraires vaniteux. C’est le mérite de l’Angleterre, où la religion est privée, le Roi limité, et le commerce encouragé. Toute la contestation d’Ancien Régime est là, dans cette révolte voltairienne contre les fats, les privilèges et les dévots. L’intérêt général n’est pas dans la querelle hérétique sur le sexe des anges mais dans la physique de Newton, la morale pratique des Quakers et les bienfaits des échanges. S’il parle ainsi de l’Angleterre, ce n’est pas pour que les Français adoptent sans procès la civilisation anglaise, mais pour exercer le jugement. Voyager, c’est se décentrer et voir les choses autrement, tout en apprenant des coutumes différentes. Il revient à l’être de raison de faire preuve de discernement, ce que Voltaire appelle « le goût ».

Pour garder les pieds sur terre, rien de tel que les Lettres anglaises. Elles prirent le nom de Lettres philosophiques après qu’une réédition y eut fait ajout de Sur les Pensées de Monsieur Pascal, qui clôt le mince volume (de moindre intérêt aujourd’hui). Je lui préfère, quant à moi, le titre initial dont le but était clair. Tant clair que le livre fut interdit par cette France de caste, congénitalement bornée, qui voit menace dans toute proposition hors du ghetto intellectuel dans lequel elle aime se mirer toujours. Les interdictions n’ont guère changé de motif ; en 1734, ce fut pour « libertinage », « dangereux pour la religion et pour l’ordre de la société civile ». Nos contemporains n’ont rien inventé.

Voltaire est le héraut de cette éternelle révolte contre la caste, le dogmatisme et la bêtise. Il met en oeuvre l’anticléricalisme pratique. Réaliste, pragmatique et expérimentateur, il voue le clair esprit français à élaborer une pensée équilibrée et nuancée. Il s’agit d’éviter que les opinions dogmatiques et les croyances fanatiques ne dirigent la société civile. Toute idée qui se fige en doctrine, toute organisation qui se coagule en système, tout corps social qui se ferme en caste, introduisent le poison de la guerre civile où la raison se perd, source du malheur des humbles. Les intérêts partisans ne sont que particuliers lorsqu’ils ne parviennent pas à convaincre. Leur tentation est de s’imposer par la force, ce qui est contraire à la liberté. Et il faut voir la France dans le miroir de l’Angleterre lorsque Voltaire écrit dans la cinquième lettre, avec un certain humour : « Le clergé anglican a retenu beaucoup des cérémonies catholiques, et surtout celle de recevoir les dîmes avec une attention très scrupuleuse. Ils ont aussi la pieuse ambition d’être les maîtres. De plus, ils fomentent autant qu’ils peuvent dans leurs ouailles un saint zèle contre les non-conformistes. » Voltaire_lettre_titre

La sixième lettre montre l’indigence française envers ce bien général et pratique que crée le commerce : « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le Juif, le Mahométan et le Chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute. » Il ajoute, en dixième lettre : « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’Etat. » Car c’est cela aussi, Voltaire, un libéral. Il a contesté les dogmes religieux au nom de la libre-pensée (bien qu’il crût à un grand Horloger) ; il a contesté la suffisance des nobles et la sottise des courtisans prosternés devant le monarque absolu au nom de la raison humaine ; il a raillé ceux qui se croient au nom de ceux qui créent pour le bien commun. La France, c’est « la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue » (vingtième lettre). Les Français de cour, c’est « la nécessité de parler, l’embarras de n’avoir rien à dire et l’envie d’avoir de l’esprit, trois choses capables de rendre ridicules même le plus grand homme » (vingt-quatrième lettre).

Les choses ont-elles changé, 272 années plus tard ? « En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en -ac ou en -ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité » et mépriser souverainement un négociant ; le négociant lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à l’Etat, ou d’un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roy se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou d’un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue ainsi au bonheur du monde » (dixième lettre). La « polémique » sur les bénéfices de Total n’aurait-t-elle pas trois siècles de retard ?



13 réactions


  • rousseau (---.---.4.102) 21 février 2006 19:07

    Vous avez le sens du coup de théâtre et de la fin inattendue : Total travaillant au bonheur collectif, il faut oser ! La différence avec le 17ème siècle est que la sitation s’est inversée et que les marchands/entrepreneurs (les gros, pas ceux qui rament pour survivre) ont à présent le pouvoir absolu sur les destinées humaines. L’esprit libre doit maintenant lutter contre les dogmes économistes et consuméristes. Et celà n’est pas plus facile qu’au temps de Voltaire car les dogmes actuels sont diablemeent séducteurs. Le libéralisme politique et le libaralisme économique, historiquement liés, n’ont plus exactement la même vertu humaniste dans le contexte actuel. Alors, ringardiser la contestation par le peuple souffrant (si, si !)au nom de voltaire, ça n’est pas trés honnète intellectuellement...Mais vous en avez le droit et je me battrai pour que vous le gardiez.


    • (---.---.18.97) 21 février 2006 19:38

      « Le pouvoir absolu sur les destinées humaines », n’est-ce pas de la mythologie ? La réalité est que vous pouvez toujours acheter de l’essence à Shell ou à Exxon (36 md $ de bénéfices, le double de Total). Nous ne sommes pas en régime soviétique.


  • ROUSSEAU (---.---.26.165) 21 février 2006 23:01

    Tu parles d’une liberté !!! Shell, Exxon, Total, etc... Quelle différence ? Ce sont des entités qui obéissent à la même logique, dont les capitaux sont largement apatrides, et qui appartiennent aux mêmes sphères fiancières et aux mêmes réseaux. C’est la définition même du capitalisme mondialisé. Le seul vrai choix est de NE PAS ACHETER D’ESSENCE (c’est le mien) à condition d’en accepter les conséquences. L’autre choix, c’est aussi de militer pour une alternative énergétique. Voilà, sans doute ce qu’aurait conseillé Voltaire. A son époque, en lui disant qu’aprés tout, on avait le choix entre subir la tyrannie du roi de France ou celle du roi de Prusse, vous vous seriez attiré son ironie sarcastique .


  • Scipion (---.---.58.110) 22 février 2006 07:59

    Brandir l’étendard Voltaire a nom de la liberté d’expression est à la fois paradoxal et anachronique.

    De nos jours, Voltaire serait un pilier de la XVIIe Chambre correctionnelle pour racisme et antisémitisme !!!

    La Bastille n’a pas été démolie, elle a changé d’emplacement, de nom et de pensionnaires. C’est tout.

    Et ils défilent en rangs serrés, les défenseurs intransigeants de la liberté d’expression, qui trouvent cela très bien !

    Alors, le sens commun, à défaut de la décence, devrait inciter à ne pas en rajouter.


    • argoul (---.---.18.97) 22 février 2006 09:15

      « Voltaire est le héraut de cette éternelle révolte contre la caste, le dogmatisme et la bêtise. Il met en oeuvre l’anticléricalisme pratique. Réaliste, pragmatique et expérimentateur, il voue le clair esprit français à élaborer une pensée équilibrée et nuancée. Il s’agit d’éviter que les opinions dogmatiques et les croyances fanatiques ne dirigent la société civile. » A lire les commentaires précédents, je crois que Voltaire est encore en pleine actualité.


  • Scipion (---.---.58.110) 22 février 2006 10:05

    C’est très intéressant, ce que vous dites, Argoul, mais, vous même, vous en pensez quoi des limites posées à la liberté d’expression par les social-libéraux, qui règnent depuis cinquante ans ?


    • c florian (---.---.162.39) 22 février 2006 10:57

      pourriez vous citer svp les limites de la liberte d’expression ? c’est sur qu’avec les tortionnaires au pouvoir, on vit sous la menace permanente de l’Etat et des Grands et des groupes de pression de ce pays ! ça fait parti du complot islamo-sioniste ! et vive la revolution bleue pour sauver les pauvres petits français blancs opprimés ! et vive le pen ! avec un porc au pouvoir, ça va faire fuir les juifs et les musulmans à coup sur !


    • argoul (---.---.18.97) 22 février 2006 12:38

      Quelles limites précisément ? Pour ma part, je me sens très libre. Non pas de dire n’importe quoi, tout ce qui me passe par la tête, mais de dire librement tout ce qui ne contrevient pas au respect que j’ai pour les autres d’une part et pour l’image que je me fais de moi d’autre part. La politesse, par exemple, est une censure ; le fait de ne pas aller tuer le premier venu dans la rue si j’en ai envie aussi. Mais je considère que ce sont de « bonnes » censures parce qu’elles seules permettent la confiance, qui est la base de la vie en société. Si votre question porte sur les « lois mémorielles », je suis en accord avec les historiens pétitionnaires : la représentation nationale n’a pas à se mêler de dire ce qui est du ressort de la démarche scientifique.


  • machinchose (---.---.129.40) 22 février 2006 10:20

    il y avait bien des motifs de faire de Voltaire un grand de l’actualité (relire le catéchisme de l’honnête homme par exemple) mais ce rapprochement avec TOtal qui comme la plupart des grands pétrolier par la façon dont il piétinne la morale et les principes démocratiquse aurait probablement plus que déplu à ce grand homme c’est une récupération franchement douteuse. Vous parlez d’enrichir un Pays quand total appauvrit les gens qu’il fournit et enrichit quelques milliardaires bien nés ou quelques société financières qui ont oublié depuis longtemps le principe de production à tant faire de l’argent sur de la seule spéculation financière (qui va à l’encontre d’un quelconque interet général, vous le savez bien c’est votre métier)... par pitié le commerce éclairé et libre de Voltaire n’existe que dans les livres d’Adam Smith et nous sommes aujourd’hui plus proche d’un sovietisme privé (oligopoles ou monopoles partout) que d’un idéal liberal. Un peu d’honnêteté de votre part vous rapprocherait assez du bel esprit que vous aimez à juste titre.


    • argoul (---.---.18.97) 22 février 2006 13:01

      Vous mélangez des question qui, poûr être comprise (donc traitées) doivent être séparées. Total pas « démocratique » ? Que voulez-vous dire ? Vous préfériez sans doute un Elf nationalisé financement les partis par pots de vins ? Si vous évoquez la Birmanie, les associations qui ont mis au jour le travail dit « forcé » (aucune preuve réelle n’en a été apportée) avaient raison. Mais la question se pose depuis des décennies de savoir s’il vaut mieux donner du travail aux sujets des dictatures ou boycotter complètement. les deux réponses possibles sont légitimes mais elles doivent se discuter sur des faits précis historiquement datés, pas dans l’abstraction, du point de vue des étoiles. Il s’agit alors d’une posture théâtrale, pas d’un acte positif. Si vous évoquez le prix de l’essence, sachez que le litre est taxé à plus de 70% (votés par les députés élus par le peuple pour financer les dépenses et le gaspillage de l’Etat, mis au jour chaque année par la Cour des Comptes), donc ce ne sont pas les quelques centimes rajoutés par la hausse du brut (du fait des pays producteurs) qui font le « bénéfice ». Celui-ci vient des décalages de contrats entre le brut acheté à prix défini sur l’an dernier par contrat et le prix de vente des produits raffiné, soumis au prix du marché (donc en hausse au vu de la hausse des prix actuels du brut). Ces bénéfices ne se poursuivront pas si le pétrole stagne ou baisse dans les années à venir. Total est une entreprise, si le politique veut limiter ses actes, qu’il prenne des décisions (sur l’environnement par ex.), sinon, Total a le droit légitime d’agir en entreprise en concurrence avec les autres. s’il se fait racheter par Exxon, vous serez obligés d’acheter votre essence à Exxob, cher Monsieur, c’est ça que vous voulez ? Ou d’encourager le nucléaire qui fait rouler nos forts chers trains que-le-monde-entier-nous-envie. Voltaire préférait les hommes qui produisent des biens utiles à ceux qui se contentent de gloser sur les people de l’époque ; ceux qui échangent à ceux qui s’écharpent sur la religion. Il considérait que le savant est plus utile que le théologien et que les entreprises aportent plus de bien que la Cour. Libre à vous de ne pas en être convaincu, mais ne tirez pas Voltaire de votre côté, il aurait ri.


    • machinchose (---.---.129.40) 22 février 2006 13:50

      attention je ne tire pas voltaire de mon coté. Je ne sais pas. Et j’imagine bien que de tout cela il aurait ri. et comme je le disais ailleurs je n’ai pas déploré les bénéfices de Total mais ne soyez pas de mauvaise foi : l’économie du Pétrole est une des plus malsaine du monde. Alors transformer Total en victime du méchant état qui gaspille... bof. C’est un peu facile.


    • argoul (---.---.18.97) 22 février 2006 16:33

      Allons, ne traduisez pas autrement ce que j’ai dit : Total n’est en aucun cas « la victime » de l’Etat qui gaspille, les victimes, c’est NOUS, citoyens. Total, désormais entreprise indépendante, vit sa vie d’entreprise. ses bénéfices viennent à 40% de progrès de productivité dont l’Administration (je ne dis pas le domaine de l’Etat mais la gestion de l’Etat) pourrait s’inspirer utilement. Le débat n’est pas nouveau ni « libéral », il existait déjà au 19ème et à la fin des années 20 avec X-Crise, association de polytechniciens.


  • Scipion (---.---.58.110) 22 février 2006 20:30

    Vous me questionnez, C. Florian et Argoul, à propos des limites de la liberté d’expression, et bien ce sont celles-là mêmes qui, aujourd’hui, conduiraient Voltaire en prison ! Si vous vous en accommodez, Argoul, moi pas.

    Pour ce qui est du respect et de la politesse, vous me permettrez de préférer, à la nôtre, l’époque à laquelle Céline avait la liberté de publier Bagatelles pour un massacre, tandis que, selon ce que je crois savoir, les gosses offraient leur siège aux femmes enceintes et aux vieux dans les transports publics, et à laquelle les gonzesses - qui étaient encore des femmes - disaient : Merci, lorsqu’on leur tenait la porte !

    Ce qui démontre que la liberté d’expression pouvait aller de pair avec les civilités.


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