mercredi 6 novembre 2019 - par C’est Nabum

Pierre, aux mains bleues et sa belle vannière

Le vent dans ses chaussures.

 

Il était une fois, il y a fort longtemps de cela, un chemineux qui allait par monts et par vaux. L’homme se laissait guider par le vent et les rivières, il en avait fait son métier d’ailleurs. Amoureux des pierres, son prénom l’avait sans doute influencé, il se serait rêvé tailleur et sculpteur s’il n’avait pas fallu se rendre le plus souvent dans les grandes villes, au chevet des cathédrales. Lui, aimait la campagne, les grands espaces et surtout, il ne restait pas longtemps en place.

Il avait fait métier du rhabillage des pierres meunières. Il traçait ses sillons d’un moulin à augets à un moulin cavier, d’un moulin à aubes à un moulin à pivot, d’un moulin à nef à un moulin tour. Il en connaissait tous les secrets, toutes les particularités, lui qui revenait tous les trimestres car avec le temps, les meules se polissent et perdent ainsi leur mordant.

Il venait retailler la surface de la meule tournante à la symétrie de sa compagne la dormante, il les rhabillait ou bien les battait avec ses bouchardes, ses marteaux qui dessinaient des stries sur le silex ou bien la pierre dure. Chaque meule avait son dessin, déterminé en fonction de ce qu’elle broyait. Les meuniers disposaient d’une harpe, une forme en bois qui représentait le dessin approprié à la meule de leur moulin.

Pierre jouait du marteau plus que de la harpe. Le travail était rude, il devait se protéger les yeux, les éclats étaient dangereux, tout autant que la bouche pour éviter d’avaler la poussière. Qu’importe, il aimait ce métier, les rencontres qu’il faisait sur le chemin et l'accueil que lui accordaient toujours ses clients. Il faut dire qu’il avait belle et grande réputation pour un travail d’une incroyable complexité.

La qualité du rayonnage garantit le mordant des meules et donc la finesse de la mouture. Quand les meules sont usées la mouture est médiocre, le son est déchiqueté en petites particules qui se mélangent à la farine. Une paire de meules bien rhabillées produira un son en gros flocons et réduira efficacement l'amande du grain en gruau puis en farine sans l'échauffer. Les rayons ne sont pas dessinés suivant un axe radial à partir du centre de la meule : ils sont disposés tangentiellement à un cercle théorique plus petit que l'œillard, le fameux cercle de chasse grâce à la harpe, cette sorte de patron en bois.

Pierre avait les mains bleues, c’est là la particularité de la profession. Elles étaient couvertes de petites meurtrissures, des blessures provoquées par les éclats de ces pierres toutes plus dures les unes que les autres. Elles le faisaient souvent souffrir, il ne s’en plaignait pas même s’il avait souvent entendu quand il avait le bonheur de conter fleurette à une belle meunière, que ses caresses avaient la rudesse de la pierre.

Il en était chagrin car l’homme était un charmeur, un coquin qui aimait les dames plus que tout. Renoncer à son ouvrage pour leur apporter douceur et plaisir n’était pourtant pas envisageable. Il consultait souvent les herboristes afin de trouver une potion qui pourrait calmer ses douleurs et lui ouvrir le chemin du bonheur féminin.

Ce fut la rencontre d’une vannière osiériste qui bouleversa son existence. La belle était charmante, non seulement elle travaillait l’osier, produisait de merveilleux paniers, des bourriches, des pièges pour les pêcheurs, mais de plus, elle préparait elle-même son osier qu’elle allait ramasser sur les îles de Loire aux pieds des saules.

C’est dans le bain des branches qu’elle avait découvert le secret qui allait modifier l’existence de pierre. Jamais la belle Isabelle ne se plaignait de ses mains, même quand il lui arrivait de se couper avec un objet tranchant, bien vite ses mains cicatrisaient. Le trempage des brins d’osier produisait une substance bénéfique qui soignait merveilleusement bien.

La belle avait encore une passion. Puisqu’elle habitait non loin d’un moulin, elle avait la chance que le meunier dispose d’un petit jeu de meules réservé au pressage des noix, noisettes pour produire de l’huile. Elle se mit à concocter une bienfaisante huile d’amandes douces. Sa rencontre avec Pierre fut du pain béni pour le tailleur de meules.

La belle l’avait remarqué lors de ses fréquents passages tout comme le lascar l’avait trouvée fort à son goût sans trop savoir comment aborder la belle vannière. Il eut l’idée de lui commander une besace pour transporter ses effets, une sorte de panier de colporteur pour y glisser ses affaires et ses outils. Isabelle s’appliqua à satisfaire le garçon qui ne lui déplaisait pas. D’autant qu’elle disposait de temps avant son prochain passage pour réaliser un merveilleux ouvrage.

Isabelle y mit tout son cœur, mariant à merveille les différentes teintes et nature d’osier. Elle commanda à son voisin bourrelier des sangles afin que la grande hotte fermée puisse se porter aisément sur le dos sans blesser le voyageur. Sans vraiment le savoir, elle imagina ainsi l’ancêtre du sac à dos, ajoutant même le détail d’une ceinture pour permettre d’atténuer le ballant.

Au voyage suivant, Pierre retourna au Moulin de Sarré entre Gennes et le Thoureil, là où l’attendait Isabelle. L’AVORT, née d’une fontaine au sommet d’un coteau au nord de la forêt de Milly, sur la commune de GENNES reçoit le ruisseau de MILLY et se jette dans la Loire, après avoir fait tourner huit moulins à blé et un moulin à tan, dans un parcours de 6 kilomètres environ. Les traditions les plus singulières ont attiré depuis longtemps l’attention sur cette source, autrefois perdue au fond de bois profonds et mystérieux au point que l’on prétend qu’à AVORT, le diable y serait mort.

Le ruisseau offre une eau limpide, abondante, incolore, opaline et diaphane, sans dépôt, sans odeur, d’un goût à peine salé, où le savon se dissout bien mais sans mousser. Le courant, raconte-t-on, ne gèle jamais. Les oies et les canards qui s’y baignent d’ordinaire donnent naissance à des êtres difformes et monstrueux qui ne peuvent vivre tandis que les grenouilles qui y séjournent n’y coassent pas. Dans les terrains bas et marécageux, qui avoisinent la source, les travailleurs perdirent les uns leurs cheveux, d’autres leurs charrettes. Pourtant malgré ces légendes le moulin de Sarré existe depuis 1143. Geoffroy de Pocé, un seigneur local, impose au meunier de payer une rente au prieuré de St Macé, petit prieuré situé à quelques kilomètres sur les hauteurs de Trêves.

Isabelle savait que Pierre avait beaucoup d’ouvrage dans la région, les moulins ne manquaient pas et sa réputation lui valait la clientèle de tous. Elle ne se trompa pas. Quand le rhabilleur de meules découvrit son panier, il en fut ébloui tant par sa beauté que par sa fonctionnalité. En bon artisan, il sut immédiatement reconnaître la qualité du travail et l’inventivité dont avait fait preuve la vannière.

C’est quand il mit la main au panier qu’il découvrit une bouteille et un flacon. La bouteille contenait de l’eau de saule, un liquide riche en éther qui apaisait les blessures aux mains tandis que le flacon recelait de l’huile d’amandes douces, un véritable bienfait pour les mains, capable de les rendre douces. Pierre s’enquit de l’utilité des deux offrandes, Isabelle, un peu luronne lui demanda sa main droite, la plus douloureuse et lui passa de l’eau avant que de la masser délicatement avec l’huile.

Pierre n’en revenait pas. Sa main cessa de le brûler et même, devint douce. Il n’avait jamais ressenti pareil bien-être depuis qu’il exerçait son métier. Il interrogea la demoiselle sur les raisons de son cadeau et la belle de répondre effrontément : « Vos mains seront à nouveau douces aux caresses et j’espère bien être la seule à en bénéficier désormais ! »

La demande était singulière, la quémandeuse fort belle et son panier si pratique que le rhabilleur de meules tomba sous le charme de la vannière. La roue à augets du moulin de Sarré tournait à grand bruit, les meules faisaient leur ouvrage et ce fut tant mieux. Dans la petite maisonnée située non loin de là, il se fit un bruit inhabituel à pareille heure de la journée.

Le rhabilleur s’était dévêtu, tandis que la vannière accueillit avec délectation des mains douces au panier. Ce ne fut pas qu’une passade. Le tailleur s’il tailla quelques jours plus tard la route revint souvent en cet endroit. Rapidement il épousa son Isabelle et vécurent heureux. La roue du moulin tourna souvent pour couvrir le bruit de leurs retrouvailles, c’est ainsi qu’ils eurent de nombreux enfants qui se firent meuniers, vanniers ou bien tailleurs de meules.

Le moulin de Sarré tourne encore, preuve s’il en est que l’amour du métier bien fait est la plus belle chose qui soit au monde. Rassurez-vous, je ne vous ai pas mis le nez dans la farine, cette histoire me fut enseignée sur place tandis que la roue tournait à grand bruit et qu’une belle meunière me fit le bonheur de ce récit.

Meunièrement vôtre.

 

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