mercredi 16 novembre 2022 - par Sylvain Rakotoarison

Quelques échantillons de José Saramago

« C’est un prosateur d’origine ouvrière, qui ne perça véritablement que l’année de ses 60 ans. Depuis, il est très apprécié et fréquemment traduit. Il habite actuellement aux îles Canaries. (…) L'art romanesque de Saramago, développé avec obstination et présentant des profondeurs insoupçonnées, place l'écrivain à un rang élevé. Avec toute son indépendance, Saramago se rattache à la tradition d'une façon qu'on peut, dans le contexte actuel, qualifier de radicale. Son œuvre se présente comme une série de projets, où l'un désavoue plus ou moins l'autre, mais où tous constituent de nouvelles tentatives pour cerner une réalité fuyante. » (Académie suédoise qui lui a attribué le Prix Nobel de Littérature, le 8 octobre 1998).

L'écrivain portugais José Saramago est né il y a 100 ans le 16 novembre 1922. Il a publié une quarantaine de romans et autres ouvrages, au style très particulier, mêlant styles direct et indirect, et s'est caractérisé par un engagement politique très marqué, voire enragé (ou insoumis ?) : athée, communiste, altermondialiste, eurosceptique, il avait été candidat aux élections européennes de son pays en 2004 et en 2009. Il a également versé dans le complotisme en remettant en cause l'origine établie des attentats du 11 septembre 2001. J'avais présenté modestement sa personnalité lors de sa disparition le 18 juin 2010 à Lanzarote, aux Canaries, où il habitait.

Pour donner immédiatement un échantillon du style particulier de José Samarago, voici par exemple ce texte tiré de "L'Aveuglement", l'un de ses principaux livres, pour retranscrire un dialogue à la forme indirecte, fait d'une longue phrase, de beaucoup de virgules et de majuscules intempestives (selon le mode narratif ordinaire) : « Les affaires confidentielles ne se traitent pas par téléphone, vous feriez mieux de venir personnellement, Je ne peux pas sortir de chez moi, Vous êtes malade, Oui, je suis malade, dit l'aveugle après une hésitation, Dans ce cas, vous devriez appeler un médecin, un médecin authentique, rétorqua le fonctionnaire et, enchanté par son propre esprit, il raccrocha. Cette insolence fit au médecin l'effet d'une gifle. ». Comme Céline avec ses points de suspension, ces majuscules et ces virgules sont très caractéristiques de Saramago.

Faisant désormais partie du patrimoine mondial de la littérature, José Saramago a été, à ce jour, le seul écrivain lusophone (de langue portugaise) à avoir été lauréat du Prix Nobel de Littérature (en 1998), « qui, grâce à des paraboles soutenues par l'imagination, la compassion et l'ironie, rend sans cesse à nouveau tangible une réalité fuyante » (selon l'Académie suédoise). Il était par ailleurs un amoureux de la langue française et était fasciné par la littérature française.

Son centenaire a été l'occasion de multiples journées d'études sur son œuvre. Par exemple, en France : le 17 octobre 2022 à Paris a eu lieu un séminaire sur "José Saramago : création, dialogue et critique" organisé par la Sorbonne et l'Université Montaigne de Bordeaux, en trois langues (portugais, français et anglais, langue des scientifiques).

Précisons une nouvelle fois, mais faut-il le préciser pour chaque "artiste" et en particulier chaque écrivain ?, je ne partage aucune des idées politiques de José Saramago, mais ça tombait bien, il n'était pas un homme politique. Il faut reconnaître le génie littéraire chez des écrivains qui ont été capables mêmes des plus grandes puanteurs idéologiques, je pense en particulier à Céline mais aussi à Sartre qui, par fidélité insubmersible au communisme, martelait démoniaquement qu'il ne fallait pas désespérer Billancourt (aujourd'hui et depuis une quinzaine ou vingtaine d'années, il n'y a plus d'usine à Billancourt, a pris place un quartier résidentiel standing et il ne reste que la façade historique de Renault, et au milieu de la Seine s'est construite une grande salle de concert parisienne, philarmonique).

Pour rendre hommage à cet écrivain mondial de grand talent, je propose modestement quelques échantillons de ses principaux ouvrages, les plus connus, après une très succincte présentation de ceux-ci.


1. "Le Dieu manchot" (1982)

Le roi Jean V de Portugal, absolutiste à la mode Louis XIV, veut construire un couvent pour remercier Dieu du miracle d'avoir un enfant. Parmi les constructeurs, un ouvrier va construire une machine volante et avoir une nouvelle vie. Selon l'Académie suédoise, c'est « un texte richement facetté et ambigu, présentant en même temps une perspective historique, sociale et individuelle. L’intelligence et la richesse d’imagination qui s’expriment ici marquent en général l’œuvre de Saramago. ».

Messe et recueillement : « Après la musique et après le sermon il reste le silence, peu importe que le sermon soit loué et la musique applaudie, seul le silence existe véritablement. ».

Paradoxe : « Il est avéré que dans ladite église des aveugles recouvrèrent la vue et des culs-de-jatte leurs pieds, l'affluence était si grande sur les marches du parvis que pour entrer l'on s'y donnait coups de poing et coups de poignard, à la suite de quoi d'aucuns perdirent la vie et il n'y eut aucun miracle qui la leur rendît. ».

La guerre, toujours présente : « On ne sait jamais quand une guerre va finir, on dit, Tiens, la guerre est finie, et soudain, elle n'est pas finie, elle reprend, mais sous un nouveau visage, La salope, hier encore c’était des moulines d'épée et aujourd’hui ce sont des bombardement de boulets, hier encore on démantelait des murailles,et aujourd’hui on anéantit des villes, hier encore on exterminait des pays et aujourd’hui on annihile le monde, hier encore la mort d'un seul était une tragédie, aujourd’hui l'effacement de millions est une banalité. ».

Vanité masculine : « Cet homme encore jeune qui m'a regardée a un membre viril tout pourri de maladies honteuses et qui goutte comme le tuyau d'une fontaine et qui est entortillé dans un chiffon, pourtant cet homme m'a souri, sa vanité d'homme le force à lorgner les femmes et à leur sourire, Dieu veuille que tu n'aies pas de ces vanités-là, Balthazar, et que tu t'approches de moi toujours propre. ».

Le malheur plus criant que le bonheur : « Quand le bien survient nous ne le remarquons pas, quand il était là nous ne nous en sommes même pas aperçus, quand il s'en est allé nous pleurons son absence. ».

Association erronée : « L'homme n'est pas exempt de croire qu'il embrasse la vérité alors même qu'il épouse l'erreur. ».

Réputation : « Un rien suffit à défaire les réputations, un presque rien les fait et les refait, simplement il faut trouver le chemin le plus sûr vers la crédulité ou vers l'intérêt de ceux qui seront échos innocents ou complices. ».


2. "L’Année de la mort de Ricardo Reis" (1984)

Un médecin portugais apprend la mort du poète Fernando Pessoa et rencontre son fantôme sur fond de Lisbonne en 1936, à l'époque de Salazar. « Un des sommets de la production de Saramago », selon l'Académie suédoise.

Langue bien pendue : « La langue choisit probablement les écrivains qui lui sont nécessaires, elle les utilise pour exprimer une parcelle de la réalité, j'aimerais voir ce que sera la vie, quand la langue après avoir tout dit se taira. ».

Espace-temps : « Chacun a, croyons-nous, sa manière à lui de dormir et de mourir, alors qu'en fait c'est le déluge qui continue, le temps pleut sur nous, le temps nous noie. ».

Morts vivants et vivants déjà morts : « Il n’y a pas de repos dans le monde, ni pour les morts ni pour les vivants, Alors où est la différence entre les uns et les autres, Il n’y en a qu’une, les vivants ont encore le temps de dire le mot, de faire le geste, mais ce temps leur est compté, Quel geste, quel mot, Je ne sais pas, on meurt de ne pas l’avoir dit, on meurt de ne pas l’avoir fait, c’est de ça qu’on meurt, pas de maladie, et c’est pour ça qu’un mort a tant de mal à accepter sa mort. ».

Éclairage : « Les aveugles ne sont pas seuls à avoir besoin d'une canne pour tâter le terrain devant eux ou d'un chien pour flairer les dangers, même un homme dont la vue est bonne a besoin d'une lumière qui le précède, d'une conviction, d'une aspiration, ou, faute de mieux, d'un doute. ».


3. "Le Radeau de pierre" (1986)

La péninsule ibérique se détache du continent européen et part en dérive dans l'Atlantique, ce qui donne l'occasion à Saramago de disserter sur la vie. Dans ce livre, « l'ingéniosité de Saramago est au service de la sagesse », selon l'Académie suédoise.

Entêtement : « À défaut de convictions on s’invente des certitudes. ».

Atlantique : « Les Européens, des dirigeants suprêmes aux simples citoyens, s'étaient rapidement habitués et sans doute non sans un certain sentiment de soulagement, à l'absence des terres à l'extrémité de l'Occident. ».

Vivaldi : « L'après-midi est d'une si grande douceur que la gorge se serre d'une émotion qui ne s'adresse à personne, sinon à la lumière, au ciel pâle, aux arbres qui ne s'agitent pas, à la quiétude de la rivière qu'on devine, et qui apparait soudain, miroir lisse que traversent les oiseaux. ».

Formalisation : « Ce qu’il y a de bien avec les mots, n’est-ce pas nous qui les inventons, c’est qu'à peine prononcés, ils nous libèrent de nos craintes et de nos émotions, Pourquoi, Parce qu’ils les dramatisent. ».

Formalisation (suite) : « Pour que les choses existent il faut que deux conditions soient remplies, que l’homme les voie et qu’il leur donne un nom. ».

Femme de Cro-Magnon : « Dans le bureau de tourisme une employée leur demanda s’ils étaient des archéologues ou des anthropologues portugais, qu’ils étaient portugais, ça se voyait tout de suite, mais anthropologues ou archéologues, pourquoi donc, Parce que, généralement, il n’y a qu’eux qui se rendent à Orce, il y a plusieurs années on a découvert tout près de là, à Venta Micena, l’Européen le plus ancien, Un Européen entier, demande José Anaiço, Juste un crâne, mais très vieux, il doit se situer entre un million trois cent mille et un million quatre cent mille ans, Et on est sûr qu’il s’agit d’un homme, s’informa, subtilement, Joaquim Sassa, ce à quoi Maria Dolores répondit, avec un sourire entendu, Quand on trouve des vestiges humains aussi anciens, ce sont toujours des hommes, l’Homme de Cro-Magnon, l’Homme de Néanderthal, l’Homme de Steinheim, l’Homme Swanscombe, l’Homme de Pékin, l’Homme de Heidelberg, l’Homme de Java, en ce temps-là il n’y avait pas de femme, Ève n’avait pas encore été créée, elle n’est venue qu’après, Vous êtes ironique, Non, je suis anthropologue de formation et féministe par irritation. ».

Brouhaha : « Voilà à quoi sert véritablement le silence, à entendre que ce qu’on dit n’a pas d’importance. ».


4. "Histoire du siège de Lisbonne" (1989)

Roman sur un roman dont le correcteur proefessionnel rajoute "ne pas" de sa propre initiative, ce qui va à l'encontre des réalités historiques.


Calvaire du correcteur : « Excusez-moi, je n'avais pas intention de vous blesser, Je ne suis pas susceptible, continuez, dites-moi plutôt pourquoi vous vous sentez aussi amer, ou sceptique, comme vous voudrez, Considérez donc, monsieur, la vie quotidienne des correcteurs, pensez à la tragédie qu'est devoir lire une fois, deux fois ou quatre, ou même cinq fois des livres qui probablement ne mériteraient même pas d'être lus une seule fois. ».

Providence intempestive : « Il y a eu une certaine précipitation dans la venue du Sauveur. Aujourd'hui, par contre, elle eût été bienvenue. ».

Raisonnement alambiqué : « Il est évident que j'en saurai plus en arrivant au bout de ma promenade, mais il est certain aussi que j'en saurai moins, du fait même que j'en saurai plus, en d'autres termes, je vais essayer de m'expliquer, la conscience d'en savoir plus suscite en moi la conscience d'en savoir peu, et d'ailleurs cela donne envie de se demander ce que c'est que savoir. ».

Traçabilité : « Vous avez entierement raison mais il y a des gens que l'incertain attire plus que le certain, le vestige d'un objet plus que l'objet lui même, la trace dans le sable plus que l'animal qui l'a laissée, ce sont les rêveurs. ».

Beauté du ciel : « Il fait beau, expression synthétique qui en fait signifie simplement qu’il ne pleut pas, car, lorsque nous disons souvent Il fait beau mais il fait froid, ou Il fait beau mais il fait du vent, nous ne disons jamais et nous ne dirons jamais, Il fait beau mais il pleut. ».

Forte métaphore : « Entre l'enclume et le marteau nous sommes un fer chauffé au rouge qui s'éteint à force d'être battu. ».

Légèreté de l'être : « Bref, vivre n'est pas seulement difficile, c'est presque impossible. ».


5. "L’Évangile selon Jésus-Christ" (1991)

Samarago a revisité les Évangiles selon son propre imaginaire, évoquant un Joseph lâche, qui meurt crucifié, et un Jésus, hanté enfant par des cauchemars sur le massacre des Innocents et épris amoureusement de Marie-Madeleine dont il a un enfant, etc. Dieu et Satan négocient sur le mal, et Jésus, dubitatif, veut défier Dieu. Une vision qui ne réjouit bien sûr pas les chrétiens en général ni l'Église en particulier. Mais cette réinvention est une œuvre créative en elle-même.

À propos de Dieu : « Heureusement qu’il ne dort pas, il évite ainsi les cauchemars du remords. ».

En différé : « Les gestes qui ne sont pas entièrement sincères arrivent toujours avec du retard. ».

Peine asymptotique : « Quatre années, même si elles s’écoulent très lentement, peuvent ne pas suffire à guérir une douleur, mais en général elles l’endorment. ».

L'amour rend libre : « Tu n'as rien appris, va t'en, et Marie de Magdala, avec ses seins luisants de sueur, ses cheveux défaits qui semblaient exhaler de la fumée, sa bouche tuméfiée, ses yeux d'eau noire, Tu ne t'attacheras pas à moi à cause de ce que je t'ai enseigné, mais reste avec moi cette nuit. Et Jésus, sur elle, répondit, Ce que tu m'enseignes n'est pas une prison, c'est la liberté. ».

Souvenirs au futur antérieur : « Ils dormaient là où le hasard les menait, sans autre exigence de confort que le giron de l'autre, quelquefois avec le firmament pour seul toit, l'immense œil noir de Dieu, criblé de ces lumières qui sont le reflet laissé par les regards des hommes qui ont contemplé le ciel, génération après génération, interrogeant le silence et écoutant l'unique réponse donnée par le silence. Plus tard, quand elle sera seule au monde, Marie de Magdala voudra se souvenir de ces jours et de ces nuits, et chaque fois elle sera obligée de lutter âprement pour défendre sa mémoire des assauts de la douleur et de l'amertume, comme si elle protégeait une île d'amour des attaques d'une mer tourmentée et de ses monstres. ».

Organe contondant : « Dieu pourrait-il rejeter comme n'étant pas son œuvre, ce que tu as entre les jambes ? (…) Cette partie du corps est en elle-même maudite ! Pas plus maudite que la bouche quand elle ment et calomnie, et elle te sert à louer le bon Dieu avant le mensonge et après la calomnie. ».

Deuil intérimaire : « Finalement l'absence est aussi une mort, la seule différence et elle est importante, c'est l'espoir. ».

Vin : « Alors le Diable dit, Il faut être Dieu pour aimer autant le sang. ».

Inversion accusatoire : « Alors Jésus comprit qu'il avait été mené vers le leurre comme on mène l'agneau au sacrifice, que sa vie avait été conçue depuis le commencement des commencements pour qu'il meure ainsi, et se ressouvenant du fleuve de sang qui devait naître de son flanc et inonder toute la terre, il cria vers le ciel ouvert où Dieu souriait, Hommes, pardonnez-lui, car il ne sait pas ce qu'il a fait. ».

Retournement : « Et Jésus pourra dire alors à son géniteur, Père, tu n'as pas à porter toute la faute, et dans le secret de son cœur peut-être osera-t-il demander, Quand donc arrivera, Seigneur, le jour où tu viendras à nous pour reconnaître tes erreurs devant les hommes ? »

.Au bout de la vie : « Je vais vous conduire jusqu'à la rive pour que tous puissent enfin voir Dieu et le Diable comme ils sont. Ils verront comme ils s'entendent bien, comme ils se ressemblent. ».


6. "L’Aveuglement" (1995)

Une épidémie foudroyante de cécité rend tout le pays aveugle, sauf un personnage. Le pays s'effondre dans le chaos. Le commentaire de l'Académie suédoise sur ce livre est ceci : « L’auteur omniscient nous entraîne dans une effrayante traversée de l’interface constituée par les sensations et les couches spirituelles civilisatrices de l’être humain. La richesse d’imagination, les bizarreries et la perspicacité donnent leur pleine mesure dans cette œuvre, étrangement captivante. ».

Miroir sans tain : « Les images ne voient pas, Tu te trompes, les images voient avec les yeux de ceux qui les voient c'est seulement maintenant que la cécité est devenue l'apanage de tous, Tu continues à voir, Chaque jour je verrai moins, même si je ne perds pas la vue je deviendrai plus aveugle chaque jour parce qu'il n'y a plus personne pour me voir. ».

Ophtalmologie rédemptrice : « L'aveugle les écarquilla tout grands, comme pour faciliter l'examen, mais le médecin le prit par le bras et l'installa derrière un appareil dans lequel quelqu'un doué d'un peu d'imagination eût pu voir un confessionnal d'un nouveau modèle, où les yeux eussent remplacé les paroles et où le confesseur eût regardé directement dans l'âme du pécheur, Appuyez le menton ici, recommanda-t-il, et gardez les yeux ouverts, ne bougez pas. ».

Langage des signes : « Nous avons fait de nos yeux des sortes de miroirs tournés vers le dedans, avec pour conséquence, très souvent, qu'ils montrent sans réserve ce que nous nous efforçons de nier avec la bouche. ».

Vivre-ensemble : « Ce qui est difficile, ce n'est pas de vivre avec les gens, dit le médecin, c'est de les comprendre. ».

Contre mauvaise fortune bon cœur : « Heureusement, l'histoire humaine l'a montré, il n'est pas rare qu'un malheur engendre un bonheur, on parle moins des malheurs engendrés par des bonheurs, les contradictions de notre monde sont ainsi, certaines méritent plus de considération que d'autres. ».

Préférence nationale : « Moi je m'accommode fort bien des ennuis de mes voisines, paroles que nulle ne prononça mais que toutes pensèrent, car le premier être humain à être dépourvu de cette deuxième peau que nous appelons égoïsme n'a pas encore vu le jour, peau bien plus dure que la première qui, elle, saigne pour un oui pour un non. ».

Sentimentale-moi : « Vous voulez dire que nous disposons de trop de mots, Je veux dire que nous disposons pas d'assez de sentiments, Ou alors nous disposons d'eux, mais nous avons cessé d'utiliser les mots qui les expriment, Et par conséquent nous les perdons. ».

Digues et larmes : « Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s'additionnent les uns aux autres, on dirait qu'ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l'émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments, parfois ce sont les nerfs qui n'en peuvent plus, ils ont trop supporté. ».

Heureux les simples d'esprit : « Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas. ».


7. "Tous les noms" (1997)

Intrigué par un nom, un petit fonctionnaire employé au service de l'état-civil suit une piste qui va être fatale.

Piqûre aux fesses : « Monsieur José avait les piqûres en horreur, surtout dans la veine du bras, il devait toujours détourner le regard, et fut donc fort content quand l'infirmier lui dit qu'il ferait l'injection dans le muscle fessier. Cet infirmier est un homme bien élevé, d'une autre époque, il a pris l'habitude d'utiliser le terme de muscle fessier au lieu de fesse pour ne pas choquer la délicatesse des dames et il en a presque oublié la désignation ordinaire, il disait muscle fessier même quand il avait à faire à des malades pour qui le mot fesse n'était qu'une affectation langagière ridicule et qui préféraient la variante grossière de joufflu. ».


Relativité générale : « Le temps n'est pas identique pour tous même si les horloges essaient de nous convaincre du contraire. ».

Curiosité funèbre : « Pendant que j'y pense, dites-moi ce qui vous a conduit à imaginer que je souhaitais voir la tombe de cette femme, Rien, peut être parce que j'aurais fait de même si j'avais été à votre place, Pourquoi, Pour être sûr, Qu'elle est morte, Non, pour être sûr qu'elle a été en vie. ».

Réciprocité du souvenir : « Ainsi comme la mort définitive est l'ultime fruit d'une volonté d'oubli, de même la volonté de mémoire pourra perpétuer notre vie. ».

Amour en différé : « Tu voulais la voir, tu voulais faire sa connaissance, et cela, que tu le veuilles ou non, c'est déjà aimer. ».

Zèle bureaucrate : « Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle. ».

Mains dans le cambouis : « Quand il arriva au bout de ce bref travail il était épuisé, ses mains étaient en sueur, son dos était parcouru de frissons, il avait parfaitement conscience d'avoir commis un péché contre l'esprit de ce corps de la fonction publique, en fait rien ne fatigue plus que de devoir lutter non pas avec son propre esprit mais avec une abstraction. ».

Dur labeur : « Il fut stupéfait en s'apercevant dans la glace, il n'aurait jamais imaginé que son visage était dans un état pareil, crasseux, sillonné de ruisselets de sueur, On ne dirait pas que c'est moi, pensa-t-il, or sans doute n'avait-il jamais été autant lui-même. ».

Relativité restreinte : « Cela viendra, vous êtes encore très jeune, Jeune, moi, je vais sur mes cinquante deux ans, Vous êtes dans la fleur de l'âge, Ne plaisantez pas, La sagesse vous viendra seulement à partir de soixante-dix ans, mais alors elle ne vous servira plus à rien, ni à vous ni à personne. ».

Solitude du criquet : « Les grandes tristesses, les grandes tentations et les grandes erreurs proviennent presque toujours de ce qu'on est seul dans la vie, sans un ami prudent à qui demander conseil quand on est anormalement troublé par quelque chose. ».

Storytelling : « La mémoire, qui est chatouilleuse et n’aime pas être prise en défaut, tend à combler les oublis avec des versions fallacieuses de la réalité, lesquelles ressemblent plus ou moins aux faits dont elle a gardé un souvenir aussi flou que la trace du passage d’une comète. ».

Désertion des confessionnaux : « Les consciences se taisent beaucoup plus qu'elles ne le devraient, c'est bien pour cette raison que les lois ont été créées. ».

Deuil conjugal et deuil familial : « Le mari ne voudra sûrement pas me parler, ce qui est fini est fini, Mais ses parents voudront sûrement, les parents ne refusent jamais de parler de leurs enfants, même quand ils sont morts, je l'ai constaté. ».

Érosion du temps : « L'histoire est pareille pour tous, une personne naît, elle meurt, qui s'intéressera maintenant à ce qu'elle a été, ses parents, s'ils l'aimaient, la pleureront un moment, puis ils pleureront moins, puis ils cesseront de pleurer. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Engagé enragé.
José Saramago.
Annick de Souzenelle.
Philippe Alexandre.
Yves Coppens.
Charlotte Valandrey.
Sempé.
Fred Vargas.
Jacques Prévert.
Ivan Levaï.
Jacqueline Baudrier.
Philippe Alexandre.
René de Obaldia.
Michel Houellebecq.
Richard Bohringer.
Paul Valéry.
Georges Dumézil.
Paul Déroulède.
Pierre Mazeaud.
Philippe Labro.
Pierre Vidal-Naquet.
Amélie Nothomb.
Jean de La Fontaine.
Edgar Morin.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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