lundi 7 novembre 2005 - par Alban MARTIN

Quelques pistes pour chiffrer une émotion

Plus qu’un produit ou un support, le public et les amateurs valorisent une émotion, une expérience musicale. Comment monétiser une expérience musicale, trouver le bon niveau de prix ? Doi- on faire comme Steve Jobs et considérer que toutes les musiques se valent ? Je partage avec vous ici quelques pistes, à creuser...


Afin d’appréhender la valeur d’une bonne expérience, on peut comprendre comment aujourd’hui se monétisent les différents degrés d’émotions. Dans le livre The Future of Music, les auteurs expliquent : « Lorsque vous achetez une place de concert, vous ne payez pas pour la musique qui va être jouée. Tout le monde va entendre les mêmes morceaux - vous payez plutôt la place. Vous payez pour être plus près de la scène. La personne au premier rang débourse 500 dollars alors que le type au fond ne paie que 10 dollars. Pourquoi ? Ils assistent tous les deux au même concert. Mais ils ne valorisent pas la musique ; ils valorisent l’expérience musicale.

Ils souhaitent pouvoir se vanter, pouvoir en parler, ils veulent un souvenir. Ca n’a rien à voir avec la musique. » On peut également rationnellement expliquer que la proximité visuelle au premier rang est un facteur augmentant les émotions ressenties, améliorant l’expérience. Et pour lequel nous sommes prêts à débourser plus.

L’unicité de l’expérience musicale fournie par un artiste ou une maison de disque repose sur deux principales composantes à mes yeux : la première est le caractère exclusif, c’est-à-dire l’impression d’assister à un évènement qui ne se reproduira pas. La seconde est la personnalisation de l’expérience, la rendant unique à mes yeux. Ces deux composantes se monétisent. Dans un système économique parfait, on pourrait affirmer que la valeur de ces deux composantes est hautement subjective, car elle dépend de l’émotion générée chez chaque individu. Sa valeur est donc différente pour chacun, de même que la propension à payer, d’où la difficulté que nous avons à bâtir un modèle économique dessus.

Elle peut aller de zéro pour une personne insensible à un style musical, à une valeur inestimable pour le fan conquis. Le prix des places de concert, ou d’événements sportifs comme le superbowl sur le marché noir, atteint des sommets d’irrationalité financière (jusqu’à 7000 dollars le siège). Dès lors, certains artistes comme Maria Schneider ne gravent que 10000 CD, introduisant de la rareté et une valeur supplémentaire dans un objet industriel. 1000 de ces CD sont vendus aux enchères, laissant les fans fixer le prix qui correspond à leur attachement émotionnel à l’univers de l’artiste. Cette technique est dans la continuité des artistes vendant depuis longtemps aux enchères des autographes, guitares collectors ou autres habits portés sur scène. Sauf que dans le cas de Maria Schneider, on arrive à des volumes bien plus importants, sans influer sur la rareté et l’unicité de l’expérience musicale.

Comme pour la musique et les concerts, aller au cinéma relève également de l’expérience « unique », même si les équipements home theater[1] rendent cette expérience de plus en plus répliquable chez soi. Le développement des multiplex depuis les années 1990 s’est accompagné d’une hausse des prix des tickets, proportionnelle à l’agrandissement de la taille des écrans et du confort des sièges.

D’autres idées sont en train d’être mises en place aux États-Unis pour redonner de l’unicité aux salles de cinéma. Ainsi à Palm Beach, en Floride, les clients du Muvico Parisian peuvent laisser leur voiture à un portier, et déposer leurs enfants dans la salle de jeux où des hôtesses veilleront sur eux pendant le film. A l’intérieur des salles obscures sont servis des cocktails, ainsi que des sushis variés. Cette course vers l’unicité de l’expérience, qui consiste à renchérir par rapport à l’expérience offerte par le home theater, montre bien qu’elle est source d’avantage compétitif. Le directeur du Muvico Parisian résume bien ce fait en affirmant que « si nous, propriétaires de salles de cinéma, ne vous offrons pas tout cela, vous allez rester chez vous ».[2]


En prenant l’expérience client pour référentiel, on comprend alors mieux pourquoi proposer moins peut valoir plus : à Hollywood, la société Pacific Theatres a ouvert en 2002 la salle ArcLight Cinemas, dont tous les sièges sont ouverts à réservation. Les bandes annonces sont réduites au minimum, et les publicités, qui atteignent souvent un quart d’heure dans les cinémas traditionnels, sont supprimées.

Tout ce qui vient nuire à la bonne expérience cinématographique, comme le bruit dans la salle, est réduit au minimum : les popcorns sont vendus dans des petites corbeilles réduisant les nuisances sonores, et les discussions à voix haute sont fortement découragées. Le ticket d’entrée s’élève à 14 dollars, soit 8 dollars de plus que la moyenne nationale ! Voici le prix de la bonne expérience. Et malgré la baisse du nombre d’entrées aux États-Unis cette année, les ventes de tickets sont en hausse de 25% !


[1] Constitués notamment de son surround, écran plat haute définition ou rétroprojecteur, lecteur DVD, pour retrouver la qualité sonore et visuelle des salles de cinéma

[2] Newsweek, The future of entertainment, 26 septembre/3octobre 2005




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