jeudi 29 mai 2008 - par Yohan

Rencontre avec Henri Guérard, photographe

Dans la lignée des grands photographes humanistes.

Qui pouvait mieux qu’Henri Guérard, ce natif de Ménilmontant, fixer sur la pellicule les lieux souvenirs et la vie de son "village", le populaire et insolite quartier Belleville-Ménilmontant ?

Né rue Sorbier en 1921 sur les hauteurs de la butte Ménilmontant, il réalise ses premières prises de vue lors d’un séjour de randonnée en canoë. Un déclenchement passionnel, pour ainsi dire, qui le poussera à prendre des cours de photographie.

"J’ai acheté mon premier appareil en 44, un Rolleicord, du matériel allemand. Depuis, j’ai travaillé avec bien d’autres appareils."

En 1944, il réalise une série unique de clichés de la libération vue et vécue au travers de son objectif, la petite "bataille de Ménilmontant".

La même année, il embauche au service photographique et cinématographique des armées. Au sortir de la guerre, il décide de s’installer avec sa femme Simone comme artisan photographe indépendant.

Un jour de 1944, le Père Roger Meuillet, prêtre ouvrier lui lance : "Dis donc Henri, je lance un journal de quartier, j’ai besoin de toi comme photographe, mais je ne peux pas te payer !"

Quarante-cinq années d’infatigables services suivront, tantôt pour l’Ami du XX, tantôt pour les Petits Frères des pauvres, carte de presse en poche, attentif aux bruissements et aux scènes de la rue qui respire.

Dès lors, avec son appareil en bandoulière, le récit de vie de son quartier, au fil de l’eau, s’imprime au révélateur, en noir et blanc. Une collection qui, au fil des années va s’étoffer, jusqu’à atteindre les 150 000 clichés.

Ce quartier populaire, qui a vu s’épanouir Maurice Chevalier et la môme Piaf, est une vraie terre d’accueil. A partir des années 20, s’y est établie et métissée toute une population d’immigration. Grecs, Arméniens, et juifs polonais, hier salariés des petits ateliers de cuir, d’imprimeries aujourd’hui disparues, les nouveaux arrivants d’alors s’installaient dans les vieux immeubles décrépis. Un décor parfait pour le photographe, qui cédera au début des années 60 à un salmigondis architectural de béton, dommages irréparables à bien des égards.

Les hauts quartiers de l’Est parisien savent livrer leurs secrets à qui veut se donner la peine d’escalader ses rues pentues en dédale, dénicher ses arrière-cours, ses ruelles défoncées donnant sur des petites courettes miraculeusement préservées du bétonnage.

Avec son appareil photo, dont il ne se séparait jamais, Henri Guérard, en a fait le tour plus que tout autre.

Dans un livre édité en 1999 chez un petit éditeur du 20e arrondissement, il nous fait revivre cinquante-cinq ans de l’histoire de ce coin de Paris insolite et de ses traits urbains si propices à la nostalgie.

De ses sujets, il reconnaît qu’il les trouvait sans les chercher, au détour de ses balades avec sa fidèle épouse. Tantôt randonneur, tantôt reporter, Henri Guérard ne trichait pas, préférant les clichés sans mise en scène, prenant sur le vif les mouvements d’un enfant jouant sur une décharge, l’incendie d’un vieil immeuble, une sortie d’école, une brume sur le clocher de l’église de Ménilmontant, bref, la vie, la vraie, de sa cité et de ses indigènes.

Tout au plus, comme tout bon photographe, montrait-il une exigence toute particulière pour la lumière et les conditions atmosphériques, prêt à suivre un nuage au contour intéressant et attendre qu’il prenne place dans son viseur.

"J’adorais particulièrement le contre-jour. Sur mon petit carnet, je consignais tout ce qu’il m’était donné d’observer, la lumière qui vient à une certaine heure, dans un certain sens… et revenir plus tard pour fixer l’instant ténu sur la pellicule."

Un esthétisme qui se conjugue aussi avec authenticité et spontanéité. Témoin, ce cliché pris rue Sorbier en 1952 "le livreur de bois surpris par un sol glissant" qui intrigue particulièrement les férus de technique.

Invariablement, il répond : "J’ai en permanence mon appareil sur le ventre, l’obturateur au 250e/s et, pour le diaphragme, il y a très peu à changer. J’étais prêt tout simplement. Le reste, c’est mon regard, mes yeux".

Presque de la même génération que Willy Ronis, qu’il a côtoyé lors d’expositions qui réunissaient leurs œuvres, Henri Guérard a inventé son propre style. Un style qui pourrait bien avoir inspiré un de ses admirateurs : Doisneau en personne qui appréciait son travail.

Aujourd’hui âgé de 87 ans, il vit toujours avec sa femme Simone dans son quartier chéri de Ménilmontant. Devenu aveugle à la suite d’une complication cardiaque, il n’en continue pas moins de rester actif, n’hésitant pas à répondre présent pour une exposition à Paris ou à New York.

Une reconnaissance qui vient quelque peu sur le tard, mais qu’il balaie d’un revers de manche. "L’argent n’a jamais été notre quête. On a eu, ma femme et moi une vie tellement riche, c’est l’essentiel."

"Et aujourd’hui, ma femme, c’est mes yeux… mon amour et mes yeux."

Si ses yeux l’ont lâché, sa mémoire quant à elle fonctionne parfaitement. Il suffit qu’on lui décrive un seul de ses clichés pour qu’aussitôt il vous raconte avec moult détails son histoire intime.

Celui des curés s’essayant au ski derrière l’église de Charonne, ou encore des enfants en capeline en partance pour l’école, cinquante années plus tard, ne peuvent être trahis par la mémoire.

L’homme nous laisse un témoignage aussi rare qu’authentique d’un Paris pas totalement disparu et pourtant si présent dans notre imaginaire.

Un nouveau livre, intitulé Un photographe de Paris, Henri Guérard, est paru en juin 2007 aux Editions Parimagine.

Interview exclusive pour Agoravox.
Photos et textes avec autorisation d’Henri Guérard.

 



11 réactions


  • Sandro Ferretti SANDRO 29 mai 2008 16:31

    Belles photos, Yohan.

     


  • maxim maxim 29 mai 2008 16:41

    qu’il était beau et vrai ce Paris que j’ai connu enfant ,tout gris par la patine accumulée durant des siècles ,ce paname avec ses petites rues abritant ses petites gens et ses petits métiers ..

    ses escaliers avec la bignole ( concièrge ) qui guettait l’intrus que osait s’aventurer dans l’escalier qui sentait le pipi ,la soupe aux choux ,et l’odeur des humbles gens ...

    ses rues aux pavés gras ,ses ruelles sombres avec du pauvre linge aux fenêtres ,et ses ribambelles de gosses au teint pâle qui jouaient et piaillaient ,prêts à mille conneries qui faisaient gueuler les adultes !

    heureusement des artistes du déclic et de la pellicule ont su fixer ces instants qui restent à tout jamais !

    salut à toi Yohan ,bel article ,je sais que tu aimes le travail bien fait .


  • Castor 29 mai 2008 17:02

    Magnifique article Yohan, merci.


  • Yohan Yohan 29 mai 2008 17:21

    @ castor, maxim, sandro

    Merci pour vos encouragements. qui iront également droit au coeur d’Henri Guérard qui le mérite bien car il est de la trempe des Willy Ronis, Doisneau. L’homme mérite d’être connu et reconnu de son vivant, d’autant qu’il est très âgé. De plus, c’est une belle personne, discrète et humaine.


    • Sandro Ferretti SANDRO 29 mai 2008 18:04

      Yohan,

      Oui, les belles personnes, ca manque. En général, on ne les sort de l’ombre que pour monter dans "le grand terrain de nulle part avec de belles poignées d’argent "(Bashung), et encore, pas tous.

      N’empéche, quel triste destin pour un photographe que de finir aveugle. Mais bon, s’il est "pleins phares" grace à sa femme, tant mieux. Qu’il prenne la Nationale 7, celle des souvenirs.

      PS : j’avais pas vu que c’était un interview exclusive de toi. C’est une bonne idée, les interview de "sans grade", des "pas vus, pas reconnus". Exemple à suivre.


  • Bobby Bobby 29 mai 2008 20:34

    Bel article ! d’une belle humanité... et qui me replonge dans le Paris qie j’ai connu il y a un peu plus de cinquante ans ! Bravo !


  • Picolo 29 mai 2008 23:04

    Bravo Yohan pour ce formidable article qui nous fait (re)découvrir cet artiste de l’instantané (avec en prime des liens hypertextes vers les autres publications, articles ou sites liés à l’auteur !). Tu décris avec justesse l’auteur et son remarquable travail de passionné.

    "Back to the past" façon Henri Guérard, des ouvrages à dévorer des yeux sans modération !

    Bonne lecture à tous les passionnés d’art photographique en N&B, ou du vieux Paris.


  • Alditas Alditas 30 mai 2008 08:57

     Bonjour !

     Je ne vois pas mieux qu’un chasseur d’images voire de photographies à l’ancienne surtout filmant les ans que ne sont pas seulement les noms des mois, des jours et des saisons, mais aussi de leurs décors et de leurs acteurs à travers les différentes périodes de l’histoire qui secrétent leurs privilégiés sur fond de contextes et de conjonctures parfois faites d’interdictions et en d’autres moments par les moyens matériels et les manques de dispositions psychologiques ou d’inspirations.

     Ces villes et villages voire les quartiers qui ont enfanté des photographes comme ce genre de personne que représente Monsieur Henri Guérard ont une grande chance au regard d’autres endroits difficiles d’accés vivant dans l’isolement pour motifs de manques d’ouvertures dûs à d’innombrables facteurs télle que l’absence de moyens de communications eu égard à leurs situations géographiques dans des zones montagneuses et forestières difficiles d’accés. Non seulement beaucoup d’évènements ne sont pas enregistrés mais les mémoires de peu d’écrivants ne sont parfois pas accéptées à cause de l’absence des photos et de la culture légendaire qui les encadrent. Les hommes changent et ils aiment changer les choses parfois dans le bon sens et parfois non. Cela favorise des mensonges monstrueux lorsque tous les personnages d’une période disparaissent sans laiser de traces de quelque nature que ce soit. Et si un cliché se renverse lors de son épreuve de développement que se passera-t-il au niveau d’un méssage à transmettre aux autres dans les contrées lointaines ? Et si par exemple, un établissement scolaire porte la plaque "école" dans un village reculé d’un point géographique donné vivant dans l’annonymat et qu’un autre usager d’une contrée lontaine s’en accapare tout en changeant l’appélation réélle du lieu filmé sans indication de la source originelle que se passera-t-il ?

     Mon village natal "El-Maïn" en petite Kabylie des Bibans constitue un exemple type d’ étude de cas. et il n’est pas seul en son genre à vivre une telle situation notamment lorsqu’il s’agit de décrire les années d’avant 1950.

     Bravo pour les travaux d’enregistrements des ans éfféctués par Monsieur Henri Guérard, ces personnages proches de l’art du savoir, moins que de l’avoir et de certains pouvoirs si ce n’est seulement ceux de bien voir, choisir l’angle et cibler l’objéctif au bon moment. Il y a aussi les verbes protéger et conserver de si précieux documents autant que communiquer l’information. Donc Agora aussi mérite les remerciements de ses lécteurs sans oublier les alertes google et les news de windows Live Hotmail.


  • E-fred E-fred 30 mai 2008 09:19

    à Yohan

    Bravo pour cet article. 

    Le lien sur l’article du monde est très instructif : "Les Américains ne venaient pas dans les quartiers de Paris, ils avaient peurs des communistes !" Les commentaires d’Henri Guérard sont encore plein de fraîcheur !

     


  • Yohan Yohan 30 mai 2008 12:43

    @ E fred, boby piccolo et autres

    Concernant la bataille de Ménilmontant, il y a effectivement peu d’archives sur le net. J’ajoute qu’Henri Guérard a été actif dans la résistance dite de l’ombre. Circulation des documents entre réseaux, établissement de faux papiers pour le compte de la résistance. Sur Ménilmontant, les FTPMOI y étaient actifs à ma connaissance


  • Picolo 10 novembre 2012 19:51

    C’est avec tristesse que je vous annonce le décés d’Henri Guérard dans sa 92ème année dans la nuit de Jeudi à Vendredi 2 Novembre.

    Il nous laisse son regard sur ce Paris oublié, la beauté des expressions prises sur le vif et une belle leçon d’amour sur ce qui a été sa relation avec sa femme Simone durant toutes ces années

    Repose en paix Noneil

    Nicolas

     


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