lundi 31 mai 2021 - par Nicolas Cavaliere

Schoenberg/Cobain

Civilisation de deux punks marinant dans la déprime.

Le 20ème siècle aura dévoyé l’homme-monstre du 19ème : ce romantique infatigable tracé par Goethe et Hugo, grandi par Wagner, diminué par Baudelaire, illuminé par Rimbaud, adouci par Debussy, parodié par Mahler. Cet homme-monstre, blanc et européen, est en fait devenu ce qu’il a toujours voulu être, un émotionnel pur jus, pure électricité, qui fait griller les billets de 20 dollars ainsi que sa propre cervelle. Chauve ou cheveux longs, pour isoler ou pour conduire.

Entre Arnold Schoenberg (1874-1951) et Kurt Cobain (1967-1994), il y a l’écart du langage et du succès. Le premier, résolument tordu jusqu’au silence de son spectateur, le second, brutalement harmonieux à la folie de son public. Schoenberg mort vieux, Cobain mort jeune. Des ressemblances ? Il y en a, avec cet émotionnel mythique, disparu au 21ème siècle, noyé sous le flot d’informations en ligne, qui aujourd’hui ne saurait plus quoi ressentir, stupéfait de sa propre sidération.

De ce point de vue, Schoenberg a été le premier punk de l’histoire de la musique, Cobain le dernier.

Du « Pierrot Lunaire » à « In Utero », le creuset est le même, le fossé aussi. Strictement européen, strictement industriel. La machine nie l’expression, l’art la recréera. De 1874 à 1994, ce fut l’histoire d’une prise au piège de plus. Schoenberg fut libre dans le cadre d’une musique savante, et sa dernière série d’œuvres commenta l’automatisme meurtrier poussé à son extrême paroxysme ; Cobain fut libre un certain temps dans celui d’une musique populaire, jusqu’à ce que l’industrie vienne lui mettre la pression un peu trop fort. Les influences ? Les mêmes. Les émotions des jeunes hommes nées dans un siècle où les humains se sont vus très grands, dans l’amour comme dans la mort, et se sont heurtés au rationalisme dominant.

Pour faire pendant, opposer une autre force, ils se lancent dans une quête de l’insurpassable, de l’insupportable, expressivité. Le premier, parvenu à la fin de la boursouflure orchestrale avec les « Gurrelieder », franchit sa porte à travers la destruction de la tonalité. Le second, qui voit trop bien le triomphe de l’amplification du son, y ajoute les mélodies crues du blues rural et ouvre la sienne. Schoenberg hurle à travers le silence dans des pièces de chambre dont la disparité des sons rappelle les corps démembrés et les membres éparpillés des soldats de la première guerre mondiale. Cobain hurle le bruit intérieur de jeunes gens dont l’intégrité corporelle est trop bien conservée pour ne pas réclamer un autre conflit.

Entre eux, il y a tentative sur tentative de sortir le monstre de sa cage thoracique. La majorité des disciples de Schoenberg qui formèrent la seconde École de Vienne ont laissé nombre de pièces où le rationalisme est retourné contre lui, la partition réduite à un outil et servant de prétexte pour enfiler des notes selon un ordre tellement précis que le caractère vain de la démarche apparaît aussi insensé que ses équivalents dans d’autres domaines de la vie, et ce faisant, exprime une émotion en contexte. Une série de douze sons comme une série de gestes dans une usine fordiste, où ils ne pénétreront jamais. Ils mourront pour la plupart dans le grand âge, après avoir étudié et servi à la connaissance d’une musique pensée pour une élite d’étudiants. De l’autre côté, à la suite de John Lydon ou de Nick Cave, des hurluberlus comme Sid Vicious, GG Allin ou Seth Putnam se sont vautrés dans la merde pour signifier au monde qu’il allait dans la mauvaise direction, poussant le mauvais goût jusqu’à reprendre des thèmes de séries TV ou des standards de la variété internationale. Parce qu’ils s’exprimaient dans le langage des pauvres, ils ont terminé très rapidement au tombeau.

De la même façon dont l’idéologie communiste a renforcé la bataille technologique entre le bloc soviétique et le bloc occidental, ces artistes ont nourri l’intensité générale de leur siècle, étayé les raisons de perpétuer les conflits, les ont réglés avec leur disparition ; et en mourant, ils ont laissé aux techniciens l’héritage du devoir pharmaceutique. Pour vaincre son temps, la musique n’est plus acceptée comme remède. C’est pour vaincre le temps qu’on recherche aussi vainement une solution quantique, alors que l’évidente, la kantienne, est ignorée (1).

Depuis 1994, il n’y a plus de nom sur le cri de l’intérieur qui voudrait se frotter aux démons de l’ordre machiniste. Cette culture s’est figée. Elle n’a pas disparu, elle survit de subventions, elle fait partie du paysage. Elle défile comme ces papiers peints dans les trains immobiles des vieux parcs d’attraction. Alors que sous le couvert éthique de ne pas voir les autres mourir, tous nos efforts se portent sur notre volonté de ne pas mourir nous-mêmes, le sens de vivre, celui qui voudrait voir l’envers du décor, celui qui laissait des traces dans le présent, a enfoui sa foudre sous nos pas. Cet éclair ressurgira du dessous, comme le cri du dedans. La révolte frappera d’autant plus durement, plus crûment. Pas sûr qu’elle prenne l’excuse de la culture, la seconde foi !

 

(1) « De la mort, nul ne peut faire l’expérience en lui-même (l’expérience postule la vie) ; on ne peut l'observer que chez les autres. » (Anthropologie, §27)



26 réactions


  • Laconique Laconique 31 mai 2021 09:52

    Moses und Aron. Gros choc esthétique. Et Cobain, je pense presque tous les jours à lui. Vous tapez dur là… Mais l’époque esthétique est terminée, c’est autre chose maintenant, c’est peut-être pas plus mal.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 31 mai 2021 15:17

      @Laconique

      Pour moi aussi, cet opéra a été une expérience mémorable (interprétation sous la direction de Michael Gielen). Ça et « Wozzeck » d’Alban Berg, c’est le duo diabolique pour les oreilles non accoutumées qui en sont restées à Mozart, Rossini et Wagner.

      Je ne comprends pas ce que vous avez entendez par « l’époque esthétique est terminée ». J’ai l’impression qu’elle est encore là, mais qu’elle est plus liée aux objets, et au moins au regard. Je ne sais pas si c’est une bonne chose. Mais d’abord, je me demande ce que vous avez voulu dire.


    • Laconique Laconique 31 mai 2021 16:59

      @Nicolas Cavaliere

      Je ne me souviens plus du tout de Wozzeck, alors que Moses und Aron me laisse un souvenir très clair, sans doute à cause du sujet. Quelque chose de très épuré, de très austère, mais sincère, pas prétentieux. C’est cette sincérité que vous soulignez dans votre article chez Schonberg et Kurt Cobain, que vous reliez à la mort. Il y a plein de choses dans votre article, cette radicalité chez ces deux-là, cette volonté de retourner le langage mécanique contre lui-même pour en faire jaillir autre chose. Je sais pas si on pourrait encore voir ça aujourd’hui, l’époque n’est plus la même.

      C’est un peu ce que je veux dire quand je dis que « l’époque esthétique est terminée ». C’est un sujet très vaste, il faudrait des pages entières. Je pouvais discuter pendant des heures sur des films ou des livres il y a quinze ans, maintenant c’est fini, il n’y a plus d’interlocuteur, il y a de la morale partout. C’est un des aspects. Avant internet on était seul, il n’y avait que l’art, avec un engagement total. Aujourd’hui Kurt Cobain serait sur Twitter, à soigner son image. Le formatage est beaucoup plus fort aujourd’hui, et les sujets de réflexion et de cation sont presque imposés. En étant partout l’art n’est plus nulle part. C’est très compliqué. Ce qui était spontané alors est devenu spectacle, exhibition, on se montre. L’hystérie planétaire au moment de la mort de Michael Jackson... Cobain est mort avant ça.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 31 mai 2021 17:21

      @Laconique

      Wozzeck laisse un arrière-goût de misère et de déchainement meurtrier assez remarquable, c’est glauque et sanguin. Le Schoenberg est beaucoup plus abstrait, de par son sujet. Par moments, c’est quand même bien dément, l’écriture en tone row induit cette folie furieuse quand les personnages s’énervent.

      La performance a remplacé l’art, c’est juste. Quand ça s’évanouit vite dans le temps, la morale peut être évacuée aussi vite. Il y a un livre de Gilles Lipovetsky, « L’esthétisation du monde », qui me semble bien décrire ce dont vous parlez.


  • In Bruges In Bruges 31 mai 2021 10:21

    Intéressant.

    Céline avait écrit « féerie pour une autre fois », Cobain (et vous..) auriez pu dire « le Nirvana sera pour plus tard ».

    Cobain la gueule d’ange, qui a fini comme Richard Brautigan, avec sa cervelle plein les murs de son chalet de Bolinas...

    Avec Cobain, je pense toujours à Nine Inch Nails , et son « Hurt », popularisé par cette reprise fulgurante du Cash « du bout du bout ».

    « I hurt myself today, to see if I still feel ... »

    https://www.youtube.com/watch?v=8AHCfZTRGiI

    Pas mieux.

    Bon, pas toussa...

    j’ai visio conférence...


    • In Bruges In Bruges 31 mai 2021 14:40

      « I focused on the pain, the only thing that’s real ».

      J’ai le sentiment, M. Cavalier, que c’est ce que vous avez voulu dire aussi dans cet article, mais le père Cash, il est tellement cash (et à bout de souffle dans cette reprise) qu’il va direct à l’économie de mots, de maux et de sens, comme d’autres vont aux putes ou se mettent sous le Thalys de 22.43....


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 31 mai 2021 15:27

      @In Bruges

      Pas tant sur la douleur, que sur l’exaltation des sentiments. Le politiquement correct d’aujourd’hui a de beaux jours devant lui, parce que les seules postures agressives qui soient tolérées viennent de gens qui se revendiquent tolérants, donc placides le reste du temps.

      Elle est super la reprise de Cash, néanmoins c’est une réduction. L’originale a deux trucs de plus, l’électricité, et des dissonances. Vers les 4mn30, y a ce moment tordu qui me fait toujours froid dans le dos.


    • In Bruges In Bruges 31 mai 2021 18:26

      @Nicolas Cavaliere
      Oui, vous avez peut être raison. Je vois quand même ( mais c’est très subjectif, tout ça)« Hurt » comme non-decorellable de la douleur ( physique, l’aiguille, etc ou moral « everyone I know goes away in the end »).
      Pour rester sur « the man in black », vos commentaires sur l’exaltation des sentiments et le pardon me semblent davantage s’appliquer à « One » ( c’est aussi l’occasion de revoir cette merveilleuse photo noir et blanc du Cash backstage...)

      -Have you comme here for forgiveness
      -Have you come here to raise the dead ?
      -Have you come here to play Jesus to the lepers in your head ?"

      https://www.youtube.com/watch?v=QEnkU8bQ-xk


  • Buzzcocks 31 mai 2021 16:50

    Il y a encore des punks, pourquoi Cobain serait le dernier ?

    Giedré, c’est une punk, Groland, c’est punk.

    Je dirais même que tout est punk actuellement, les idéologies ont disparu, la religion n’attire plus grand monde, tout le monde se fait grave chier en entreprise, sans comprendre le sens de la tache qu’il exécute, tout est devenu absurde comme dans un sketch des Monthy Python. Le cynisme a triomphé totalement avec des dirigeants politiques qui se foutent de la gueule du peuple en permanence. Prenons Macron qui se fout de nos tronches en faisant venir deux connards de youtubeurs dans son palais.Quand un jeune lui demande du boulot, il lui répond bien d’aller se faire foutre « traverse la rue chercher un taf » = « fuck off and die », authentique slogan punk et chanson du groupe Broken Bones.

    On est en train de vivre le nihilisme punk.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 31 mai 2021 17:12

      @Buzzcocks

      Cobain serait le dernier tout simplement parce que c’est la dernière icône qu’on voit sur des tee-shirts dans la rue. Giedré, je connaissais pas jusqu’à ce que je lise son nom dans votre commentaire. Punk, c’est un peu fort, disons que c’est punk à roulettes. Groland, idem d’ailleurs.

      Quant à Macron, il est trop cynique, et surtout trop immobile pour être rattaché au mouvement. C’est un artiste, oui, il joue très bien la comédie. Fanatique de théâtre qu’on le décrit un peu partout. La vidéo avec les deux gus m’a faite assez marrer, sauf pour la fonction de Président qui en prend un bon coup. Bonjour la crédibilité à l’international après ça.

      On vit certes un nihilisme, mais pas punk. Et puis non... il y a trop de besoin de superflu pour dire qu’on évolue dans un monde qui glorifie le rien.


    • Buzzcocks 1er juin 2021 12:53

      @Nicolas Cavaliere
      On voit aussi des maillots Ramones, même Boccolini en porte un parfois quand elle présente ses jeux télés... c’est dire si ça ne représente plus rien.

      Et Giedré, c’est punk... elle décrit notre univers de façon cynique, y a pas plus punk que ça.


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 1er juin 2021 17:36

      @Buzzcocks

      Je partage le constat. Les Ramones, c’est une imagerie chic aujourd’hui. Même sur les sites de rencontre, parfois, on aperçoit des filles insignifiantes qui en portent.


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 31 mai 2021 17:15

    Nirvana c’est du garage , fatigué des paillettes hardos et autres pop rock . Le punk ,ben voyons , y’a longtemps que Joy Division lui a fait la misère. Réentendre de la franchise sur une gratte , avec simplement une ou deux pédales ...que ça été bon


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 31 mai 2021 22:41

    Bon . Suis allé voir Schoenberg. Voui mais pas si radical si j’écoute l’auteur question musique. Mais bon très bonne musique de la première moitié 20e.


  • In Bruges In Bruges 1er juin 2021 15:17

    @ Nicolas

    Bon, ils ne sont pas punk, ni grunge , ni destroy mais je les aime bien, notamment dans cette cover de Hurt : un son, un minimalisme de bon aloi. Guitares claires, pas de frime.

    https://www.youtube.com/watch?v=2jeJohmL-0U

    Et oui, definetly yes , « you can have it all, my empire of dirt... »

    @ Buzzcoks :

    mon bon monsieur oui. Même les minets du 16 eme ont leur casquette Ramones, posée à coté de la Caravane.

    Ramones est-il soluble dans le jus des chanteurs pour dames ?

    https://www.youtube.com/watch?v=5Vc95cOQHiA

    ( cela dit, il joue bien, sans médiator, « au doigt » et avec une sacrée vitesse d’exécution...)


    • Nicolas Cavaliere Nicolas Cavaliere 1er juin 2021 17:39

      @In Bruges

      C’est pas trop mal cette reprise. Les mecs se donnent. Je préfère tout de même celle de Cash, plus ténébreuse.


    • In Bruges In Bruges 1er juin 2021 21:54

      @Nicolas Cavaliere
      Les Mumford § sons, c’est une chanteuse britannique plutôt (très ) connue qui me les avait fait découvrir fin 2017/ début 2018. « Du bon boulot d’artisan », disait-elle. Pas faux.
      Une fois, elle m’avait trainé dans un concert d’eux ( pas ces extraits, c’est au Brésil, à San Paulo). Pour ne pas être reconnue, elle avait mis un bas de pyjama rayé ( bleu et blanc) façon hôpital psychiatrique, des baskets oranges fluo et un chapeau de mamie violet, style Reine d’Angleterre. Çà a marché. On a été tranquilles 1 heure.
      Et puis ça a merdé, elle a été reconnue, on a dû filer fissa, j’en ris encore (quand je n’en pleure pas).
      Je me souviens de ces deux morceaux :
      De la belle ouvrage d’artisan, elle disait.
      Yep.
      https://www.youtube.com/watch?v=zEPcWWKKHGQ

      ou encore ces histoires d’yeux de serpents...
      https://www.youtube.com/watch?v=USUnepHjDj8

      Bon, rien à voir avec les polos rayés, les punk et la vie telle qu’elle va. J’en conviens.
      PS : Hey , les belges Bac moins 12 ( ou assimilés), z’avez pas une histoire de statistiques de Covid et de complot de « l’Etat profond » ?????


  • Pierre 1er juin 2021 15:45

    Le rapprochement est assez osé même si on peut y trouver un mal-être commun, raffinement décadent chez Schoenberg.


  • Pierre 1er juin 2021 21:37

    Schoenberg non plus n’a pas sorti d’album.


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