Tracer un sillon
Curieuse ritournelle.
Quand bien même la mémoire flanche, les souvenirs s'évaporent, la conscience du présent s'étiole, il reste malgré tout un espace miraculeusement préservé dans ce cerveau qui joue mystérieusement l'hôtel des courants d'air. Les chansons, pas les plus récentes qui n'ont pas été invitées dans votre panthéon personnel, mais celles de votre enfance et de votre adolescence, vous restent fidèles pour peu que quelques notes viennent réveiller ce qui sommeille au plus profond.
Le miracle a alors lieu. La ritournelle qu'il est permis de nommer aussi refrain surgit comme par miracle, ouvrant la porte parfois à des fragments de couplets. Elle avait creusé un sillon profond qui attendait son heure pour revenir ainsi quand tous les autres pans du passé s'étaient jusqu'alors effondrés, laissant dans cet auparavant lointain un champ de ruine.
C'est alors qu'un jeu de construction se met en branle. La mélodie se fait architecte de l'ancien temps, relevant des images, convoquant des amis qui étaient sortis des écrans radars. Il y a une alchimie magique pour peu que l'on dispose d'un répertoire commun qui réconciliera dans cette quête musicale, tous les acteurs de ce miracle.
Ceci naturellement ne peut se passer que dans ces établissements qui reçoivent des personnes âgées en perte de souvenirs quand l'animateur prend sa guitare et se met à fredonner. Les visages fermés jusqu'alors, s'ouvrent au sourire, les yeux pétillent et les lèvres accompagnent le chanteur. Timidement d'abord puis avec entrain, la vie reprend ses droits le temps de la chanson.
Tout le monde a constaté ce phénomène, chacun sait combien ces moments sont importants et sources d'un immense bonheur pour les pensionnaires comme pour leurs proches s'il leur est donné d'assister à l'animation. Hélas, il convient de serrer les budgets, d'enrichir les actionnaires, de sevrer les pensionnaires de ces petits moments joyeux.
On tire les prix, voilà la seule rengaine que fredonnent les comptables et les dirigeants de ces établissements dans lesquels il n'y a plus qu'à déchanter. Tout ce qui semble, aux yeux des investisseurs, dérisoire, superflu, inutile et futile passe à la trappe dans laquelle s'accumulent les dividendes. Les intervenants sont priés de rester chez eux, les vieux n'ont qu'à rester tranquilles.
On peut trouver ça dérisoire. Il faut bien réduire les déficits, équilibrer la balance commerciale, remplir les caisses des épargnants et mener le peuple à la baguette. L'air du temps n'est plus à la chansonnette mais bien plus à la musique militaire qu'il conviendra d'entonner en canon. L'argent ira pour les armes et les vieux se contenteront de leurs larmes.
Le grand chef d'orchestre présentera la note et pour nous les soupirs et les silences forcés. La répartition des crédits ne se glisse pas sur la partition et seules les économies sont pointées du doigt. Le chœur des pleureuses sera bientôt condamné au silence, il n'est pas question que des voix discordantes se fassent entendre.
Mais revenons à nos chansons, celles qui jadis faisaient trait d'union entre les générations et qui se fredonnaient dans tout le pays. Aujourd'hui les tribus musicales sont en marche, chacun son style, sa tendance, sa mouvance, sa génération, sa langue même, si bien que plus tard, ils n'auront plus rien en commun pour que s'allume cette ultime étincelle.
Rengainez votre désir de déflagration messieurs et mesdames les maîtres de chœur, et laissez-nous chanter avec nos aïeuls. La musique qui marche au pas, ça ne nous intéresse pas, seule celle qui se chante à tue-tête nous réjouit. Rengaines, refrains, ritournelles, mélodies sont nos guides pour vivre en harmonie.