vendredi 5 octobre 2012 - par Laconique

Un classique indémodable : Les Liaisons dangereuses

 Je relis depuis quelque temps Les Liaisons dangereuses, avec beaucoup de plaisir et d'intérêt. Je connais peu de réussites aussi incontestables dans notre littérature, peu de romans français qui jouissent d'une telle unanimité critique. C'est le livre préféré de presque tous ceux qui l'ont lu, et la meilleure illustration pour eux du plaisir que peut procurer la lecture. Beaucoup d'auteurs ont aussi écrit sur Les Liaisons dangereuses, et comme ils ont voulu prouver qu'ils étaient au moins aussi intelligents que leur sujet (et ce n'est pas peu dire), ils ont en général écrit beaucoup d'âneries (la palme du galimatias ampoulé revenant, comme souvent, à Malraux). Si je devais définir pour quelle raison le chef-d'œuvre de Laclos se situe tellement au-dessus des autres romans libertins de son siècle, je dirais tout simplement ceci : dans Les Liaisons dangereuses, tout est subordonné à l'intrigue. Au contraire de Dorat et Crébillon avant lui, de Stendhal après (cf. Lucien Leuwen), Laclos ne se permet jamais de faire de l'esprit gratuitement. Son ouvrage possède la rigueur et parfois la sécheresse d'une démonstration mathématique. Laclos ne s'égare pas en chemin, chaque lettre, chaque phrase est directement motivée par les nécessités du récit. Plutôt que d'employer les ressources admirables de son intelligence à briller, il les a toutes mises au service de son histoire et de ses personnages, qui, de ce fait, sont devenus de véritables archétypes. A cet égard, il est de la même famille d'esprits que Racine (auquel les Liaisons font plusieurs fois référence), lequel dédaignait de faire de beaux vers bien frappés à la Corneille, pour bâtir des pièces impeccables et cristallines.

 Chez Laclos, le style est totalement subordonné aux personnages, et les personnages eux-mêmes sont totalement subordonnés au type qui est le leur et qui les détermine. Voilà pourquoi Valmont, contre toute logique, contre ses aspirations les plus profondes, envoie la fameuse lettre de rupture à la Présidente de Tourvel : il est un libertin, et il doit remplir son rôle jusqu'au bout. Par cet aspect comme par tant d'autres, Les Liaisons dangereuses relèvent de la tragédie classique : des principes abstraits gouvernent les protagonistes et triomphent de leurs inclinations les plus sincères ; l'esprit est plus fort que la matière. Le trait de génie de Laclos, c'est d'avoir substitué le vice à la vertu, et d'avoir démontré que le libertinage assumé est tout aussi exigeant, tout aussi héroïque dans son genre que le devoir sévère de la tragédie classique. Il exige qu'on lui sacrifie tout, jusqu'à son bonheur, jusqu'à sa vie.
 
 Comme je comprends Laclos, ses principes, son esthétique, ses motivations... Et combien Les Liaisons dangereuses auraient mérité qu'on fasse preuve à leur égard de la même simplicité et de la même sobriété qu'elles ont si magnifiquement illustrées...
 
JPEG - 6 ko
 


2 réactions


  • velosolex velosolex 6 octobre 2012 00:05

    Je n’ai pas lu les liaisons, et vous me donnez envie.
     Mais je partage la même enthousiasme, bien que lisant beaucoup de romans modernes, surtout les américains, pour les romans classiques.
    S’il faut faire une liste de livres qui nous ont marqué, les références classiques sont têtues, et aussi enthousiasmants que les souvenirs de jeunesse. Peut-être partagent-ils le même esprit de ferveur ?
    Les lettres persanes, de Montesquieu. On ne s’en lasse pas....
    Gulliver, de Jonathan Swift, un délice de satyre et d’humour, et le premier roman d’anticipation...
    Quand à Don Quichotte, le premier road movie, le premier best seller, que dire de cet homme, dont les principes et les loies de la vieille chevalerie ont font un has been, mais qui est pourtant l’incarnation de l’homme moderne, en proie au doute, mais qui suit sans faillir, et avec honneur, la voie qui lui est tracée ?


  • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 6 octobre 2012 07:51

    Il y a deux choses ici : d’une part, l’oeuvre et sa qualité formelle, d’autre part l’interprétation qu’on en fait.

    Je pense que l’oeuvre en question a d’autant plus de valeur qu’elle ne verse pas dans le mièvre romantisme du héros qui ne suit que ses impulsions et ses désirs (cf. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque).
    Je suis d’accord qu’elle confine au tragique en montrant la fatalité du destin ... que le héros se choisit et auquel il reste fidèle.
    Elle est donc originale au sens où elle fait retour aux sources, aux origines.

    Ceci étant, cette description est déjà porteuse d’une interprétation qui elle reste discutable. Je ne pourrais dire qu’ici l’esprit domine la matière.

    Même la notion de destin reste ouverte, puisque au final (ou au début) c’est le héros qui se le choisit.

    Nous restons dans cette tension indépassable entre le tragique de la fatalité qui s’impose au héros et l’envie qu’a celui-ci d’affirmer sa volonté et ses désirs.

    Quoi qu’il en soit, cet oeuvre est d’une très grande qualité et indémodable puisqu’on continue à en faire des films et des remakes régulièrement...


Réagir