mardi 27 mars 2018 - par Orélien Péréol

Une chambre en Inde (impossible de dormir dans ce monde en furie)

Une Chambre en Inde, création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre, en harmonie avec Hélène Cixous, avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

https://www.theatre-du-soleil.fr/fr/a-lire/generique-du-spectacle-4169

JPEG - 50.5 ko
Vijayan Panikkaveettil, Shafiq Kohi, Samir Abdul Jabbar Saed, Ghulam Reza Rajabi, Duccio Bellugi-Vannuccini © Michèle Laurent

Comme c’est l’usage au Théâtre du Soleil, le public est accueilli dans le hall-restaurant décoré à l'indienne pour cuisine idoine. Les murs portent des citations de Gandhi, et d’autres, en alphabet original et en français… J’en ai noté une qui m’a parlé parmi les autres : Que les hommes puissent aimer Dieu tout en échouant à aimer l’humanité est un mystère. Qui pensent-ils donc aimer ? de Sri Aurobindo, qui s'accorde particulièrement bien avec le spectacle.

La scène est une chambre quelque part en Inde, de très grande taille, lieu des rêves et cauchemars de la maîtresse des lieux, Ariane Mnouchkine elle-même (jouée par Hélène Cinque). De quoi faire théâtre, en notre état actuel du monde ? Comment retrouver l'esprit de Molière, rire de ce qui nous arrive, de nous-mêmes, de nos travers, à l'heure du terrorisme, de cette épouvantable guerre en Syrie. Cette chambre est ouverte de partout, elle est traversée et investit par toute sorte de gens, par les aïeuls William Shakespeare, Anton Tchekhov… et d’autres de tous bords, pas toujours amicaux. Ariane ne peut pas dormir. C'est elle qui les fait venir en s'endormant. Il y a un théâtre dans le théâtre. Cornélia est à la recherche du sujet de la pièce. Comment parler du monde sans faire peur et inquiéter ? Faire rire, retourner l’horreur en ridicule... Et qu'est-ce que ça donne théâtralement ? Ce sont ses questions qui reviennent.

Bien des choses de l'incongruité de notre monde, en son état actuel, sont invoquées et ont rendez-vous dans cette chambre en Inde : attentats, guerre en Syrie, réchauffement climatique... On passe de la montée d'un parti nationaliste indien à l'émotion d'un jeune Français apprenant le départ de son copain d'enfance pour le djihad, à la préparation d'enfants martyrs... L'esprit de Molière porte plusieurs scènes : le tournage d'un spot de propagande de DAESH, où les soldats sont à côté de tout… Un kamikaze marchande le nombre de vierges auquel il a droit au paradis, il croit que c’est 70 et il en voudrait 75, il en aura 72 au terme de la négociation.

Cornélia court aux toilettes plusieurs fois, sans doute pour vider sa mauvaise angoisse qui la paralyse… Il y a aussi des moments d’apparat spectaculaire, comme au music-hall, de la fête, des mouvements, de beaux costumes, de la musique, allant, battant, ce sont des extraits du Mahabharata, la grande épopée indienne joués dans la forme populaire du Terukkuttu, forme ancestrale pour les places des villages… Comme à l’opéra, on se laisse emporter dans un monde autre, de danses et de chants ; on se laisse emporter dans un état de conscience vaporeux, légère ivresse dans laquelle rien ne pèse, il s’agit pourtant de vengeances, de déshonneurs guerriers à venger par le fer, d’amours détruites ou abandonnées… il s’agit aussi et encore des fureurs de l’humanité en son berceau et qui nous habitent encore…

Que faire de nos vies ? que faire du théâtre ? « Si tous les théâtres du monde étaient démolis, à qui manqueraient-ils ? » se demande Cornélia. Un collier de scènes comme des perles, des scènes dures et amères dont il faut rire pour en tirer la substantifique horreur sans se faire contaminer, et de scènes douces et féériques qui font rêver. A la fin, le discours de Charlot dictateur, tiré du film, est interrompu par les kalachnikovs : « Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place, et notre terre, bien assez riche, peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre, mais nous l’avons oublié… _ Reprends » dit la metteuse en scène… Jusqu’à ce que les comédiens fassent rempart de leurs corps et de la centaine de rôles qu’ils ont joué.

JPEG




Réagir