« Vincere », une femme à l’ombre d’un dictateur en puissance
Film kaléidoscopique, mêlant avec maestria images de fiction et d’actualité, Vincere* (Vaincre), qui raconte la vie héroïque et tragique de la femme cachée (Ida Dalser) de Mussolini, est remarquable. Formidable chronique sur la montée au pouvoir du fascisme et ses dérives totalitaires exécrables, il est aussi le récit poignant d’un amour impossible, bafoué, parce que celui-ci, parasitant la version officielle de la stabilité maritale du Duce (Mussolini est marié à une ancienne serveuse à qui il a fait quatre enfants), s’il venait à être révélé à l’opinion publique, pourrait gêner voire empêcher les relations du parti fasciste avec l’Eglise ; le Pape ira jusqu’à qualifier le Duce d’« homme de
Mensonges d’Etat, étau social qui se resserre sur une femme désavouée : Vincere fait penser à L’Echange, ce qui est un compliment. Comme chez Eastwood, certains vivants se transforment en spectres dans l’écran de neige et le nuage de fumée du cinématographe. Ida Dalser est effacée par Mussolini, tel un fantôme, comme si elle n’avait jamais existé. Esthétiquement impressionnant, Vincere mixe sa trame narrative passionnante (histoire d’amour impossible, turbulences entre petite et grande Histoire, femme seule contre un système) avec une multitude de références historiques et artistiques. Fusionnant images d’archives et croisements entre les arts, le film brasse large sans s’égarer. Le cinéma, en tant qu’« art de faire revenir les fantômes » (Derrida), est convoqué, notamment Chaplin avec Le Kid (dont un extrait fait écho au sort dramatique d’Ida Dalser privée de son fils) ou Le Dictateur (la pantomime de la commedia dell’arte du Duce à sa tribune pourrait être comique si l’on ne savait toutes les atrocités en chemises noires qui en découlent), mais également la mode, l’opéra, le théâtre, la presse propagandiste, la typo percutante, les héroïnes lyriques ou de tragédies grecques (Aïda, Antigone) et la peinture.
Par exemple, dans Vincere (et ça aide d’ailleurs à comprendre combien le Guide a été une arme de séduction massive avant de se transformer en monstre), on voit très bien les liens en eaux troubles entre la religion, la politique et l’art. En Italie, dans les années 1910, Mussolini voit les choses en grand pour son pays et pour lui-même : « Je dois monter plus haut. J’ai le devoir d’être différent de tous ceux qui acceptent leur médiocrité. » Les plasticiens transalpins – les Futuristes - lui embrayent le pas : il s’agit alors, afin de liquider les vieilles valeurs et de faire advenir une nouvelle humanité, de célébrer la beauté de la vitesse, la modernité, la ville, la technique et la guerre en tant que « seule hygiène du monde » ! Cette phrase, ainsi que bien d’autres, on l’entend dans le film de Bellocchio et c’est tant mieux. Loin d’une version fleur bleue ou « moderniste » qui vise à détacher la pratique des arts de l’histoire des hommes (en 2008, Beaubourg avait consacré une grande expo au Futurisme sans insister suffisamment sur les dérives d’un tel mouvement : éloge de la guerre, mépris du féminin, lien avéré avec le fascisme - le poète futuriste Marinetti, ex-anar, a loué jusqu’en 1944 la grandeur de Mussolini), Vincere s’affirme en tant que film rétro-futuriste sans aucun faux-fuyant, c’est-à-dire qu’il regarde dans le rétroviseur de l’Histoire (des arts, des hommes) sans se voiler la face. Bravo. Du 5 sur 5 pour moi.
* En salles depuis le 25 novembre 2009.