samedi 1er mai 2010 - par Vance

Voici l’Homme : « En vérité, je vous le dis... »

Titre original : Behold the man

Un roman de Michael Moorcock (1968), éditions l’Age d’Homme 1971, Livre de poche.

Traduction : Martine Renaud & Pierre Versins.

Résumé  : Glogauer est un être pitoyable. Mal-aimé depuis toujours, brimé, psychotique et suicidaire, il cherche une réponse à sa vie misérable et morne ; il fait des études de psychologie et fréquente les personnes qui pourront lui apporter un peu de réconfort. Malheureux en amour, il passe son temps à s’auto-flageller, ne s’estimant jamais digne et lassant ses rares compagnes. Incroyant mais fétichiste de la croix, il souhaiterait tant que les religions reposent sur une base tangible.

Or voilà qu’un de ses anciens amis lui propose d’essayer une machine temporelle de son invention. Il accepte, à condition de choisir précisément la date et le lieu : la Galilée, en 29 de notre ère. Il a l’intention de rencontrer le Christ, le vrai, d’assister à sa crucifixion pour enfin donner un sens à l’existence toute entière. Mais, blessé dans le crash de la machine, il ne rencontre que Jean, le Baptiste, chef des Esséniens… et personne ne connaît Jésus… Alors, meurtri, hagard, il entreprend le voyage vers Nazareth. On le prend pour un fou, ou un prophète.

 Il finira par y trouver Joseph, charpentier aigri, et Marie, la femme qui lui a donné six enfants. Parmi eux se trouve bien Jésus : un garçon demeuré incapable de la moindre parole sensée…

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Il s’agit d’un Moorcock, un auteur que j’apprécie particulièrement pour sa manière très particulière qu’il a d’interpréter le mythe du Héros au travers de son gigantesque cycle, un peu inégal, du Champion éternel. Comment ne pas tomber sous le charme singulier de cet être unique qu’est Elric, jouet de forces qui le dépassent, possesseur d’une épée sombre buveuse d’âmes qui le possède, empereur déchu d’un empire qu’il a détruit, homme fragile et magicien puissant ? Ses récits ne sont pas tous des réussites formelles, mais le mythe est incomparable.

Seulement Moorcock, génial touche à tout, n’est pas qu’un auteur de fantasy, si sombre qu’elle puisse être. Il est aussi, et peut-être avant tout, un écrivain de SF inventif, provocateur et percutant.

Voici l’homme a choqué, en son temps. On a crié au blasphème, ainsi que l’indique obligeamment le petit édito présentant l’auteur et l’œuvre en page de garde. Soit. Ca n’est pas du tout pour me déplaire.

Seulement, de l’eau est passée sous les ponts de cendres.

Moorcock est rentré dans le rang depuis, s’étant consacré, après sa glorieuse carrière de directeur de la revue New Worlds (qui révéla parmi les plus grands auteurs britanniques), à des récits annonçant le steampunk. Elric a fait florès, ainsi que Hawkmoon, un autre avatar du Champion, grâce à de très bons jeux publiés en France par Oriflam. Et on a oublié Jerry Cornélius, peut-être son personnage le plus intrigant, le plus mystérieux et le plus prometteur. Jerry Cornélius, dont les initiales hantent les œuvres les plus personnelles de Moorcock. Dont celle-ci.

Plus de ce style ampoulé et un peu affecté que j’appréciais pourtant dans Elric : c’est direct, brut, sur un ton souvent cassant. Le récit est déconstruit, mais se suit assez aisément, entre le présent (Glogauer se crashe dans sa machine et est secouru par une tribu étrange aux mœurs ascétiques), le passé du personnage (de son enfance brimée à l’annonce du voyage, en passant par ses études compromises et ses amours sabotées) et des réactions vives, à la première personne, dont certaines semblent précéder le présent ; le tout s’entremêle assez habilement. Les intentions de l‘auteur sont vite claires, et les enjeux promptement assimilés : Moorcock ne cherche pas à surprendre, mais à choquer. Et ainsi, à donner un bon coup de pied dans les fourmilières de la pensée végétative. Si Jean (le) Baptiste n’est pas si éloigné du prophète bourru condamné à être décapité sur un caprice de Salomé, le reste du paysage galiléen ne correspond guère aux attentes et du lecteur, et du héros. Ce n’est que grâce à une méticuleuse préparation et une grand culture (qu’on associe aussitôt à l’auteur) que Glogauer parvient à comprendre plus ou moins qu’il a bien « atterri » au bon endroit et à la bonne époque – mais qu’aucun Messie du nom de Jésus ne s’est manifesté. Les temps sont durs, la sédition menace et les troubles publics couvent : Pilate cherche à mettre un terme à ces rumeurs malsaines de rébellion mais sans se salir les mains, pour ne pas exacerber les tensions entre communautés. Il compte sur une erreur d’appréciation du falot Hérode. Le contexte, les personnages coïncident, nonobstant quelques arrangements. Mais il manque la pièce maîtresse : Jésus, le Nazaréen. Il n’a pas accompli de miracle, n’a guéri personne, n’a pas marché sur l’eau ni rassemblé ses apôtres. Nul ne le connaît.

Citation, p. 153 : Le fou, le prophète, Karl Glogauer, le voyageur temporel, le psychiatre névrosé manqué, qui voulait que les choses aient un sens, le masochiste, l’homme au désir de mort et au complexe messianique, l’anachronisme, se frayait un chemin à travers la place du marché, haletant.

Il avait vu l’homme qu’il cherchait. Il avait vu Jésus, le fils de Marie et de Joseph.

Il avait vu l’homme en qui il reconnaissait, sans le moindre doute, un idiot congénital.

Pour un homme tel que Glogauer, perdu dans une psychose quasi mystique, dans une ère dont il sait qu’il ne pourra s’échapper, c’est inacceptable – tout comme il refuse d’assumer le rôle que tient à lui faire jouer Jean dans son projet ambitieux. Toute sa vie, Karl Glogauer a fui sa condition, ses obligations, et nié ses principes. Cette fois, il ne fuira pas : bien décidé à prouver au futur des hommes la pertinence de la logique chrétienne, il part en quête de celui qui est destiné à souffrir pour l’Humanité. Lorsqu’il trouvera enfin le rejeton attardé de la belle et concupiscente Marie, il n’aura plus d’échappatoire : l’amère désillusion laissera la place à la ferme intention d’accomplir ce qui doit l’être. Lui, l’iconoclaste, fera que Son règne advienne… quoi qu’il lui en coûte.

Dévastateur et brillant, un livre qui n’a rien perdu de sa force. Un très grand roman de science-fiction.



2 réactions


  • worf worf 1er mai 2010 15:03

    j’avais lu des Elric, Hawkmoon, Corum mais pas ce roman, je le mets sur ma liste .


  • @distance @distance 1er mai 2010 19:22

    Salut Vance

    Voici l’homme
    la dernière édition française (L’Atalante) daterait de 2001

    l’article donne envie de lire cet auteur, mais surtout ce livre curieux paru en 68


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