lundi 17 mars 2008 - par Emile Mourey

L’agneau mystique de Van Eyck (quatrième et dernière partie)

Au centre de la clairière mystique, sur l’autel aux lettres d’or frappées sur fond rouge que recouvre un linge blanc finement tissé, trône l’agneau de Dieu qui verse son sang pour le salut du monde. Les inscriptions qui figurent sur l’autel sont les suivantes : ECCE AGNUS DEI QUI TOLLIT PEC(ca)TA MU(n)DI. IHES(us) VIA VITA V(er)ITA(s)- Voici l’agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. Jésus est le chemin, la vérité et la vie.

Que signifie le symbole de l’agneau ?

Au plus loin qu’on remonte dans l’histoire de la Bible, l’agneau est le présent qu’Abel offre à Dieu tandis que Caïn présente sa gerbe de blé. Le symbolisme de la scène me semble évident. Dans la cité primitive, le paysan offre son travail et le soldat le sacrifice de sa vie. Par la suite, Isaï comparera le serviteur de Dieu à un mouton qui, au milieu des incroyants, souffre et meurt (Is 52). Puis, le symbole de l’agneau survivra dans l’iconographie chrétienne comme étant celui du martyr, martyr militaire, mais aussi civil.

Deux textes ont inspiré la scène peinte par Van Eyck : l’évangile de Jean et l’Apocalypse dite de saint Jean que probablement Nicolas Rolin attribuait au même auteur, ce qui est une grave erreur qui perdure encore de nos jours. Extraite de l’évangile de Jean, la première phrase est celle par laquelle Jean-Baptiste désigne Jésus en le revêtant du symbole de l’agneau (Jn 1, 29), la seconde phrase, celle par laquelle Jésus se définit dans le symbole du chemin (Jn 14, 6).

Dans l’Apocalypse, l’agneau n’est pas le doux mouton d’Isaï qui se laisse emmener à l’abattoir, mais le combattant de Dieu qui verse son sang. Il ouvre les hostilités contre les impies (Ap 6, 1...), sa colère les plonge dans l’effroi (Ap 6, 16). Il organise le combat qui mène à la victoire (Ap 17,14) et, sublime récompense, il devient l’époux de la nouvelle Jérusalem (Ap 21, 9) et dorénavant, son flambeau (Ap 21, 23).

Faut-il traduire l’expression latine "tollit peccata" par "enlever les péchés" comme cela se fait en immergeant les pécheurs dans l’eau purificatrice du baptême - ce que laisse entendre l’évangile - ou par "supprimer les péchés" en supprimant les pécheurs, autrement dit, en les faisant disparaître de la surface de la terre, comme le laisse entendre l’Apocalypse ?

Dans le tableau de Van Eyck, Nicolas Rolin a manifestement lié les deux sens. L’agneau symbolise les combattants bourguignons et flamands qui, au risque de leur vie, sont appelés à construire la grande Europe dont rêvent les ducs et le chancelier Rolin. Ils suivent l’exemple de Jésus qui voulait construire le royaume de Dieu.

Que signifie Jésus pour le chancelier Rolin ?

Rolin joue avec les symboles. Si Jean-Baptiste apparaît bien personnifié - son existence réelle est attestée par Flavius Josèphe - Dieu est évoqué par l’image de la Majesté divine et la Vierge par celle de la Sagesse. Quant à Jésus, il n’est qu’un exemple à suivre.

Pour désigner Jésus, Rolin s’est inspiré de ce qu’il a vu dans les fresques de Bourgogne et peut-être même d’Auvergne. Son abréviation IHES est très proche de l’abréviation IHS des fresques de Gourdon, abréviation probable de In Hoc Signo - par ce signe - que de trop savants exégètes ont réussi à transformer en IHsouS d’où IESOUS, d’où Jésus.

Rolin est dans le droit fil de la tradition éduenne. L’inscription du tympan de la cathédrale d’Autun « Seul, je dispose de toutes choses ; seul, je couronne ceux qui le méritent  », devient dans le tableau « Celui-ci est Dieu tout puissant par le fait de la dignité divine... Il est le rémunérateur par excellence car sa largesse est immense. »

Bien loin de la lecture littérale des textes sacrés, nous sommes ici dans le symbolisme des images où s’exprime ce que les auteurs de l’époque appelaient "la foi de Bourgogne".

Une signification politique

C’est bien là le message que Rolin envoie à la Flandre. En même temps que coule dans le calice d’or le sang de ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie, le puits de Moïse se remplit de l’eau “vive” qui fécondera la terre nouvelle.

Nous lisons ceci sur la margelle : HIC EST FONS AQUE VITE PROCEDENS DE SEDE DEI + AGNI. Voici la source d’eau de vie qui procède de l’existence sur le trône du monde de Dieu et de son agneau.

Dans son Apocalypse (Ap 22, 1), Jean a vu le fleuve de la vie (la voie lactée) limpide comme du cristal, sortant du trône de Dieu et de l’agneau (il voyait ce trône dans le sanctuaire du ciel). Et, en effet, dans le tableau de Van Eyck, les gouttes d’eau qui ont débordé du puits sont des rubis, des émeraudes et autres pierres précieuses.

A l’image d’une dentelle ornant cette broderie symbolique, les anges entourent l’agneau martyr d’une étonnante minute de silence, dressant comme des drapeaux la croix du sacrifice, la colonne de la flagellation, la couronne d’épines, la lance qui perça le flanc du Seigneur crucifié et l’éponge de vinaigre que le centurion lui tendit. Dans ce recueillement silencieux et immobile, il n’y a que le bruit des encensoirs que les anges balancent.

Signification des panneaux latéraux

Il suffit pour cela de lire l’inscription portée sur les marches du trône : VITA SINE MORTE IN CAPITE, IVVE(n)T(us) S(i)N(e) SENECTUTE I(n) FRONTE, GAUDIU(m) S(i)N(e) M(a)ERORE A DEXTRIS, SECURITAS S(i)N(e) TI(m)ORE A SINIST(ri)S, que je traduis ainsi : en haut, la vie sans mort ; au milieu, la jeunesse sans vieillesse ; à droite, la joie sans tristesse ; à gauche, la sécurité sans terreur.

Et, en effet, si l’homme vit dans l’esprit de Dieu (panneau du haut), il aura la vie éternelle. S’il s’abreuve à la source de vie (panneau central), son esprit sera sans cesse revivifié. Si les ermites et les pèlerins sont accueillis en Bourgogne et protégés en Palestine (panneau de droite), il n’y aura plus de deuils et de tristesse pour le peuple de Dieu. Si les chevaliers et les juges remplissent bien leurs missions et que le peuple les soutient (panneau de gauche), la sécurité régnera sans crainte.

A droite, protégés par le géant Atlas, les pèlerins sont de retour, heureux de leur voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle tandis que les ermites de la Terre Sainte, devenus âgés, sont accueillis en Bourgogne pour y jouir d’une heureuse retraite. Marthe et Marie, qui les avaient hébergés, les accompagnent, portant le vase de parfum du lavement de pieds (Jn 11, 2).

A gauche, la mule du roi David s’est glissée entre les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Derrière les croisés qui s’apprêtent à partir pour la Terre Sainte, un contingent de juges intègres les suit pour administrer les territoires reconquis.

Extraits en partie de mes ouvrages non publiés.

Post scriptum. Un commentateur m’ayant fait remarquer à la suite de mon précédent article qu’il était assez surprenant que j’identifie Jésus au personnage qui se trouve derrière le duc de Bourgogne, dans une position plutôt subalterne, cela m’a fait réfléchir, mais j’en suis de plus en plus persuadé. Cela donne au message de Philippe le Bon une force très grande que de se présenter ainsi entouré, dans son cercle le plus proche, du monde des artistes (Van Eyck à gauche), du monde des poètes (Virgile à droite) et de Jésus (au centre, la tête un peu plus haute comme il se doit, hiérarchiquement parlant). C’est l’image d’une auréole ou mieux d’un nimbe crucifère dont la croix correspond à l’emplacement du visage de ce Jésus. Je suis persuadé que Rolin a voulu affirmer dans ce tableau sa différence avec l’interprétation des évangiles par l’église de Rome. Rolin remet Jésus dans le monde des hommes. Il évite de donner à son visage l’expression mystique qu’il donne à Dieu. C’est pour cela que le visage de son Jésus est plus rond et celui de la divinité plus émacié. Mais c’est bien le même visage qu’il a peint par ailleurs.




4 réactions


  • del Toro Kabyle d’Espagne 17 mars 2008 19:10

    Mille mercis ! J’y reviendrai plus attentivement pour une lecture "synoptique"


  • Antenor Antenor 18 mars 2008 11:54

    @ Emile

    "Rolin remet Jésus dans le monde des hommes." Survivance de l’ariannisme burgonde ?

    Le bestiaire des religions antiques mériterait une vraie étude. Chaque animal reflètant le caractère dominant du groupe social qu’il réprésente. Le mouton semble particulièrement lié à l’image du guerrier. Dans l’Iliade, Agamemnon est fréquemment désigné par le terme de "Pasteur des guerriers" et le premier métier d’Hérakles est berger. On peut même se demander si les fameux banquets homèriques ne sont pas des scènes de réorganisation des unités, celles ayant subi le plus de pertes étant dépecées et absorbées par les autres. De même, la louve recueillant Remus et Romulus pourrait être un groupe d’opposants (une sorte de jacquerie ?) aux "bergers" d’Albe-la-Longue. Les jumeaux étant ensuite récupérés par un... berger.


    • Emile Mourey Emile Mourey 18 mars 2008 12:23

      @ Antenor

      Tout à fait d’accord.

      L’image du berger/pasteur et de son troupeau de moutons est la plus exacte que nous donne la nature pour représenter le chef suivi de sa troupe militaire. Le mouton est en effet un animal très discipliné quand il est en groupe. Il a un solide instinct grégaire. Le groupe fait preuve d’une grande cohésion. Quand il est attaqué, il se resserre autour du chef. Il le suit aveuglément. Le mouton se laisse parfois tuer sans même chercher à fuir. En l’absence du chef, il est perdu.

      Cette image n’est pas particulière à un peuple mais devait probablement être présente dans l’esprit des Anciens par delà les frontières. Comme vous le faites remarquer, elle est présente dans les oeuvres d’Homère. Elle est omni-présente dans l’Ancien testament et le Nouveau et elle perdure encore dans les chapiteaux des temples de l’antiquité tardive et des églises du Moyen-âge.


    • Emile Mourey Emile Mourey 18 mars 2008 12:38

      En ce qui concerne l’arianisme burgonde, je parlerais plutôt de permanence d’un christianisme éduen qui s’inscrit dans une tradition culturelle qui remonte aux fresques de Gourdon mais qui s’est trouvé confronté, à la fois militairement et théologiquement, à un christianisme franc qui, finalement, l’a emporté.

      Pour moi, les Burgondes n’étaient qu’une troupe de mercenairesqui se sont mis au service du peuple éduen pour participer à la défense du pays et de ses valeurs. Comme l’a écrit Sidoïne Apollinaire, bouffeurs d’ail et d’oignons, ils étaient loin d’être aussi cultivés que leurs hôtes.


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