mercredi 5 octobre 2022 - par C’est Nabum

La légende du Bas-Rouge

 

Mauvaise rencontre en Beauce

 

En cette année 1606, le bon roi Henri a encore quatre années de règne. Si lui vivait grassement et fort bien, pour Anthelme, la vie n’était pas rose tous les jours, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce soir-là de septembre, entre chien et loup, l’homme se dirige vers sa modeste demeure. Le vent d’ouest qu’on nomme ici « La Traverse » décornerait les bœufs s’ils n’étaient pas solidement attelés à leur joug.

Anthelme a pioché et huché toute la journée, il rentre crotté, harassé, par une fatigue qui est son lot quotidien. Dans sa grande houppelande usée jusqu’à la trame, le « peineux » est davantage un spectre qu’un homme vigoureux. Il faut avouer que le ciel depuis plusieurs mois n’avait de cesse d’essorer le paysage et les humains. Une pluie insidieuse qui s'infiltrait, transformait le sol en cloaque et rendait tous les travaux particulièrement laborieux et les récoltes misérables.

Le vin lui aussi en subirait les conséquences. La vigne ne donnera qu’une affreuse piquette qui ne sera pas de nature à donner un peu de réconfort. Décidément, une sacrée vie de chien pour le pauvre métayer. La poule au pot ne serait qu’une vaine promesse, les grands de ce monde aiment les formules ronflantes tandis que notre homme se demande comment il va pouvoir seulement donner un peu de pain et de soupe aux siens. Son fils Romain, sa fille Jeannette et sa femme Jeanne qui attend le troisième pour le début de l'année, tous sans avoir de quoi manger à leur faim.

Dans la maison, la maie était désespérément vide, tout comme le cellier et le garde-manger. Attendre la prochaine récolte, est illusoire. En septembre, il n’est plus rien de bon à espérer. Anthelme se lamente quand il parvient à la croisée de deux routes. Une voie pierrée qui mène à Pithiviers et une sente boueuse creusée d’ornières profondes qui menait à Guigneville , le village tout proche !

Tout en évitant une énorme flaque, il aperçoit sur un tertre où s'élevait une croix du chemin des bœufs une forme vaguement humaine. Une lueur dans l'obscurité, une forme noir vêtue, un grand manteau rouge flottant dans le vent, duquel dépasse une grande queue pointue. À n’en point douter, c’est le diable qui fouette rageusement le sol autour de ses pieds fourchus.

Une voix caverneuse interpela le pauvre laboureur, transi de frayeur :

- Alors Anthelme, comment vont les affaires ?

- Elles vont mal, très mal... mais comment me connaissez-vous ?

- Tu sais, Anthelme, je connais un peu tout le monde et j'ai déjà eu affaire à plusieurs. Je ne suis pas si mauvais diable et je peux te proposer un arrangement !

- Cela m'étonnerait...

- Mais si ! Actuellement, tu as une femme et deux enfants ; tu ne peux pas nourrir tout ce monde, sans parler de ton solide appétit. Ta femme est enceinte d'un troisième, ce qui ne va pas arranger tes affaires. Je te propose d'échanger ton prochain enfant contre un grenier plein, une étable florissante, un poulailler bien garni et l'aisance jusqu'à ce que tu aies élevé tes autres enfants.

- Un enfant, ça ne s'échange pas !

- Si ! Ne serait-ce que pour assurer la vie des autres. Tu as travaillé toute ta vie très dur, tu n'as pas un liard et d'ici l'année prochaine, vous serez peut-être morts de faim. Par contre, si tu acceptes ma proposition, vous serez tous en vie, bien portants et riches. Ta femme est encore jeune et rien ne l'empêchera de faire d'autres enfants.

- Évidemment, si vous le prenez comme ça... II faudrait peut-être y penser... Je voudrais un délai pour y réfléchir. Faudra-t-il signer un pacte ?

- Non ! répondit le Diable en ricanant plus fort, je te marquerai de façon indélébile et ceci ne disparaîtra que lorsque tu auras respecté ton contrat. Je suis toujours magnanime, je te donne trois jours. Sois au même endroit à la même heure et souviens-toi que je n'aime pas attendre !

L'apparition se volatilisa, comme emportée par le vent mauvais tandis qu’une chouette hululait au loin. Anthelme resta sidéré. Il aurait voulu croire à une hallucination ou à une fantaisie de son esprit provoquée par l’état d’épuisement qui était le sien. Hélas un halo de lumière flottait encore dans la nuit, attestant qu’il venait de se passer un phénomène mystérieux. Il se remit en marche vers le village la tête toute embrouillée !

Chez lui, il embrassa sa femme. Elle était inquiète de son retard et le fut plus encore en voyant son visage blême. Les enfants dormaient ; il restait de la soupe de betteraves cuites avec un peu de lard, l'homme mangea sans piper mot, ajoutant encore au trouble de son épouse qui devait accoucher fin janvier, en plein hiver ; un enfant de plus n'arrangerait rien c’est certain.

Dans son esprit enfiévré venait se glisser de vilaines pensées : « Tout de même... donner son enfant au Diable... ! Encore, si c'était une fille, ce serait moins grave ; il en avait une et avec son épouse, cela faisait deux femmes à la maison : c'était bien suffisant... Tandis que des bras d'hommes, il n'y en avait jamais assez ! » Il repoussa d’un geste brusque ces mauvaises idées soufflées par le malin...

Cette nuit-là, Anthelme ne dormit pas ! Au petit matin, il se leva, mâcha quelques restants de la veille et partit au travail l'âme en paix. Les trois jours et les trois nuits passèrent lentement, il avait décidé de se rendre au rendez-vous du diable. Le matin fatidique, le ciel se déchaîna comme si les mauvais jours précédents n’y suffisaient pas.

Des trombes d'eau déferlèrent sur la campagne gorgée d’eau. Au terme d’une journée d’épouvante, Anthelme, tout ruisselant, attendait la venue de son satanique partenaire. Il ne fut pas déçu, Satan était au rendez-vous qu’il avait fixé :

- Alors Anthelme, je vois que ma proposition ne t'a pas laissé indifférent !

- Oui, j'ai réfléchi et malgré le chagrin qu'il m'en coûte, je suis obligé de souscrire à votre marché, bien que n'en ayant pas parlé à ma femme. Je me chargerai personnellement de t'apporter l'enfant le lendemain de sa naissance afin qu'elle ignore tout de ce triste sortilège.

- Je vais donc, comme je te l'ai dit, te marquer à mes couleurs jusqu'au paiement de ta dette.

II leva le bras gauche, une lueur aveuglante traversa la nuit enveloppant Anthelme Pivoine.

- Rendez-vous ici, à la même heure, au lendemain des couches. »

Anthelme arriva près de sa chaumière ; elle lui sembla plus belle, mieux bâtie qu’elle ne l’avait jamais été. Il entendit même le meuglement de vaches à l'étable. Comment était-ce possible ? Trois superbes bêtes tournèrent vers lui leur regard bovin tandis qu’il remarqua étonné que les crèches étaient pleines de foin. Le diable avait tenu parole… L'intérieur de sa demeure, en dépit des pluies incessantes était sec et douillet. Mieux encore, deux poulets tournaient sur une broche au-dessus d’un feu qui n’avait jamais été aussi bien garni. Anthelme ne peut s’empêcher de jeter un regard fuyant sur le ventre un peu rond de Jeanne. Il chassa vite ses pensées sombres.

L'hiver arriva plus vite que les autres années ; la neige dès le début de novembre, recouvrit la terre, les maisons, les arbres. Les vents froids soulevèrent d'énormes tourbillons blancs qui allèrent s'écraser sur les murs solides de la demeure d'Anthelme.

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Le ventre de Jeanne s'arrondissait... Noël fut une fête comme la famille n'en avait jamais connue. Le 2 février au petit matin, les douleurs commencèrent. Vers les 4 heures environ, un beau garçon naquit. Le père, faisant bouillir des bassines d'eau, nettoya consciencieusement le nouveau-né, le fit crier, le contempla et le rendit tout fier à sa mère. Ils l'appelèrent Noël et l'on fêta avec les voisins l'heureux événement.

Le lendemain soir, comme il était convenu, le père repartit à la croisée des deux chemins. Le Diable attendait son dû.

- Je suis content, Anthelme, de te voir si précis. Où est l'enfant que tu me dois ?

- Messire Satan, l'enfant est au chaud dans son berceau et je ne vous dois rien du tout !

- Comment, rien du tout, rugit le Diable, je t'ai marqué de manière indélébile si tu ne respectais pas ta promesse.

- Vous évoquez sans doute notre dernière entrevue. Vous avez fait grande méprise. Celui qui était couvert de ma cape n'était autre que mon chien. Moi, je me tenais à l’écart.

Anthelme siffla un grand chien noir et feu, couleurs du diable. L’animal vint s'asseoir près de son maître. Anthelme reprit :

- C'est lui que vous avez imprégné de vos couleurs pour toujours. Il n'était qu'un vilain chien grisâtre, il est devenu superbe. Quant à son âme, vous ne l'aurez jamais, car elle m'appartient moi qui suis son maître.

- Puisque vous avez gagné, je vais vous punir tous deux en vous marquant de tous mes attributs ! »

Des éclairs jaillirent du bras gauche du diable. L’homme et son chien, sans attendre leur reste, couraient déjà depuis quelque temps déjà, zigzaguant entre les projectiles du malin. Depuis cette fameuse nuit où Anthelme avait grugé le diable, les chiens de la race des beaucerons ont à l’intérieur de la patte arrière, un double ergot, une sorte de petit pied fourchu qui lui vaut ce nom de bas rouge en référence à la farce faite au diable. Quant à Anthelme, personne ne saura jamais s’il fut lui aussi marqué par le malin. Il vécut heureux avec sa femme et ses trois enfants sans jamais manquer de rien.

Tableaux de Louis Peyré

 



10 réactions


  • juluch juluch 5 octobre 2022 11:12

    Voilà donc l ’origine de cet ergot....je m’en doutai....merci Nabum !!!  smiley


  • Rincevent Rincevent 5 octobre 2022 13:13

    Le Bas-Rouge, c’est bien le berger de Beauce ou Beauceron. Il a un cousin qui ne lui ressemble pas du tout à cause de son poil long, le Briard, (qui n’est pas de Brie, mais qui serait une déformation de chien d’Aubry) : https://www.france-pittoresque.com/spip.php?article6689

    Mais tondez un Briard et vous obtenez... un Beauceron. Les deux ont les doubles ergots. Il existe une variante (peu répandue) du Beauceron qui n’a pas le bas des pattes rouge. Ceux-là n’ont donc pas été marqués par le Diable...


  • Lynwec 5 octobre 2022 13:13

    De prime abord, je ne voulais pas ergoter, mais cette histoire du Diable se faisant rouler dans la farine, même pas par un meunier, mais par un paysan pauvre le tirant par la queue ( c’est la particularité des pauvres, ils tirent souvent le diable par la queue) est aussi amusante et rassurante que peu crédible ...On s’attend à plus de désillusions quand on n’a pas une longue cuiller ...


  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 5 octobre 2022 22:21

    Chien superbe et rustique. Il est fait pour la ferme , a ne pas mettre entre les mains de n’importe quel abruti vu sa puissance physique et son caractère assez indépendant qu’il faut contrôler.


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