La vieille dame et les haricots
Fable sur un marché
La pluie sans doute …
Sur un petit marché de province, en ce mois d'août 2014 qui entrera dans les annales des vendeurs de parapluies, une vieille dame distinguée avance dans les bourrasques. Il pleut des cordes, les chalands traînent leur peine, les vendeurs font grise mine, la recette sera, une fois encore, à l'image du temps.
La vieille dame pousse dignement son chariot. Elle se moque du mauvais temps, elle vient contre vent et giclées, faire ses provisions. Il y a une belle obstination dans son attitude. Je l'observe et envie sa détermination. Elle fend les flaques sans se soucier de se mouiller. Elle est seule au monde, toute à sa préoccupation du moment : remplir son chariot !
Même s'il n'y a pas grand monde sur ce marché, la dame trouve le moyen de chercher à doubler un client, tout aussi pressé qu'elle, de se retrouver au sec. Elle a l'art de placer son engin roulant devant celui qui se contente d'un panier. Elle passe ainsi d'une courte roulette devant celui qui était arrivé avant elle. Il faut être magnanime parfois ; l'âge justifie quelques écarts à la bienséance.
La dame a le ton inversement proportionnel au temps qu'il fait. Elle s'adresse le plus sèchement du monde au vendeur, transi et quelque peu énervé par la tournure que prend sa matinée. Elle se moque des états d'âme de ce comparse. Elle veut des haricots verts, des bien fins et très frais, ça va de soi ! Jusqu'à présent, mises à part ses manières peu amènes, elle tient bien son rôle de cliente exigeante.
Les choses ne vont pas tarder à se gâter. La vieille dame, si digne, demande le prix des haricots. Il lui suffirait de lire l'ardoise destinée à l'édification de la clientèle mais ce n'est pas exactement sa seule intention. Le vendeur, patiemment et sans lui en faire la remarque, répond à sa requête : « Cinq euros le kilo, madame ! ». La qualité est toujours au rendez-vous chez ce producteur local, respectueux de l'environnement.
La vieille dame, un peu moins digne, s'étonne d'un tel prix, qu'elle n'hésite pas, bien à l'abri derrière son chariot, à qualifier d'exorbitant. Nous y voilà : doubler le quidam tout aussi trempé qu'elle ne lui suffit pas, elle désire imposer une douche froide à ce charmant commerçant. Le vendeur se contente d'un signe d'épaule, la dame, non.
Elle reprend de plus belle : « J'ai une amie qui en a eu pour 1 euro 50. Comment expliquez-vous une telle différence ? ». Le vendeur en appelle à l'arbitrage de son patron : le responsable de l'exploitation maraîchère. L'orage gronde ; il faut mettre un terme à l'esclandre. Il arrive, bienveillant, pour expliquer à notre ronchonneuse, que ses haricots ont été cueillis hier soir, qu'ils sont parfaitement frais et à un prix qui lui permet tout juste de vivre.
La dame, accrochée à sa posture indignée, s'étonne d'une telle marge entre les haricots vendus sur le marché à 5 euros et ceux que l'on peut cueillir dans la propriété-même pour 1 euro 50. Nous y voilà : la cliente bien informée, avait eu vent des tarifs à la cueillette. Elle voulait certainement bénéficier d'un tel service sans avoir à se pencher ...
Conséquence du mauvais temps sans doute, de l'irritation peut-être : notre marchand prend la mouche et répond sur un ton sans appel : « Madame, il me faut payer mes employés ! » Il semble que la dame au chariot, retraitée de son état, ne soit pas sensible à la nécessité de faire vivre convenablement les masses laborieuses ; elle réfute cet argument.
Le ton monte et je ne manque pas de me mêler à l'algarade. Manifestement cette vieille dame indigne se moque des paramètres auxquels est confronté le marchand. Elle veut le meilleur prix sans se soucier des conditions liées à cet avantage. En ce sens, elle est parfaitement de son époque. Aucune éthique dans l'étiquette, aucune empathie non plus, le « chacun pour sa gueule » est la règle de cette société.
Impossible pour moi de ne pas intervenir alors ! Il est surprenant, lui fais-je remarquer, de la part d'une retraitée, dame de cette génération bénéficiant encore d'un avantage que ne connaîtront jamais celles à venir, de remettre en cause le droit du travail et le juste paiement du labeur. La dame s'est drapée dans sa respectabilité outragée. Elle a payé les haricots et s'en est allée, le buste droit et la tête haute. Plus tard, elle dira, sans doute, à quelques connaissances de son acabit, qu'elle a été agressée verbalement sur le marché.
La question mérite en effet un examen sérieux. Qui est l'agresseur ? Celui qui renvoie la réalité du moment, l'égoïsme érigé en institution ou bien ceux qui, chaque jour, nient la réalité, les difficultés et la nécessité de repenser une société plus juste ? Le mauvais temps a peut-être semé le trouble dans cette scène ordinaire ; les uns et les autres ont un peu perdu le sens de la mesure et des convenances.
La vieille dame s'en est allée. Je souhaite qu'elle n'oublie jamais que le travail se paie, y compris quand on a la chance de ne plus avoir besoin de travailler. Combien de retraités sont désormais dans l'obligation de chercher de petits emplois pour améliorer une pension indigne ? Ceux-là, pourtant, ne songeraient pas à remettre en cause le prix de ces beaux haricots verts si frais : ils n'ont tout simplement pas les moyens de se les offrir.
Ainsi va notre petit monde hexagonal. Les uns sont à l'abri du besoin et perdent la valeur des choses, d'autres s'en trouvent exclus et le plus grand nombre se fiche de tout ça. Ce petit instantané n'est sans doute pas révélateur d'un pays en déroute. Il le fut pour moi et tant pis si je me fourvoie !
Instantanément sien.