Lettre secrète de dénigrement, un acte administratif loyal ?
Le 13 septembre dernier, il a été rendu compte ici-même sur AgoraVox d’un procès opposant un professeur à un principal de collège. La veille, une cour d’appel du Sud de la France avait examiné, sur recours du professeur, un jugement de première instance qui avait estimé que l’envoi, par un principal, à un président d’association de parents d’élèves, d’une lettre secrète dénigrant un professeur était un acte normal d’administration. En conséquence, le tribunal civil s’estimait incompétent pour le juger et renvoyait l’affaire devant le tribunal administratif, conformément à l’interdiction faite aux tribunaux judiciaires depuis 1790 de se mêler des actes de l’exécutif, séparation des pouvoirs oblige !
Le président de la Cour et un de ses conseillers n’avaient pas craint de montrer en audience leur parti-pris en faveur du renvoi devant le tribunal administratif demandé par le préfet, le procureur et le recteur d’académie, qui estimaient qu’on était devant un acte relevant des prérogatives d’un chef d’établissement. L’article laissait donc prévoir une confirmation du premier jugement par la cour d’appel. Celle-ci vient effectivement de rendre son arrêt de confirmation : elle condamne, en outre, le professeur non seulement aux dépens d’appel, mais à verser au principal 2000 euros au titre de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile (comme participation aux frais de justice du principal), refusant tout de même à ce dernier les 10 000 euros demandés pour procédure abusive.
La lettre secrète d’un principal à un président de la FCPE
Le 24 mars 2004, deux jours après un conseil de classe au cours duquel les deux délégués d’éléves et deux représentantes de parents FCPE avaient remercié le professeur pour le voyage archéologique en Campanie qu’il avait organisé de bout en bout pour la quinzième fois à la satisfaction de tous, le principal, nouvellement nommé, adressait une lettre secrète au président local de la FCPE pour se plaindre d’abord de ces remerciements jugés trop appuyés (!) et ensuite des accusations qu’après eux, les deux représentantes de parents avaient portées contre lui : elles lui avaient reproché d’avoir tenté, devant le conseil d’administration, d’empêcher ce voyage par une falsification de documents (il avait fait croire en particulier que le prix du voyage était de 4400 euros par élève, alors qu’il était de 359 euros pour huit jours dans la région de Naples !). Il demandait expressément à son destinataire de clarifier par écrit cette affaire. Il attendait de lui une réponse rapide, car il voulait la joindre au rapport qu’il préparait pour le recteur. Il avait tapé lui-même cette lettre sur feuille ordinaire pour que ça ne s’ébruitât pas.
Le professeur attaqué se défend Les deux représentantes FCPE mises en cause n’ayant évidemment pas été informées de cette lettre par son auteur, ce président FCPE hésite d’abord avant de céder au conseil d’une autre déléguée et de remettre une copie de la lettre à l’une des représentantes incriminées. Or, que découvre celle-ci ? Deux choses : 1- la relation du conseil de classe par le principal est tronquée et donc partiale ; 2- le principal met en cause le professeur par cinq fois en lui imputant des fautes de service inexistantes. La représentante estime donc devoir transmettre à son tour une copie de cette lettre calomnieuse au professeur attaqué à son insu, avant de rappeler par lettre au principal que les quatre délégués FCPE au conseil d’administration s’étaient déjà plaints de ses méthodes inacceptables en CA, dans une lettre commune du 1er décembre 2003. Cette nouvelle lettre secrète était décidément la confirmation de son goût pour la manipulation. Le professeur n’aurait rien eu à dire à cet échange entre principal et association de parents d’élèves, sauf à rectifier les falsifications commises si on le lui avait demandé. Mais dans cette lettre d’administrateur à usagers où il n’a pas à figurer, le principal l’accuse faussement devant l’association FCPE de manquer à ses obligations de service en approuvant, par exemple, la dénonciation de l’hostilité du principal qui avait rendu plus difficile l’organisation de ce quinzième voyage en Campanie. Le professeur demande donc la protection statutaire au recteur, puisqu’il est manifestement attaqué à l’occasion de ses fonctions. Comme c’est l’usage, celui-ci la lui refuse, mais, comme c’est aussi l’usage, l’accorde au principal, que le professeur a dû assigner devant le tribunal civil pour le dommage que lui cause cette lettre auprès d’une association de parents, en se fondant sur l’article 1382 du Code civil : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » On est au surplus responsable, dit l’article 1383, et de ses négligences, et de ses imprudences.
L’argumentation du professeur
L’argumentation du professeur est simple comme bonjour : 1- une association de parents d’élèves n’est pas un échelon hiérarchique devant qui un principal peut rapporter de prétendus manquements professionnels d’un professeur, sous peine de lancer des rumeurs. Il ne peut le faire que devant le recteur. 2- Cette publicité calomnieuse est, d’autre part, dommageable pour lui, car les parents peuvent désormais se défier de lui, voire refuser de lui confier leurs enfants, puisque son propre chef d’établissement le « stigmatise » ouvertement devant eux. 3- Enfin, par une relation partiale des faits, cette lettre calomnieuse vise à obtenir du président de la FCPE une lettre à charge contre lui, puisque le principal, n’imaginant pas un instant qu’il en soit autrement, annonce par avance que sa réponse sera jointe au rapport qu’il destine au recteur.
L’argumentation du tribunal et de la cour d’appel Le premier jugement rendu le 14 octobre 2004 a estimé que le fait pour un principal de « stigmatiser » (sic) un professeur devant les usagers de l’École était un acte tout à fait normal et qu’il n’y avait nulle malveillance puisqu’il jugeait « nécessaire » (re-sic) de le faire. C’était donc un acte d’administration ordinaire et non une faute personnelle (appelée encore « acte détachable du service »). L’affaire relevait de la compétence du tribunal administratif. La cour d’appel vient de confirmer le caractère tout à fait normal de cet acte administratif en le jugeant même exempt de « toute intention personnelle et déloyale » (sic). Quels sont ses arguments ? Il est d’abord normal que le principal ait saisi le président de l’association de parents d’élèves pour que les faits dénoncés ne se renouvellent pas « dans l’intérêt du bon fonctionnement de l’établissement dont (il) a la charge ». Même en dénigrant un professeur ? « Il n’est pas démontré que cette lettre ait été adressée dans le secret espoir de la voir diffuser, ladite diffusion étant le fait maladroit de son destinataire (...) ».
- Il n’est pas démontré non plus « qu’elle ait été rédigée en vue de la constitution clandestine d’un dossier disciplinaire contre le professeur incriminé même si (le principal) annonce (au président de l’association) sa volonté de joindre sa réponse à un rapport destiné à la hiérarchie, dès lors qu’(il) n’avait aucun moyen de s’assurer d’une réponse et de son contenu. » Cette lettre est seulement jugée « maladroite » : « Rien n’indique qu’elle est constitutive d’une faute détachable du service ». « L’analyse des premiers juges (qui ont trouvé fort normale cette stigmatisation d’un professeur par un principal devant les usagers de l’École), est estimée « très pertinente ». On ne peut y voir aucune « intention personnelle et déloyale du (principal) à l’encontre (du professeur), un chef d’établissement se devant d’abord d’en assurer le bon fonctionnement en se faisant respecter notamment devant les élèves. »
Les arguments d’un pourvoi en cassation
On reste pantois devant une telle analyse et une telle morale de service public ! Mais telle est la conception de « la normalité » et de « la maladresse » de cette cour d’appel.
- Une association de parents d’élèves est un nouvel échelon hiérarchique devant lequel un principal peut exposer les prétendus manquements d’un professeur, en dehors des règles qui encadrent la procédure disciplinaire de la fonction publique ?
- Il n’y a aucune « intention personnelle et déloyale », quand on écrit une lettre secrète sans copie aucune aux intéressés mis en cause pour les empêcher de se défendre ?
- Il n’y a non plus aucun moyen de s’assurer de la bonne réponse attendue d’un allié déclaré, quand, en plus, on le circonvient par une version partiale des faits, qu’on prive les accusés de toute copie pour empêcher le débat contradictoire, et qu’on exige une réponse rapide qui ne donnera pas le temps nécessaire à une instruction sereine de l’affaire ?
- Il n’y a pas davantage de certitude de recevoir la bonne réponse attendue, quand on annonce par avance qu’elle sera jointe au rapport ? Le principal y songerait-il seulement s’il craignait une réponse qui pût lui être contraire, en confirmant par exemple les termes de la protestation collective de décembre 2003 contre ses méthodes « manquant d’objectivité » en CA ?
Quant au « secret espoir de voir (la lettre) diffusée » qui n’est pas démontré, on reste baba ! La cour ferait-elle dans l’humour ? On lui donne volontiers acte de tant de perspicacité : qui conteste que ce principal souhaitait garder sa lettre secrète ? Il avait tellement peu confiance dans le secret de sa secrétaire qu’il avait préféré taper la lettre lui-même : car il ne voulait surtout pas que ses victimes ait vent de sa manoeuvre et puissent dès lors se défendre ! Qualifier enfin, comme le fait la cour, de « fait maladroit » la diffusion de cette lettre par le président FCPE auprès de la déléguée mise en cause qui, à son tour, en remet une copie au professeur dénigré, alors que ces actes relèvent de la plus élémentaire honnêteté, voilà qui en dit long sur l’idée que cette cour se fait de la normalité, de la maladresse et donc de l’honnêteté intellectuelle et morale !
Le professeur a donc décidé de porter l’affaire devant la Cour de cassation. Une affaire identique l’y encourage et l’en dissuade à la fois.
- Le 16 juillet 1997, la Cour de cassation a condamné, dans un cas d’espèce semblable, une principale-adjointe qui, en mai 1993, avait dénigré un professeur devant les délégués de parents d’élèves siégeant au conseil d’administration. La victime n’avait dû son salut qu’aux témoignages donnés par trois parents témoins des faits ; un seul professeur s’était joint à eux, tous les autres délégués du personnel (!) avaient refusé de témoigner ! - Faut-il aller chercher ailleurs les causes de la situation d’aujourd’hui ? - En tout cas, le dénigrement était alors autrement plus difficile à prouver que dans cette affaire où le principal a signé lui-même sa lettre calomnieuse. Seulement, la Cour de cassation n’avait fait alors que confirmer l’arrêt de la Cour d’appel qui n’avait fait que confirmer le jugement de première instance.
- Aujourd’hui, les temps ont changé ! On connaît une situation rigoureusement inverse : c’est la victime qui doit aller d’appel en appel pour une même faute personnelle étrangère aux règles du service, mais jugée jusqu’ici comme un acte administratif normal et exempt de « toute intention personnelle et déloyale ». Sous réserve de l’arrêt que rendra la Cour de cassation, on mesure à ce renversement de situation le changement radical que la Justice française a opéré en moins de dix ans. Mais à qui donc doit-on pareille impunité garantie à l’autorité, au-delà de toute vraisemblance logique, juridique et morale, qui menace désormais chaque citoyen dans sa vie personnelle ? Vous auriez une idée ? Paul Villach