lundi 3 octobre 2022 - par C’est Nabum

Prendre la clef des vents

 

La fugue d'un bateau au rencard …

 

Il advint qu'un p'tit bateau cessa son existence, comme nombre d'entre les siens, sur un rond-point fleuri à la périphérie d'une cité ligérienne. Si ses comparses se satisfirent sans récriminer de vivre le reste de leur âge entre les géraniums et les automobiles, lui ne l'entendait pas de cette écoute. Il ne se résoudrait jamais à dépérir ainsi, loin de sa rivière.

Il n'était pas question pour lui d'émettre la moindre plainte. Mais hélas, quel humain était véritablement en mesure d'accorder foi aux récriminations venues des drisses et des haubans, aux gémissements du mat, aux grincements d'une coque privée d'eau ? Il avait bien tenté d'émettre des signaux de détresse par le truchement de son girouet qu'il utilisa comme un sémaphore sans que ceux-ci ne trouvent regard attentif.

La vie sur un rond-point est rapidement un enfer pour qui a goûté le vent du large, le plaisir des embruns et les brumes du petit matin. Depuis son ancrage dans le gazon, il devait se satisfaire de quelques bouchons, des gaz d'échappement et des produits phytosanitaires de ses amis les jardiniers. Il n'y avait pas de quoi vivre une retraite dorée.

Le gentil bateau de bois se mit en tête de sortir de ce traquenard, de retrouver son élément liquide. Lui seul ne parviendrait jamais à ses fins, il en avait parfaitement conscience. Il lui fallait absolument bénéficier de la complicité de quelque puissance céleste, d'un bon génie ou d'un formidable concours de circonstance.

Quoique oint à l'eau bénite par un prêtre puis baptisé avec un crémant de Loire, il ne pria pas Saint Nicolas ni même un saint patron marinier subalterne de venir à son secours, il ne croyait guère en ces sornettes bonnes à alimenter un folklore dépassé. C'est donc en usant des ressources de la réflexion ou du hasard qu'il comptait se sortir de ce pétrin.

Les jardiniers, bien malgré eux du reste, le sortirent de sa cale sèche. Ils avaient installé un arrosage automatique sur cet espace vert circulaire, perdu au milieu du flot automobile. Ce n'était rien qu'un goutte à goutte mais il lui avait mouillé sa coque à la manière d'une belle averse, de quoi retrouver l'envie de se battre et de ne pas baisser pavillon justement au moment même où le malheureux était en pleine dépression. Ce fut pour lui un salutaire coup de tabac qui lui insuffla un regain d'espoir.

Il avait résolu de ne pas rester l'étai sans le moindre matelot. Prendre le large, mettre les bouts, jouer la fille de l'air étaient devenus ses obsessions. Du matin au soir, il ne pensait qu'à fuir et la nuit il rêvait de se faire la malle. Il entendait ne pas prendre racine sur son rond-point, une ambition qui l'honorait tout autant qu'elle tournait en boucle dans sa coque. Il en avait des fourmis à ses armures…

Le temps se mit de la partie pour lui donner un coup de main. La canicule de l'été qui l'avait tant fait souffrir laissa la place à un temps de chien doublé d'un froid de canard qui servit sa volonté de tirer un bord vers la rivière toute proche, en contre-bas de la levée. Pluie et gel firent tant et si bien que la route devint une patinoire de nature à froisser de la tôle. Ce ne fut du reste pas un joli carambolage en chaîne qui le libéra de sa prison mais une modeste sortie de route.

Un automobiliste ayant abusé de la boisson appuya sur le champignon de manière inconsidérée. Il fit un tête à queue en entrant sur le rond-point alors que son GPS lui conseillait de prendre la troisième sortie. N'écoutant que son impatience, le chauffard se mit en tête de couper au plus court, enjambant gaillardement le joli décor conçu avec amour par les paysagistes de la commune.

La voiture folle acheva sa course échevelée au pied du bateau, lui accordant, à l'instar de son pilote un petit coup dans l'aile ou plus précisément sur le flanc d'une bordée qui n'attendait que ça pour se faire la jaquette. Profitant de cet impact bienfaiteur, le prisonnier leva l'ancre, se laissant glisser au petit bonheur la chance.

Les lois des bassins versants étant immuables, toutes les pentes, aussi infimes soient-elles, conduisent vers la rivière. Il en alla ainsi pour ce bateau qui glissa lentement vers ce flot qu'il appelait de ses vœux depuis si longtemps. Sur son trajet, il brisa un peu la glace sans que celle-ci lui en tint grief quand enfin, il se remit à l'eau sans la pompe qui sied habituellement à ce moment solennel.

Le bateau n'avait cure de ce rituel. L'essentiel pour lui était naturellement qu'il retrouvait sa liberté et sa fonction première. Faire le mariole et amuser la galerie en entrée de bourg n'avait rien de plaisant pour qui ambitionne de fendre les flots. Par cette fugue inattendue, il retrouvait son honneur et sa dignité. Qu'importe l'absence d'équipage, c'est du moins ce qu'il pensait dans sa caboche de caboteur.

Être ainsi jeté dans le grand bain sans capitaine ne fut pas sans conséquence pour le malheureux. Ballotté au gré des frasques d'une rivière qui n'en faisait qu'à sa tête, le fugitif se cassa le nez au premier obstacle venu ; la pile d'un futur pont, jetée malencontreusement sur sa nouvelle route. Ironie du sort, cet ouvrage d'art en construction allait contraindre les autorités à modifier le réseau routier et le rond-point où croupissait le pauvre fuyard qui était condamné à disparaître pour laisser place à une brettelle. Le sort du bateau était de toute manière scellé, il avait été une nouvelle fois condamné au nom de la circulation routière.

Le bateau sombra, non point dans le ridicule comme il l'eut fait dans une décharge quelconque ou sur un brasier, mais la tête haute au milieu des flots ; là où autrefois, il avait coulé des jours heureux. Les larmes aux yeux, le mat dressé, il accepta son destin avec une émotion non feinte. Il ne pouvait espérer plus belle fin. Il disparaissait sans fleur ni couronne, éléments qui lui rappelaient trop sa déchéance passée. C'est libre comme l'air et l'eau qu'il vécut ses ultimes instants.

L'automobiliste responsable de cet épilogue aqueux eut naturellement à répondre de sa maladresse. On le fit souffler dans un drôle d'instrument à vent et les résultats de cette investigation policière le conduisirent en salle de dégrisement. Il avait poussé, non pas le bouchon mais le bateau trop loin. Il fut mis quelques temps au pain sec et à l'eau avant que de rendre compte de son comportement devant la justice. Seule son épouse se fit un sang d'encre durant sa garde à vue.

Ivrogne notoire, notre lascar pour sa défense, ne trouva rien de mieux, en dépit des éléments à charge incontestables, d'affirmer qu'il avait été mené en bateau par les policiers et que ce jour-là, rond il n'était point. Le juge apprécia la formule à sa juste valeur avant que de lui retirer son permis.

Pour sa peine, il hérita d'un travail d'intérêt général. Il fut assigné à l'entretien d'un rond-point routier, un immense îlot de verdure au milieu des encombrements urbains. Il tourna rapidement chèvre dans un tel environnement hostile, perdit la raison dans cet univers impitoyable. C'est ainsi, que sur le tard certes, il se sentit en empathie avec le petit bateau fugueur et largua à son tour les amarres de la raison. Depuis, son esprit navigue dans des territoires dénués de raison et il parait qu'il ne s'en porte pas plus mal.

À contre-point.



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