lundi 27 janvier 2014 - par C’est Nabum

Son monstre intérieur

Fable dominicale

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Le passage du gué

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En une époque lointaine où régnaient encore les vieilles croyances en un monde mystérieux fait de monstres et de sorciers, de sortilèges et de pouvoirs maléfiques, il était une région de notre Loire plus touchée encore par cet étrange phénomène. Était-ce dû à la proximité du Berry, région aux envoûtantes légendes ou bien aux brouillards qui aimaient élire domicile sur la rivière ? Nul ne le sait mais il arrivait parfois qu'on trouve, au détour d'un chemin creux, un corps sans vie, aux traits ravagés par l'effroi …

Dans cette région reculée, loin des lumières des grandes villes, un bruit circulait sous le manteau. Il y avait dans la rivière, tapi dans un trou d'eau profond et très sombre, un monstre aquatique qui surgissait parfois pour engloutir un pauvre hère égaré. La rumeur avait fait son œuvre ; les enfants étaient fermement gardés, les hommes craignaient de s'aventurer le long des rives quand les chiens et les loups se confondaient.

Rorschach1.jpgLa vie dans ce pays était comme frappée de stupeur dès qu'il y avait des brumes ou un ciel gris, une tempête ou une nuit sans lune. Chacun retenait son souffle et évitait soigneusement de sortir seul dans la lande. Ce n'était heureusement pas le cas de notre héros, un personnage fort en gueule et toujours prompt à vider la chopine. Il s'appelait Georges et c'était un sacré pirate.

Il vivait d'expédients, n'aimait guère travailler bien longtemps pour le même maître mais nul n'était assez malavisé pour le traiter de fainéant. C'était un esprit libre qui se moquait des superstitions et des croyances, de la religion et des légendes. Il allait librement où bon lui semblait, à toute heure du jour comme de la nuit. Quand un pauvre diable, terrorisé, le mettait en garde, le priant d'accepter son hospitalité plutôt que d'affronter ce danger redoutable, Georges riait de bon cœur et jurait que même Satan s'enfuirait à son approche …

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C'est un soir de belle bordée avec quelques lascars de son acabit que Georges, la démarche un peu trop chaloupée, se mit en chemin pour rentrer dans sa chaumière, une masure branlante, perchée sur la levée. Pour une fois, l'homme était allé tenter l'aventure de l'autre côté de la rivière, profitant alors des services d'un vieil ami à lui, le passeur du coin.

À cette heure bien tardive, le passeur avait rejoint son épouse qui tenait belle et bonne auberge pour les gourmets et les voyageurs. Georges n'avait d'autre ressource que de traverser la Loire par un gué qu'il connaissait comme tous les recoins de la rivière. C'était également un sacré braconnier, un gars qui savait tout des pièges pour prendre, à la barbe de la maréchaussée, du poisson ou du gibier toute l'année, sans jamais se faire pincer.

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Notre homme se mit en chemin, chantant à tue-tête. Les uns prétendaient que c'était pour se donner du courage quand le pirate affirmait qu'il avait le vin gai et l'humeur joyeuse. Nous ne nous attarderons pas pour connaître l'exacte vérité ; quand la nuit est si profonde, il ne faut pas traîner en chemin. En s'éloignant de la pratique de l'auberge, Georges cessa de fanfaronner. Il était seul sur la levée et pas un rayon de lune pour le guider un peu.

Il ne chantait plus. Ne le répétez pas je vous prie, il se peut que vous le croisiez encore et gare à celui qui irait prétendre qu'un jour, notre gaillard ait pu avoir peur ! C'est pourtant bel et bien une sorte d'effroi qui l'envahissait insensiblement au moment où il commençait à mettre les pieds dans l'eau. Il avait beau clamer partout à la ronde que ces histoires de monstres n'étaient bonnes que pour les femmes, les enfants et les pleutres, il était à son tour pris des premiers signes de la colique.

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Il se remit à chanter pour se donner de la contenance et sans doute un peu de courage avant d'aller plus loin. L'eau grondait, le vent ne s'était pas couché en cette nuit qui avait rassemblé tous les ingrédients nécessaires pour faire de vous un cadavre convenable. Georges n'était pas pressé d'aller finir sa route dans le champ de naviots, il se reprit en main en repoussant ces craintes indignes de lui.

Il avançait d'un pas incertain. Le courant était violent en ce gué et les cailloux ne faisaient pas le pied ferme. Il ressassait tout ce qu'on pouvait dire dans la contrée sur ce monstre de Loire. S'il n'en croyait rien, il en était pourtant à s'interroger sur l'opportunité d'une telle invraisemblance. Il tremblait autant de froid que de peur et certains prétendent même qu'il avait déjà mouillé son entrejambe.

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C'est alors qu'il avait gagné le mitan du gué, qu'il se passa quelque chose que jamais plus il ne parviendrait à oublier. Il entendit d'abord un bruit lointain, une sorte de cavalcade qui se transforma bien vite en une succession d'éclaboussures de plus en plus violentes. Le vacarme se confondait désormais avec les palpitations de son cœur qui battait la breloque. Ses dents claquaient tout aussi sûrement que le monstre s'approchait à grande vitesse de lui.

Georges n'avait même pas un bâton pour se défendre et avait de plus, sottement oublié son couteau, planté qu'il était encore dans une grosse miche de pain à l'auberge. Voilà ce que c'est de vouloir rendre service, maugréa-t-il avant que de sentir contre ses jambes la présence d'un animal avec une langue chaude et humide. C'en était trop pour son cœur. Georges perdit connaissance et se retrouva évanoui et sans défense au pied du monstre dont il niait l'existence...

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C'est au petit matin, que Georges retrouva ses esprits. Il grelottait et serait mort de froid si son fidèle chien n'avait passé la nuit à le couvrir de son corps. L'homme trempé de la tête au pied, ressentait une étrange lourdeur dans sa culotte et empestait comme jamais cela ne lui était arrivé. Il était partagé entre honte, humiliation et surtout incompréhension.

Pourquoi était-il ainsi allongé sur la rive ? Il chercha dans ses souvenirs, se rappela les dernières secondes de ce qui ne pouvait être un cauchemar. Son fidèle compagnon le regardait, la langue pendante. Soudain, il comprit enfin le fin mot de l'affaire. C'était donc lui ce terrible monstre qui lui avait fait perdre la face et toute contenance !

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De ce jour, Georges ne dit jamais rien. Mais à partir de cette nuit d'épouvante, jamais il ne partait sans son fidèle compagnon. Où qu'il allât, son fidèle labrador cheminait à ses côtés. Les gens qui le connaissaient bien avaient remarqué une autre modification dans ses habitudes. Jamais plus il ne faisait le brave et ne se gaussait des histoires qui circulaient dans la contrée. Il avait appris à ses dépens que nous avons tous des monstres intérieurs et qu'il est bien imprudent de les prendre par-dessus la jambe.

Cette histoire eût pu rester à jamais ignorée si notre compère malencontreusement, n'eût rencontré un jeune freluquet au verbe haut et à la prétention immense. Georges, on ne sait pourquoi , excès de spiritueux ou de confiance, consentit à lui raconter, sous le sceau du secret, cette nuit qui aurait dû être sa dernière si son brave chien n'avait eu la force de le ramener sur la rive. Le jeune blanc-bec se moqua de lui et dévoila à qui voulait l'entendre, cette mésaventure qu'il avait pourtant juré de garder secrète. Un temps Georges en éprouva honte et rancœur mais un jour, la Loire emporta celui qui n'avait pas su garder sa langue.

Georges n'en tira ni satisfaction ni chagrin. Il avait appris, cette fameuse nuit, que les seuls monstres que nous devons craindre sont à l'intérieur de nous. Le chenapan qui n'avait pas su comprendre sa mésaventure, payait au prix fort son incapacité à écouter plus fou que lui. Quant à la morale de cette histoire, chacun se la fera en fonction des démons qui l'habitent. Je vous laisse avec les vôtres, ayant bien assez à faire avec tous les miens …

Inconsciemment vôtre.

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4 réactions


  • claude-michel claude-michel 27 janvier 2014 11:19

    Dans la nausée Sartre présentant l’expérience de l’absurde dit de la racine de marronnier qu’elle se présentait comme une masse monstrueuse et molle « qui me faisait peur »...Pascal dit dans « Les pensées » que le plus grand philosophe du monde s’il est placé sur une planche au-dessus du vide, ne pourra avoir recours à de belle théories. Il devra affronter la peur..et la peur à des conséquences immenses quand à la relation que nous entretenons avec la vie...Toute la question est cependant de savoir sous quelle forme la peur peut être acceptée..reconnue et surmontée.. !

    ++++

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