Un blog du 19ème siècle sous un plancher de bois
Dans les Hautes-Alpes, les propriétaires d'un château découvrent un véritable carnet intime écrit sous les lattes de leur plancher de bois.
En 1999, le château de Picomtal à Embrun dans les Hautes-Alpes est en pleine rénovation. L’ancien parquet est démonté et au moment de jeter les anciennes plaques de bois, les ouvriers découvrent avec étonnement des inscriptions faites au crayon noir au dos de certaines lattes.
Ils ignorent encore que ce n’est que le début d’une extraordinaire découverte ! Avec soin, les propriétaires du château vont rassembler les 72 plaques de bois telles des pièces de puzzle et vont s’atteler au déchiffrage des quelque1000 mots de ce qui semble être un véritable cahier intime, écrit plus d’un siècle plus tôt…
« Heureux mortel, quand tu me liras, je ne serai plus ». C’est signé : « Joachim Martin ». Il est le menuisier qui a posé ce parquet vers 1880. A l’époque, Joachim a 38 ans, il est marié et père de 4 enfants.
Très vite, les premiers lecteurs du carnet de Joachim s’aperçoivent qu’il avait une envie féroce de régler ses comptes ! Et en premier, avec le curé du village ! Dans un langage très cru, il décrit le saint homme comme un « cochon » qui n’hésite pas à poser aux paroissiennes des questions très poussées sur leur vie intime. Le curé d’un genre intrusif est en effet très curieux de connaître par exemple les préférences sexuelles des femmes qui viennent le consulter au confessionnal… Mais il a aussi des compétences médicales douteuses que le menuisier ne manque pas de dénoncer dans son carnet de bois ! Le curé, appelé pour soigner la belle-sœur de Joachim, blessée à la jambe conseilla d’apposer une bouse de vache bien fraîche sur la plaie. Celle-ci s’infecta et on dut amputer la jambe de la jeune femme. C’en est trop pour Joachim ! Il écrit une pétition pour demander le départ du curé pervers ! 24 villageois acquis à la cause de Joachim vont signer la pétition qui est envoyée au préfet. Quelques semaines plus tard, l’homme d’église est muté dans une lointaine paroisse et les villageoises débarrassées de ces questions qui les faisaient rougir !
Joachim Martin s’en donne aussi à cœur joie pour critiquer sa belle-famille qu’il déteste et qu’il appelle : « mes ennemis ». En poursuivant ses confessions intimes, il écrit : « à 18 ans je cajolais la femme du maire » ! Puis, il ajoute avec ironie que depuis, « elle s’est bien enlaidie » ! Le maire quant à lui est resté « gonflé, bien gras et sot » ! Décidément, Joachim s’en donne à cœur joie et a bien l’intention d’exprimer ses pensées sans filtre !
Il évoque avec nostalgie de son insouciante jeunesse, faite de bals et de vins, des fêtes dans lesquelles il joue du violon.
« ô toi seigneur qui habite le château, ne méprise pas l’ouvrier ».
Joachim se plaint du maigre salaire journalier qu’il reçoit mais il parle avec respect de Monsieur Roman, son patron, le propriétaire du château. Ils ont une passion commune pour l’histoire, même si l’un est catholique et royaliste et l’autre radicalement anticlérical et républicain. A travers les pensées de Joachim, on devine que la politique oppose ces 2 hommes issus de milieux si différents mais leur amitié réciproque est d’autant plus touchante. On imagine aussi ce que pouvaient être leurs conversations ancrées au cœur de la Troisième République.
Enfin, notre menuisier blogueur du 19ème siècle nous livre des conseils : « sois plus sage et tu seras heureux » ou « ami lecteur ne travaille pas tant, fais-toi payer selon ton savoir ».
Des questions demeurent : a-t-il imaginé que ses confessions seraient lues, quand et par qui ? Était-ce une « bouteille à la mer » ou simplement le besoin d’exulter les rancunes et les revendications d’un simple ouvrier, né à une époque et dans une région où la pudeur était naturelle sinon recommandée.
Je ne peux m’empêcher d’avoir de la tendresse pour cet homme d’un autre temps, agenouillé sur le plancher de bois d’un château où il ne vit pas, son crayon à la main, délivrant sa conscience et ses pensées intimes à des inconnus d’un futur lointain qui finalement s’aperçoivent, grâce à son témoignage, que 120 ans plus tôt, les préoccupations et les travers humains n’étaient pas si différents…
Alors, si vous habitez dans les Hautes-Alpes et que vous avez un parquet ancien, regardez de plus près…vous connaîtrez peut-être la suite des confidences d’un menuisier témoin de son époque.
"Le Guide Secret de la Provence" Delphine Rusquart - Editions Ouest-France.