vendredi 23 février 2018 - par Robin Guilloux

Freud, Le motif des trois coffrets

 

"Das Motiv der Kästchenwahl", 1913. Paru dans la traduction Bonaparte-Marty sous le titre "Le thème des trois coffrets" et dans la traduction de Bertrand Féron sous le titre "Le motif du choix des coffrets", in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985

Les Parques (par euphémisme, parco signifiant : épargner) sont les divinités du destin, elles sont la transposition latine des Moires grecques.

On les représente comme des fileuses mesurant à leur gré la vie des hommes ; elles sont au nombre de trois : Nona, Decima et Morta (Clotho, Lachesis et Atropos chez les Grecs).

On pense que ces trois fileuses sont les filles de Jupiter et de Thémis et les sieurs des Heures, mais selon une autre source, elles seraient nées de la Nuit au commencement des âges. Il semble également qu'à l'origine, les Parques fussent, dans le religion romaine, les démons de la naissance, mais ce caractère primitif s'effaça devant l'attraction des Moires grecques.

Les trois Parques ont chacune un rôle bien défini : Clotho (Nona) fabrique le fil de la vie, Lachésis (Decima) déroule ce même fil et Atropos (Morta) le tranche de ses ciseaux.

Les Parques sont le symbole de l'évolution de l'univers, du changement nécessaire qui commande aux rythmes de la vie et qui impose l'existence et la fatalité de la mort. Arracher un homme ou un héros à la mort (ou si l'on veut, en termes mythologiques, le faire remonter des Enfers) n'est possible que dans des cas exceptionnels et toujours en échange de quelque chose d'autre. En effet les Parques sont aussi inflexibles que le destin ; elles incarnent une loi que même les dieux ne peuvent transgresser sans mettre l'ordre du monde en péril. Ce sont les Parques qui empêchent telle ou telle divinité de porter secours à un héros particulier sur le champ de bataille, lorsque son « heure » est arrivée.

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Selon Ernest Jones, qui se fonde sur la correspondance de Freud, l'idée de ce texte serait née en juin 1912. Il fut publié l'année suivante. Dans une lettre à Ferenczi (7 juillet 1913), Freud parle du fait d'avoir trois filles comme d'un "élément subjectif" ayant joué un rôle dans la composition de cet article.

"Deux scènes de Shakespeare, l'une gaie, l'autre tragique, m'ont donné dernièrement l'occasion de poser un petit problème et de le résoudre.

La scène gaie est celle du choix que les prétendants, dans Le Marchand de Venise, doivent faire entre trois coffrets. La jeune et sage Portia est obligée, par la volonté de son père, de ne prendre pour époux parmi ses prétendants que celui qui, de trois coffrets qu'on lui présente, saura choisir le bon. Les trois coffrets sont d'or, d'argent et de plomb ; le bon est celui qui contient le portrait de la jeune fille. Deux des concurrents se sont déjà retirés sans succès, ils avaient choisi l'or et l'argent. Bassanio, le troisième, se décide pour le plomb ; par là, il obtient la fiancée qui, avant même l'épreuve du sort, avait éprouvé un penchant pour lui. Chacun des prétendants avait, dans un discours, donné les motifs de son choix vantant le métal préféré et diminuant le mérite des deux autres. La plus difficile des tâches était par là échue à l'heureux concurrent ; ce qu'il trouve à dire pour magnifier le plomb par rapport à l'or et à l'argent est peu de chose et semble forcé. Si, dans la pratique de la psychanalyse, nous rencontrions un discours de ce genre, nous ne manquerions pas de flairer, derrière ces raisons peu satisfaisantes, des motifs secrètement dissimulés.

Shakespeare n'a pas, lui-même, inventé le thème des trois coffrets ; il l'a pris dans un récit des Gesta Romanorum, où une jeune fille tente ce même choix pour conquérir le fils de l'empereur (G. Brandès, William Shakespeare, 1896). Et, là aussi, c'est le troisième métal, le plomb, qui porte la chance. Il n'est pas difficile de deviner qu'il s'agit ici d'un vieux thème, dont il y a lieu de chercher l'interprétation, la dérivation, et ce à quoi il faut le ramener."

Les deux scènes "l'une gaie, l'autre tragique" se trouvent respectivement dans Le marchand de Venise et dans Le roi Lear de W. Shakespeare, scènes dont Freud compare la thématique à celle de deux contes de Grimm  : Les douze frères et les Six cygnes. Il montre que le motif du choix entre trois coffrets ou entre trois sœurs plonge ses racines dans la mythologie orientale et gréco-romaine, renouvelant le thème des trois Moires :

"La création des Moires (qui président à la naissance, à la vie et à la mort) est le résultat d'une connaissance qui rappelle à l'homme que lui aussi est une parcelle de la nature et qu'à ce titre, il est soumis à l'immuable loi de la mort.

Contre cet assujettissement, il fallait que quelque chose protestât en l'homme, car il ne renonce qu'avec le plus grand déplaisir à sa position d'exception. Nous savons que l'homme utilise l'activité de sa fantaisie pour satisfaire ceux de ses désirs qui ne sont pas satisfaits par la réalité. C'est ainsi que sa fantaisie s'est rebellée contre la connaissance incarnée par le mythe des Moires, et qu'il a crée le mythe qui en est dérivé, dans laquelle la déesse de la mort est remplacée par la déesse de l'amour ou ses équivalents à figure humaine.

La troisième des sœurs n'est plus la mort, elle est la plus belle, la meilleure, la plus désirable, la plus aimable des femmes. Et cette substitution ne présentait aucune difficulté technique ; elle était préparée par une antique ambivalence, elle a suivi le fil d'un lien archaïque qui ne pouvait être oublié depuis longtemps." (p. 78)

"Nous avons l'impression que s'opère chez le créateur littéraire la réduction du motif au mythe d'origine, de sorte que nous éprouvons à nouveau le sens saisissant de celui-ci, que la déformation avait affaibli. Ce serait par cette réduction de la déformation, le retour partiel à l'originel, que le créateur littéraire obtiendrait l'effet plus profond qu'il provoque en nous." (p. 79)

Le motif du choix des coffrets met en évidence le fait que l'homme prétend choisir librement ce qu'en réalité il ne fait que subir (la mort) en transformant la mort en amour. Tel est le pouvoir de l'imagination, de la fantaisie et tel est aussi celui de la mythologie et de la littérature : les trois Moires, les trois Grâces, les trois déesses du jugement de Pâris, les trois coffrets dans le Marchand de Venise et les trois filles du roi Lear, les trois sœurs et les trois cygnes d'Andersen.

La philosophie elle-même n'a pas été en reste, aussi austère qu'elle ait voulu paraître, et on peut se demander si la morale stoïcienne et celle de Descartes qui en est l'héritière ("Et je tâchais à me vaincre plutôt que la fortune et à changer mes désirs que l'ordre du monde.") ne relève pas du même processus.

Pour les stoïciens, en effet, il faut distinguer "ce qui dépend de nous" (nos pensées) de "ce qui ne dépend pas de nous" (la durée de notre vie). La durée de notre vie (la mort) ne dépend pas de nous, mais seulement l'usage de notre raison (nos pensées face à la mort). Freud montre que la raison n'est pas seule en cause : nous pouvons à la fois prendre consciemment acte de notre finitude et la refuser inconsciemment. En d'autres termes, pour l'inconscient, la mort n'existe pas.

Mais on peut aussi se demander, avec Héraclite d'Ephèse si la Moïre (Moïra) et la Justice (Diké) ne tracent pas un espace au sein duquel l'homme peut exister face aux dieux, eux-mêmes soumis au destin, répondre à l'appel de l'être et transformer la biologie en biographie. La mort existe pour la conscience et n'existe pas pour l'inconscient. C'est sur ce dédoublement, cette césure, que se joue la condition humaine. La limitation du désir est la condition de la parole. Elle émerge du refoulement originaire.

Je reproduis la belle conclusion de Freud à son étude sur le thème des trois sœurs dans le Roi Lear de Shakespeare ("Le motif du choix des coffrets", in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, p. 81) :

"Le créateur littéraire nous rend le motif ancien plus proche en faisant accomplir le choix entre les trois sœurs par un homme vieilli et moribond. Le remaniement régressif qu'il a ainsi entrepris, au moyen du mythe déformé par une transmutation du désir, laisse affleurer son sens ancien, jusqu'à rendre également possible une interprétation allégorique, de surface, des trois figures féminines du motif.

On pourrait dire que ce sont les trois relations inévitables de l'homme à la femme qui sont ici représentées : la génitrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes par lesquelles passe pour lui l'image de la mère au cours de sa vie : la mère elle-même, l'amante qu'il choisit à l'image de la première (ou "contre" cette image) ; et pour terminer, la terre mère, qui l'accueille à nouveau en son sein. Mais c'est en vain que le vieil homme cherche à ressaisir l'amour de la femme, tel qu'il l'a reçu d'abord de la mère ; c'est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras."

Note : dans Psychopathologie de la vie quotidienne (trad. Serge Jankélévitch, Petite Bibliothèque Payot, p. 65), Freud fait état d'un "souvenir écran" ou d'un rêve d'enfance dans lequel son frère aîné a enfermé sa mère dans un coffre (ou une armoire). Ce souvenir tourne autour du mot "coffre/coffrer" et se rapporte au questionnement inconscient de l'enfant concernant la disparition d'une servante. Interrogé par le petit Sigmund, son frère lui aurait répondu évasivement qu'il a fait "coffrer" la servante qui s'était rendue coupable de divers larcins. L'enfant interprète le mot "coffrer" (mettre en prison) au pied de la lettre : enfermer dans un coffre et imagine que son frère a fait la même chose avec sa mère qui tardait à revenir d'une course en ville. Le coffre est nettement assimilé par l'enfant à la mort (à un cercueil) car dans le souvenir-écran (ou le rêve), il voit revenir avec ravissement sa mère amaigrie et rajeunie, comme ressuscitée. Le thème du coffret fut assimilé très tôt dans la vie de Freud avec celui de la mort, de l'amour et de la mère et sort d'une expérience vécue. On peut rapprocher le thème du coffret de celui du jeu de la bobine au cours duquel l'enfant "domine" dans le jeu la présence/absence de la mère (Fort/Da).



5 réactions


  •  Arcane Arcane 23 février 2018 10:14

    Excellent papier.


  • Mélusine ou la Robe de Saphir. Mélusine ou la Robe de Saphir. 23 février 2018 10:24

    Probablement ai-je mal compris votre précedent article parlant de Girard et Freud. Mais ici, vous semblez totalement le réhabiliter. 


    • Robin Guilloux Robin Guilloux 23 février 2018 10:27

      @Mélusine ou la Robe de Saphir.


      J’aurais fait un très mauvais procureur en même temps qu’un très mauvais avocat ! 

  • Robin Guilloux Robin Guilloux 23 février 2018 10:25

    Merci !



  • Jean Roque Jean Roque 23 février 2018 12:30

    Le mythe des Moires est inventé pour dire que le déterminisme n’entraîne pas le fatalisme.
    Leibniz parle du poison avec lequel je dois tout faire pour qu’il ait bon goût. Le stoïcisme fait du bouddhisme : il y a une histoire de moine qui chutant d’une falaise, attrape avec son doigt le miel sur les pattes d’une abeille qu’il croise dans sa chute. Hegel parlera de non-déterminisme dans l’esprit. Mais l’immortalité inconsciente ressort en quelle névrose ? Le romain de Borgès psse le tps au supermarché des loisirs puisqu’il est immortel.
    Remarquez que Platon a la solution aux Moires : le libre arbitre est un choix proposé aux âmes avant la naissance. En général les âmes choisissent une vie de consommateur tranquille de supermarché, où même d’animal, de « gogochon », ce concept de Labrune, pas de Jeanne d’Arc, qui dorénavant était une métis. Depardieu s’est proposé pour jouer Mandela.


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