mardi 11 septembre 2012 - par Anaxandre

Grands écrivains : lumières ou ténèbres ? 1 - Chateaubriand

 Voici la première partie d'une collection d'extraits extirpés de l'Œuvre de quelques-uns des plus grands génies littéraires dont notre civilisation a accouché.
 C'est avec un fragment propice à la controverse des colossales Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand que débute cette série polémique.

 "On affirme que dans cette civilisation à naître l'espèce s'agrandira ; je l'ai moi-même avancé : cependant n'est-il pas à craindre que l'individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes dans les sciences, exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, il ne composeront jamais le chef-d'œuvre qui sort de la tête d'un Homère."

 "On a dit qu'une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducation présentera au regard de la Divinité un spectacle au-dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et à ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jetez au cou d'un frère. N'y avait-il rien dans la vie d'autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automne. C'était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu'elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :"

 "Beaux arbres qui m'avez vu naître,

 Bientôt vous me verrez mourir." (1)

 "L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir ; il porte avec lui l'immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmes : qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois : si dans l'oubli profond de soi-même, dans votre immobilité, dans votre silence, vous ne trouvez pas l'infini, il est inutile de vous égarez aux rivages du Gange."

 "Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait-il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse commune ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète."

 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe (conclusion, extrait)

 (1) Vers de Chaulieu



9 réactions


  • Rounga Roungalashinga 11 septembre 2012 11:16

    Excellent passage.


    • Anaxandre Anaxandre 11 septembre 2012 14:01

       Voltaire et les juifs... un peu facile, non ? Mais à n’en pas douter j’aurais certainement eu bien plus de lecteurs et de commentateurs !

       Il faudrait que j’essaye « Mélenchon contre Sauron, Le Seigneurs des Anneaux 4 » ou encore « Le Pen contre Maître Yoda, Star Wars 7 », ça a l’air de payer davantage que Chateaubriand !


  • Rounga Roungalashinga 11 septembre 2012 14:53

    L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir ; il porte avec lui l’immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d’âmes : qui n’a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l’univers. Asseyez-vous sur le tronc de l’arbre abattu au fond des bois : si dans l’oubli profond de soi-même, dans votre immobilité, dans votre silence, vous ne trouvez pas l’infini, il est inutile de vous égarez aux rivages du Gange.

    Je me demande combien de personnes sont capables de réellement ressentir ce qui est dit ici.


  • zarathoustra 11 septembre 2012 16:06

    Les belles lettres au service d’une pensée profonde... 


    Chateaubriand n’a jamais succombé aux chimères successives pour conserver l’indépendance et le recul nécessaire pour identifier les grands enjeux d’un monde alors en construction. La dimension prémonitoire de ces écrits fait presque froid dans le dos.

    Le plus exceptionnel chez lui reste quand même son courage politique : oser critiquer publiquement Napoléon puis s’en prendre à Louis Philippe... Il fallait oser !



    • Anaxandre Anaxandre 11 septembre 2012 16:44

       « Les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu’à la tyrannie. »

       Encore une pensée profonde et d’actualité du père du Romantisme français bien difficile à envisager pour les esprits-nains modernes... Quand à son courage politique dont vous faites mention, au temps où l’on risquait sa liberté et sa vie, aucun politicien contemporain, ne s’en approche ni de près, ni de loin.


  • Antoine Diederick 11 septembre 2012 23:16

    beau passage...

    n’ayant jamais assez lu Chateaubriand le soupçonnant de démesure inutile...je dois avouer que c’est beau.


  • Antoine Diederick 11 septembre 2012 23:24

    c’est d’un actualité troublante...

    "Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète."

    La science et l’agrandissement de la conscience humaine ,ensuite de l’aventure de l’homme.

    Dans les futaies, sous l’ombre des grands arbres, traine l’esprit et la psyché de l’homme.

    Chateaubriand nous inviterait-il à une quête de ce continent intérieur , celui qu’il faut conquérir maintenant alors que le monde, la Terre a été parcourue et cartographiée dernièrement par sattelite et Google ?


    • Anaxandre Anaxandre 12 septembre 2012 00:32

       « c’est d’un actualité troublante... »

       Je ne l’ai pas choisi au hasard ! smiley
       Et n’hésitez pas, un jour ou l’autre, à vous plonger dans ses Mémoires d’outre-tombe : c’est un pavé mais il vaut son poids.


  • atmos atmos 15 septembre 2012 00:58

    Un texte prophétique, qu’on peut rapprocher point par point de notre piteuse situation actuelle :
    Science et technique pour seules religions, dont on sait maintenant qu’elles ne suffiront jamais à donner un sens à nos vies.
    Humanité qu’on veut normaliser, officiellement au nom d’une utopique fraternité universelle, mais qui ne pourra jamais être aussi fraternelle que l’exige l’utopie.
    Destruction planifiée de nos racines, jusqu’à l’oubli de notre histoire inscrit dans les programmes scolaires.
    Voyages banalisés qui ne sont que vaine distraction pour des êtres vides.
    Morne culture mondiale standardisée, insignifiante, débilitante, unique référence pour des centaines de millions de malheureux qu’on gave avec cette bouillie insipide.

    « Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier... »
    Pour nous, on voit ce qu’il en est : une « France » qui n’a rien de plus original à proposer au monde que la version doublée en français de « Desperate housewives ».
    Curieusement, ça ne semble pas passionner le monde.


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