samedi 6 octobre 2012 - par Anaxandre

Grands écrivains : lumières ou ténèbres ? 2 - Rousseau contre les représentants.

   Pour cette seconde partie voici un extrait du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau paru en 1762. L'auteur nous livre ici sa pensée sur le gouvernement représentatif, système dominant en occident et modèle indépassable à exporter, nous dit-on, pour celles des rares nations qui ne l'auraient pas encore adopté. Système qui n'est jamais remis en cause par nos politologues démocrates depuis plus de deux siècles.

                     "Des députés ou représentants"

  "Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au conseil ? ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre."

   "C’est le tracas du commerce et des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse et l’amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de Finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent. Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes ; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes."

   "Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous un mauvais gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre ; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, et qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État : que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu."

   "L’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou représentants du peuple dans les assemblées de la nation. C’est ce qu’en certains pays on ose appeler le tiers État. Ainsi l’intérêt particulier de deux ordres est mis au premier et au second rang, l’intérêt public n’est qu’au troisième."

   "La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde."

   (...)

   "Quoi ! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a de telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité."

   "Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pour quoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pour quoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus." 



12 réactions


  • citoyenrené citoyenrené 6 octobre 2012 10:45

    @ l’auteur, Anaxandre,

    ah merci et bravo pour cet article qui réhabilite à sa juste mesure ce bouquin de 2012

    vous me permettrez de mettre en exergue des phrases glorieuses, même si ça ne vaut pas le détail

    « Ce mot de Finance est un mot d’esclave »

    « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État : que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu. »

    « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée »

    "elle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence ; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité« 

     »Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus"

    ah, c’est beau, c’est fort, c’est pertinent

    pour ajouter, ci-dessous, 2 épisodes du vénérable sieur Guillemin sur Rousseau, présentant le personnage et le contexte dans lequel il a vécu ainsi que la guerre morale que lui ont livrée l’antisocial voltaire et les encyclopédistes

    http://www.rts.ch/archives/tv/culture/en-appel/3448914-rousseau-1.html
    http://www.rts.ch/archives/tv/culture/en-appel/3448915-rousseau-2.html


    • Anaxandre Anaxandre 6 octobre 2012 14:03

       Vous avez senti, la justesse, la force, la modernité du propos. Et vous savez que Rousseau fut bien vite considéré comme un dangereux réactionnaire dès ses premiers Discours ; quand les Lumières, l’inoxydable Voltaire en tête, chantaient et louaient le « progrès » - en fait essentiellement le libéralisme marchand d’inspiration anglaise - le citoyen de Genève, digne successeur de la sagesse gréco-latine, verra dans certaines formes de la modernité et de l’idéologie progressiste montante, les germes de toutes les misères à venir pour l’homme, qui viendront s’ajouter aux plus anciennes.

       Et Rousseau serait aujourd’hui banni de l’espace public tout autant qu’en son temps ; il serait, n’en doutons pas, traité au choix de fasciste rouge ou brun, au gré des circonstances et des débats, par les héritiers des Voltaire et autre Diderot. Comment serait-il traité de nos jours par les sectateurs du libre marché et des pouvoirs transnationaux ? La gauche française devrait relire Jean-Jacques, tout relire, et pas seulement tel ou tel passage qui lui sied, car l’œuvre du philosophe forme un tout : qu’on vienne à en occulter une partie et c’est tout l’édifice qui s’écroule...

       « Une seule chose suffît pour la rendre impossible à subjuguer [la Nation] ; l’amour de la patrie et de la liberté animé par les vertus qui en sont inséparables. (...) Tant que cet amour brûlera dans les cœurs il ne vous garantira pas peut-être d’un joug passager ; mais tôt ou tard il fera son explosion, secouera le joug et vous rendra libres. Travaillez donc sans relâche, sans cesse, à porter le patriotisme au plus haut degré dans tous les cœurs Polonais. »
       (extrait des Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, 1771-72)


  • Jason Jason 6 octobre 2012 15:03

    Je ne crois pas que Rousseau serait banni aujourd’hui de l’espace public.

    Nos démocraties sont des systèmes politiques dans lesquels on peut dire ce que l’on veut pourvu qu’on ne change pas l’essentiel qui reste l’idolatrie du Capital, le plus sauvage possible et le plus irresponsable. Tant que les démocraties le craindront, elles parleront en vain.

    Je pense qu’il y a de nombreux Rousseaus à la ronde, mais le pouvoir est ailleurs, dans des majorités ignorantes et bernées. Ajoutons à cela les sommes colossales, mondiales de l’économie anonyme, dont on ne peut pas connaître les propriétaires (à part quelques-uns qui se pavannent), et le tour est joué.

    Dans la partie de bras de fer qui oppose la Capital au travail depuis un siècle et demi, le Capital a gagné pour la raison élémentaire qu’il est mobile. Cassez ou restreignez cette mobilité absolue, ralentissez la rapidité des transactions, et il succombera.

    De nos jours, le rousseauisme reste une utopie, un horizon, une sorte de terre promise qu’on n’atteindra jamais.


  • Anaxandre Anaxandre 6 octobre 2012 15:25

     Je persiste : il serait aujourd’hui comme hier banni de la « belle société » de ceux qui font l’opinion. Un exemple ? Asselineau qui est pourtant bien loin de remettre en cause les fondement de notre société moderne autant que Rousseau est bel et bien banni des médias (Taddeï aura eu beau jeu de l’inviter des mois après les élections !).

     Allons Jason, voyez et constatez simplement qui est invité dans les débats télévisés, qui sont les « experts » appelés en renfort par Pujadas ou Calvi ; pensez à ceux qui ne sont jamais invités ou représentés, ou à la marge une fois par an dans une émission confidentielle et pour mieux les décrédibiliser à un contre tous. On inviterait exceptionnellement un Rousseau aujourd’hui pour mieux le tourner en ridicule, avec juste un peu moins d’esprit que Voltaire n’en avait.


    • kemilein 6 octobre 2012 18:46

      rousseau est certainement le seul philosophe des lumières, il est la lumière (de cette époque) a lui seul.
      voltaire est sans doute la perfidie ténébreuse dans cette métaphore (un opportuniste égoïste et mesquin)
      il me faudra lire robespierre et d’autre (surtout les 3 qui proposèrent un modèle scolaire dont je ne sais plus les noms)

      mais juste JJ rousseau, c’est déjà beaucoup.


  • Giordano Bruno - Non vacciné Giordano Bruno 6 octobre 2012 23:31

    Rousseau est un auteur très pertinent aujourd’hui. J’ai remarqué qu’il avait aussi décrit ce qui a fait la célébrité de Naomi Klein dans « La stratégie du choc ».

    Les usurpateurs amènent ou choisissent toujours ces temps de troubles pour faire passer à la faveur de l’effroi public, les lois destructives que le peuple n’adopterait jamais de sang-froid. Le choix du moment de l’institution est un des caractères les plus sûrs par lesquels on peut distinguer l’oeuvre du législateur d’avec celle du tyran.


    Du contrat social - Livre II - Chapitre 10 - Paragraphe 4


  • franc 7 octobre 2012 21:15

    très pertinent Anaxandre de dire que Rousseau serait invité mais à un contre cinq opposants,il serait isolé et ridiculisé .Il faut ajouter aussi l’intervention d’un public choisi qui applaudirait à tout va à chaque parole des opposants

     

    je me rappelle d’un débat dans une émission grand public sur le TCE encensé par tous les médias où une vielle dame inconnue de la société civile bien convenable et posée se levait pour dire tout le bien du TCE ,et toute l’assistance qui applaudissait à tout va.Platon déjà dénoncait ce genre de propagande en démocratie . 


  • Éric Guéguen Éric Guéguen 14 novembre 2012 12:53

    Bonjour Anaxandre.

    Désolé de constater que vos tentatives pour remédier à l’inculture de nombre d’Agoravoxiens ne sont pas suivies d’effet. Rousseau ne mériterait-il pas autant de commentaires que Mélenchon, Vals ou Copé ?

    Bravo à vous d’avoir sorti des cartons un ouvrage qui fête ses 250 ans cette année dans le plus grand silence (sauf une expo intéressante vue dernièrement au Panthéon).

    Rousseau est à mes yeux le représentant des Lumières le plus perspicace. Non que je sois en accord avec tout ce qu’il dit - parfois tout et le contraire de tout, il faut bien le reconnaître - mais être dans sa position et refuser le culte du progrès, être aux avant-postes de l’œcuménisme naïf des philosophes de ce temps et en même temps avertir de la nécessité d’être patriote, célébrer le génie humain sans se départir du déterminisme naturel, enfin être conscient du problème accouché par la modernité d’une incompatibilité d’humeur entre l’individu et la société... autant de preuves que nous sommes en présence d’un penseur hors du commun.

    Chose surprenante, pour finir : je crois bien que l’immense majorité des gens qui ont son nom à la bouche - Ah, Jean-Jaaaaacques !..." - ne l’ont pas lu. Ce qui est regrettable, car ce grand philosophe se double d’un grand écrivain, chose suffisamment rare pour être remarquée.
    Quant à son avis sur la représentation, pour le coup, je pense qu’il est tombé dans une aporie (ce qui fait aussi son charme).

    Bien à vous,
    Éric Guéguen

    PS : Je viens de découvrir un trésor de lecture dans la même vaine (en philosophie politique) chez Éric Weil. Je vais peut-être le soumettre à Agoravox.


    • Anaxandre Anaxandre 14 novembre 2012 13:51

       En effet, on ne peut que constater qu’un article un tant soit peu provocant sur Le Pen ou Mélenchon (ou sur cette jeune femme qui a récemment vendu sa virginité) fait dix à vingt fois plus de commentaires qu’un texte de Rousseau sur la question essentielle de la Représentation. Ici, sur un site citoyen. Alors imaginons à la télévision : on comprend mieux pourquoi on nous sert du Secret Story !

       Quant aux Lumières, je me délectais du style et de l’esprit voltairien à quinze ans avant de comprendre avec le temps combien la pensée de Rousseau lui est supérieure et toujours d’actualité.

       Il faut continuer d’élever, malgré les résistances, le niveau politique des gens, ou tout du moins de son entourage. Malheureusement il semble bien que l’homme a davantage besoin de Maîtres et de slogans que d’Idées et de réflexion...


  • Éric Guéguen Éric Guéguen 14 novembre 2012 14:29

    De vous à moi, je crois qu’il y a un nombre incroyable de moutons par nature. Les gens refusent l’effort comme une odieuse résurgence du passé. Il leur faut du prêt-à-penser, par manque de courage. Penser par soi-même demande du temps, autant de temps que l’on ne consacre pas à la consommation, soit une atteinte à leur droit réputé le plus élémentaire. Bref, tant que ne sera pas à nouveau opérée une hiérarchie dans les besoins de l’être humain et dans ses fins, tant que les uns et les autres ne consentiront pas à « sortir de soi » par la pensée, leurs jérémiades ne pourront être prises au sérieux.

    Continuons à lire Rousseau et tous les classiques, pour la poignée que nous sommes, et laissons libéraux et socialistes se crêper et se disputer l’héritage de la modernité chancelante.


    • Anaxandre Anaxandre 15 novembre 2012 15:12

       Une petite remarque Éric, je pense que c’est justement la généralisation du « sortir de soi » via la société de l’entertainment qui empêche l’homme d’accéder à un niveau de conscience supérieur. Pascal et son développement sur le Divertissement l’avait déjà analysé en son temps : "s’il [le Roi] est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et [plus] malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit."


    • Éric Guéguen Éric Guéguen 15 novembre 2012 22:47

      Certes, mais j’appelle « sortir de soi » le fait de ne pas se considérer comme un être accompli et spontané, un ayant-droit ne devant rien à personne, pour qui le monde se résume à sa petite personne.
      « Sortir de soi », c’est se départir du solipsisme, lire Platon, lire Nietzsche, lire Pascal, Montaigne, Flaubert ou Dostoïevski, se frotter à la difficulté des classiques, rechercher l’effort, le dépaysement culturel, fuir le conformisme... Tenez, je viens de voir le film Holy Motors, de Leos Carax, la fameuse bombe du dernier Festival de Cannes. Voilà une belle bouse made in France qui se veut anticonformiste et qui tape à côté. Et j’étais persuadé que les critiques seraient élogieuses... Bingo ! Les Inrocks, Libé, Politis, Les Cahiers, tout le gratin. Sûrement que quelques instituteurs dans le vent se feront une joie de montrer ça à des élèves à qui l’on apprend, précisément, à ne révérer que leur quotidien postmoderne, à « être soi même », le tout ponctué de messages fades sur la sainte tolérance.

      Non Anaxandre, ce que j’appelle « sortir de soi », c’est déjà et avant toutes choses se considérer comme l’élément d’un tout qui nous dépasse et nous submerge, la communauté de nos semblables à qui nous devons le respect avant que de lui demander des comptes. Et c’est aussi être un peu plus humble que ne l’est l’être humain de nos jours et, sans demander à chacun de croire en Dieu, que soit au moins prégnant dans les esprits que l’homme est tout à la fois un géant ET un nain, que lui sont offerts les moyens de progresser (individuellement j’entends), qu’il est en même temps condamné à être inachevé et que certaines choses lui resteront éternellement inaccessibles. Que sa condition, toutefois, lui commande d’exercer sa pensée, afin de s’arracher à son soi routinier.

      Bonne nuit à vous Anaxandre, et au plaisir.
      EG


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