vendredi 10 juillet 2009 - par Sandro Ferretti

Hervé Prudon : les hommes s’en vont, leur stylo reste

Mille vies dans un stylo. C’est ce qui caractérise cet écrivain rare, chirurgien du malheur, le style alerte, qui porte la formule en bandoulière comme d’autres le stéthoscope sur la blouse blanche. « Primé, puis déprimé, voilà toute ma vie », écrit-il dans « les hommes s’en vont ». Précarité, alcool, cancer, hôpitaux, divorce, séparations, déprimes et fatigues, il en est tombé pas mal sur le pare-brise du seul Prudon. Qui écope sans maux dire, avec un seul essuie-glace : son stylo. « A ceux qui sauront lire que le mal a fait mouche » chantait Johnny Smet. Ce n’est pas une mouche qui a piqué Prudon, c’est un essaim de guêpes enragées portant guêpières, le dard alerte. Mais lui, apiculteur impassible, il nous dit que non, il a « même pas mal ». A moins que ce ne soit l’inverse. Va savoir quand tu ne sais pas.

 
Oui, c’est encore l’histoire d’un mec qui trimballe dans ses bottes des montagnes de questions et sur qui les ombres s’échinent à chercher des noises. Mais celui-ci ne chante pas, il écrit. Et il est vivant, ce qui est bien rare chez les bons.
On sait depuis longtemps que l’humour est la politesse du désespoir : Hervé Prudon est très poli, alors. Difficile de faire plus poli. C’est à dire plus noir et décalé. Prudon est à la littérature contemporaine ce qu’est le cigare dont on avale la fumée face aux cigarettes ultra légères qu’on fumotte distraitement.
C’est un chirurgien du mot, du jeu de mots, de la noirceur désamorcée par l’ironie. Le cocasse qu’il va chercher à la clef à molette derrière les pires chienneries de la vie. La sienne ou celles qu’il a dans sa tête.
Si c’était un chanteur, il aurait eu à voir avec le grand Alain Bashung. S’il avait été humoriste
(d’ailleurs, n’en est-ce pas un ?), il aurait lorgné du coté de Pierre Desproges et d’Alexandre Vialatte.
 
Il est connu et reconnu, édité depuis 30 ans chez Gallimard ou Grasset, et à la "Série noire" pour ses polars jamais tout à fait polar, jamais tout à fait roman. Il a tâté aussi à l’écriture au théâtre, aux nouvelles et à la poésie. Il fut aussi pigiste puis journaliste (Le Monde, Libération, Nouvel Obs.). Nègre aussi, y compris pour des très connus qui en tremblent encore que Prudon parle. Qui sont prêts à lui demander Prudon pour ces petits arrangements entre ennemis.
Dans une autre vie, il fut aussi manutentionnaire en Australie, perruquier à Londres, déménageur et pigiste à Paris.
 
Bref, Prudon n’est pas prudent, il est de ceux qui prennent les loups pour des chiens. Il ne fait pas le mariole, il fait juste un peu son Aragon, mâtiné de Beckett et de Céline.
 
Vous avez dit Céline ?
En fac de lettres à Censier, il passe une maîtrise avec une thèse sur "Féerie pour une autre fois". Son tuteur est un prof de lettres encore inconnu, Robert Faurisson. " Je l’aimais beaucoup. Il disait que la poésie ne se ressentait pas, qu’elle s’expliquait mot à mot. Il avait une écriture magnifique. Je me souviens que j’ai commencé à le trouver bizarre quand il m’a dit : j’ai une bonne nouvelle pour l’humanité, les chambres à gaz n’ont peut-être jamais existé, l’homme n’est pas si mauvais" (1). La première femme de Prudon est juive : il s’éloigne de Faurisson, mais reste fidèle à son admiration pour l’écriture du Dr. Destouches (tant mieux pour nous).
 
 
Vous avez dit Beckett ?
Prudon le rencontre quand il a 30 ans, rue de la Santé à Paris. " Je l’ai croisé par hasard et suivi comme on se retourne sur une jolie femme. J’étais aimanté. Il marchait pieds nus dans ses sandales. C’était une statue vivante, je n’ai pas osé l’aborder. Au début, je voulais écrire comme lui, comme dans "Fin de partie". Mais on me disait : "t’es chiant".
 
Avec Prudon, ça bouge tout le temps pour aller nulle part. Des errances, des voyages immobiles, ceux d’un père divorcé et alcoolique avec un crabe dans le tiroir, qui part avec son gosse voir la mer, l’amer et puis tout le reste, avant que ça ferme (Cf. le superbe "les hommes s’en vont", son chef d’oeuvre).
Après errance, solitude peuplée, boires et déboires et autre crabes planqués dans la viande, l’homme est toujours debout, avec dans les yeux la brume de ceux qui n’en ont plus rien à foutre de rien. Mais qui l’écrivent bien.
 
Enfant des banlieues pavillonnaires, il connaîtra aussi, devenu adulte, le pavillon des cancéreux. Cela donnera "Cochin". Il nous écrira qu’on n’est jamais aussi malade qu’en bonne santé. Dans la banlieue de la camarde et de ses veilleuses bleues, la verve et la catharsis des mots l’enfièvre de plus belle. Prudon a une pêche littéraire à faire honte aux petits internes gominés, aux infirmières lasses, au peuple des bien-portants et des générations SMS, les bronzés au cerveau tout pâle. Du coup, ils le laissent sortir. Rémission au bénéfice du doute.
"A bas la santé, allez Prudon", écrira alors Michel Crépu dans "Libération" en 1999.
 
En 2008, dans "la langue chienne", il nous parle de son chien Charlie, compagnon d’errance dans le Nord, en route vers une ville à vent et à bière baptisée Marquebuse. Là bas, c’est pas Cannes, il n’y a que la pluie qui tombe les filles. Les filles, Prudon ne les emmène pas au soleil de Tahiti ou au Bahamas, mais, comme dans l’univers de Jean Fauque, il les emmène plutôt au Musée de l’Homme pour leur montrer où tout finit, c’est-à-dire dans le formol. "Chloroformez vos bataillons (1)". On y voit des affreux sales et méchants, des ménages à trois dans les dunes de sables et les tessons de bouteille, et bien sûr ça finira mal. Dans une bagnole avec chien calciné, rouquine roussie et héros décapité.
 
A 59 ans, c’est encore une sorte de grand enfant, Prudon (d’ailleurs, il les adore, les siens et ceux des autres. Leurs chiens aussi). Dans son bac à sable à lui, son Tchernobyl intérieur, il semble nous dire "même pas mal", ou encore " on dirait qu’on ne serait pas morts".
 
C’est un drôle d’Indien, Prudon. Faut oser aller jusqu’à son tipi, sans vouloir jouer au cow-boy. Juste pour se préparer à fumer le calumet de la paix avec la vie. Avant qu’elle ne nous prenne par derrière, et sans nous demander si on aime ça. Prudon avance face à la camarde, le stylo à la main, indien majestueux, cow-boy de pacotille, et lui dit : "alors, salope, t’en veux ?". Et la faucheuse tombe lentement sa faux, penaude, et tout le monde fume dans le tipi.
 
C’est du moins ce que j’ai compris.
 
=Morceaux choisis :
 
-"Primé, puis déprimé, voilà toute ma vie"
-« La fille était amoureuse de moi, en cachette. Je connaissais la cachette ».
 
-« Ma femme a posé des affichettes dans tout le quartier : perdu mari, la quarantaine, type européen, un peu gouttière, sauvage et affectueux. Faible récompense.
 On n’était pas félin pour l’autre. »
 
- « Ben n’a jamais dit que je buvais, trop ou trop peu. Il sait d’ailleurs qu’on ne peut pas vivre sans cela. Moi je ne sais pas. C’est le dernier qui a parlé qui a raison. »
 
- « Le métro c’est une drôle de nappe phréatique. Une mine de déterrés ».
 
-« Rien ne vit dans la vie. On s’en va. Les hommes s’en vont, parce que quelque chose les aspire, plus qu’ils n’aspirent à quelque chose. Les hommes s’en vont parce qu’il n’y a que cela qu’ils sachent bien faire. Et ce sont les meilleurs qui s’en vont ».
(Les hommes s’en vont)
 
-" Il rêvait de pantoufles, de soirées télé, de parties fines, de fines champagne, de cigares aussi, Figaro là…" (Mardi gris)
 
-"Tout ce qu’on perd, c’est remboursé par la liberté"
 
-"La vie est lente et l’espérance violente"
 
-Il ne faut pas se livrer, on ne se livre qu’à l’ennemi".(Venise attendra)
 
-"le seul mensonge qui tienne debout, qui dure longtemps, c’est la langue du chien qui lèche la main qui le bat". (La langue chienne)
 
-"Cette côte d’Opale - eau pâle, tu parles - sent la moule noire et le mazout. C’est une mer massive la Manche, une mer d’en face, d’un autre camp, d’une autre rive, une mer casquée".
(La langue chienne)
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Notes :
(1) Interview donné à Philippe Lançon pour Libération, le 27/11/2008
(2) Jean Fauque, parolier d’Alain Bashung, auteur compositeur -interprète de l’album "13 aurores", chez EMI.
Crédit Photo : Troy Paiva, "Lost America".
 
Mini bibliographie par ordre préférentiel :
 
-"Les hommes s’en vont", 1998 Grasset
-" Venise attendra" 2001 , Gallimard
- "Tarzan malade", 1979, Gallimard
-" La langue chienne", 2008 , Gallimard "Série noire"
- " Mardi gris", 1978, Gallimard
- "Cochin", 1999
- "Les inutiles", 2002
- "Poulpe", 1996, Gallimard
Et aussi « Banquise », « Plume de nègre » « Nadine Mouque », « Ouarzazate et mourir », « il fait plus froid dehors que la nuit ».
 


18 réactions


  • Yohan Yohan 10 juillet 2009 10:42

    Salut Sandro
    Portrait bien troussé, ça donne envie, mais je verrai ça plus tard, car j’ai besoin d’un été joyeux d’abord.


  • Sandro Ferretti SANDRO 10 juillet 2009 13:44

    Salut Yohan

    Pas d’inquiètude, Prudon ne fait pas dans le larmoyant, tu peux m’en croire. Sa vie est noire, mais il y a partout la lueur des mots et de leur jeu dérisoire et vital en méme temps.
    Une chimio des mots et de smaux.

    Tiens, une dernière de M’sieur Prudon, pour la route :

    « Bref, tout cela ne tenait pas debout, mais est-ce que je tenais debout, moi ? ».



  • Sandro Ferretti SANDRO 10 juillet 2009 14:42

    Il y a eu une petite erreur dans la numérotation des notes de bas de page.

    « Chloroformez vos bataillons » n’est pas une pépite de Prudon ni de Libération , mais bien sur de l’ami Jean Fauque, un autre jongleur de mots, dans une des chansons de son album « 13 aurores ».
    Monsieur Jean, si vous me lisez, pitié, pas sur la tête....


  • AliceSM 10 juillet 2009 15:43

    Bonjour Sandro ....désolé mais une fois de plus je viens causer hors sujet

    Bonjour Sandro....Ne t’occupe pas de ce faux pseudo....Normalement je devrais être là sous ton fil à te dire des choses aimables...
    Mais dimanche le bouzin a prétendu que le mot de passe que j’utilise depuis 3 ans ..
    __.eh bien ....je ne savais plus l’écrire ....
    J’ai attendu le lendemain à force d’essais déçus de tentatives en échec , pour changer de mot de passe...
    J’avais été bien surpris car cet écueil je l’avais rencontré alors que j’étais déjà connecté depuis le matin......

    Alors Le furtif changea de mot de passe....Finalement ce fut une bonne chose me dis-je ...Oui mais avant hier mercredi , soit deux jours après PAFFFF ! encore une fois , il parait que je me trompe de mot de passe...Avoue que c’est balot ! Je ne me démonte pas , il doit très certainement y avoir un petit futé chez Cybion qui a besoin de s’amuser ....Ne pas contrarier le malade !
    Alors , allons y , il me faut sans doute encore une fois changer de mot de passe...Pas compliqué___ oui mais cette fois on franchit un pas dans la plaisanterie sinistre....la machine prétend ne pas reconnaitre mon adresse Email...
    Une adresse où elle m’a écrit des centaines de fois .....Où même son patron m’a écrit !
    Trop fort Non ????

    Il ne reste plus qu’un truc à vérifier...
    .Il me restait une vieille adresse dont je ne me servais pas ou plus depuis plus d’un an ...Je l’avais gardée pour apprendre à m’en faire une au cas où.......
    Au cas où  ==>  bin nous y v’là 

    L’offre de paix des braves faite à un autre rédacteur serait-elle la cause de tout ce binzzz ?


  • Sandro Ferretti SANDRO 10 juillet 2009 15:48

    Ave Furtif, morituri te salutant.
    Je t’ai répondu chez Gul (et en méme temps qu’à Gul, du reste).
    Lis Prudon, ça ne peut pas nuire....


  • Gül 10 juillet 2009 16:53

    Chose promise...

    Très beau portrait Sandro, touchant et piquant à la fois.

    Tu m’as donné envie de lire.

    Amicalement.


  • Sandro Ferretti SANDRO 10 juillet 2009 19:36

    @Had,
    Ca, c’est le genre de post que j’aime.
    Ceux à qui y’ a pas besoin de faire un dessin...
    Je ne sais pas si la mer est démontée, mais que ton chapiteau ne ferme pas tout de suite, ça je veux bien.


  • Philippe D Philippe D 10 juillet 2009 20:00


    En somme, la vie tourne en boucle autour de la mort.
    Comme dans un 33 tours ou un 45 tours de notre enfance, quand à la fin le bras se relève, après quelques derniers crouics, crouics
    Et dans cette rotation, certains trouvent les mots pour magnifier les sillons du disque posé sur la platine.


  • Sandro Ferretti SANDRO 10 juillet 2009 20:25

    Ouaips.
    « L’homme n’est que poussière. C’est dire l’importance du plumeau ».
    Alexandre Vialatte, le grand frère de Prudon.


  • italiasempre 10 juillet 2009 21:40

    Buonasera Onorevole,


    belle plume qui nous fait oublier tant de niaiseries écrites à droite et à gauche.

    Amicalement

  • AliceSM 10 juillet 2009 22:38

    Vain dieu , c’est la foule chez toi...Je me rappelle un certain vendredi de juillet dernier où il avait fallu 4 minutes à la direction pour obtempérer au désir d’une autorité morale de ce site....
    J’ai écrit à Carlo hier.......et rien , nib de nib ...la routine quoi.....
    Je te salue jusqu’au 20 ...et peut-être pour après ...car vois-tu je ne serais pas surpris que ce pseudo disparaisse des autorisations d’accès...


    • Gül 10 juillet 2009 22:47

      Furtif,

      Ton compte est toujours là, ainsi que tes articles, et heureusement !!!

      Je ne comprends pas pourquoi tu ne peux pas te « logger » car c’est bien ça le problème, non ?

      Il m’est arrivé une merdouille dans ce genre l’été dernier, qui n’a pas duré, mais qui s’est reproduite plusieurs fois.

      J’en avais conclu à l’époque que mon PC avait été sérieusement visité de la cave au grenier !

      Le remède a été de revoir tous les systèmes de sécurité. Ca ne s’est plus passé depuis. Ceic dit, je suis une buse en informatique alors, c’est juste une info à prendre avec des pincettes...

      En tous cas, c’est plutôt glauque...


    • Sandro Ferretti SANDRO 11 juillet 2009 08:57

      @mcm

      Bien vu. Je fais passer la citation à comparaitre pour plagiat chez Gallimard.


    • Gül 11 juillet 2009 01:04

      Furtif,

      Si tu permets...Faudrait que tu nous racontes...


    • aml 11 juillet 2009 01:05

      Ami ou aml ? Peu importe, moi j’m bien les histoires smiley=)


  • aml 11 juillet 2009 01:18

    Bon bah voilà, il faudra que je revienne quand je serais moins fatiguée, j’ai lu l’article et malgré que je ne souhaite pas me sentir concernée, effectivement, il y a es choses à dire... Cependant, entre temps, je suis passée de l’autre côté. Je suis indépendante. Je ne suis plus salariée... Mais pas patrone, juste indépendante. Et toujours mère de famille.


  • Micromegas Micromegas 8 janvier 2010 16:41

    De Nabe je suis tombé sur Prudon, que de copain d’infortune qui nous font voir une réalité dénuée de toute perspective aveuglante.


  • Sandro Ferretti SANDRO 8 janvier 2010 17:50

    @Micromegas,
    Si vous aimez les oiseaux de nuit qui craignent la clarté du jour, je vous recommande aussi cette chouette-là, un bel oiseau de nuit à la plume alerte et au bec perçant :

    http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/extraits-d-ouvrages/article/hugues-pagan-une-lueur-dans-la-41342

    Bonne lecture.


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