jeudi 6 avril 2017 - par Robin Guilloux

Julian Barnes, Le perroquet de Flaubert

Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert
Julian Barnes, Le perroquet de Flaubert

Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, (Flaubert's Parrot), roman traduit de l'anglais par Jean Guiloineau, Nouveau Cabinet Cosmopolite, Stock, 1986 et en Livre de Poche

Table : 1. Le Perroquet de Flaubert - 2. Chronologie - 3. Celui qui le trouve le garde - 4. Le bestiaire de Flaubert - 5. Clac ! - 6. Les yeux d'Emma Bovary - 7. La traversée de la Manche - 8. Guide Flaubert de l'amateur de trains - 9. Les oeuvres secrètes de Flaubert - 10. Le requisitoire - 11. La version de Louise Colet - 12. Le Dictionnaire des idées reçues de Braithwaite - 13. Une histoire vraie - 14. Epreuve écrite - 15. Et le perroquet...

Julian Barnes est né à Leicester en 1946. Auteur de plusieurs romans (dont deux policiers sous le pseudonyme de Dan Kavanagh), il est critique de télévision à l'Observer. Le Perroquet de Flaubert, qui a remporté un immense succès en Angleterre et aux Etats-Unis, a reçu en 1985 le Geoffrey Faber Memorial Prize, un des plus prestigieux prix littéraires britanniques.

Quatrième de couverture :

"Médecin anglais spécialiste de Flaubert, Geoffrey Braithwaite vient visiter, à l'Hôtel-Dieu de Rouen, le musée Flaubert. Dans un coin, sur une étagère, il découvre le perroquet qui a servi de modèle à Loulou, le perroquet d'Un coeur simple.

Un peu plus tard à Croisset - où se trouvait la propriété de la famille Flaubert - il voit un second perroquet empaillé. Et la gardienne lui affirme avec autant d'assurance que le gardien de l'Hôtel-Dieu, que le sien est le vrai. Quelle est donc la vérité - celle des perroquets ou celle de l'écrivain ? La seule chose importante est-ce le texte, comme le soutenait Flaubert ? Ou l'homme et la vie peuvent-ils expliquer l'oeuvre ? Et Geoffrey Braithwaite (ou Julian Barnes, ou Gustave Flaubert) se met à écrire une, puis deux, puis trois biographies de Gustave...

Le Perroquet de Flaubert est un roman éblouissant - mais est-ce vraiment un roman ? - où il est question d'ours et de chemins de fer, de l'Angleterre et de la France, du sentiment du passé, du sexe, de George Sand, de Louise Colet, et aussi de Juliet Herbert, l'amour secret de Flaubert. Et de perroquets...

L'humour de Julian Barnes, tout au long de ce voyage où il nous entraîne à travers l'univers de Flaubert ne se dément jamais. Mais l'humour n'est peut-être qu'une forme suprême d'élégance pour dissimuler des déchirements profonds. Car, où est-elle donc la vérité d'un écrivain ?

Son oeuvre n'est-elle pas en soi une invitation à la continuité quand l'auteur est devenu un mythe, l'objet lui-même "d'idées reçues" ?

Citations :

"D'une façon fondamentale, bien sûr, Félicité est totalement à l'opposé de Flaubert : elle est à peu près incapable de parler. Mais on peut rétorquer que c'est là que Loulou intervient. Le perroquet, la bête qui parle, une des rares créatures qui reproduisent des sons humains. Ce n'est pas pour rien que Félicité confond le perroquet avec le Saint-Esprit, celui qui apporte le don des langues.

Félicité + Loulou = Flaubert ? Pas exactement ; mais on peut dire que le perroquet, qui représente une vocalisation habile sans un cerveau très puissant, est le verbe à l'état pur. Un universitaire français dirait que c'est un symbole du Logos. Etant anglais, j'en reviens vite au matériel : à cette créature svelte et guillerette que j'ai vue à l'Hôtel-Dieu. J'ai imaginé Loulou posé sur un coin de la table de travail de Flaubert et le regardant comme le reflet moqueur d'un miroir de fête foraine. Pas étonnant que les trois semaines de sa présence parodique aient causé quelque irritation. L'écrivain est-il beaucoup plus qu'un perroquet un peu compliqué ?" (p.21-22)

"La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles." (Gustave Flaubert, Madame Bovary, cité p. 23)

"Un critique a-t-il tort de lire Loulou comme un symbole du mot ? Un lecteur a-t-il tort - ou pire est-il sentimental - de considérer ce perroquet de l'Hôtel-Dieu comme un emblème de la voix de l'écrivain ? C'est ce que j'ai fait. Cela m'a peut-être rendu aussi naïf que Félicité." (p.23)

"Il s'appelait Loulou ; son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu, et sa gorge rose." (Un coeur simple)

"Je me suis avancé prudemment entre les étagères et j'ai levé les yeux. Là, sur une ligne, il y avait les perroquets d'Amazonie. des cinquante à l'origine, il n'en restait que trois. L'insecticide qui les recouvrait ternissait le brillant de leurs couleurs. Ils me fixaient comme trois vieillards moqueurs, couverts de pellicules et indignes.Je dois l'avouer, ils avaient l'air un peu maniaques. Je les ai regardés pendant une minute, puis je me suis esquivé. C'était peut-être l'un d'eux."

Résumé d'Un coeur simple de Gustave Flaubert :

"Un coeur simple" est le titre de la première nouvelle d'un recueil publié en 1877, intitulé Trois contes, de Gustave Flaubert ; elle est suivie par la "Légende de saint Julien L'hospitalier" et par "Hérodias". Cette œuvre que Flaubert mit près de 30 ans à écrire dans sa totalité constitue sa dernière production romanesque achevée, puisqu'il devait mourir trois ans après sa publication.

"L'histoire d'Un coeur simple est tout bonnement le récit d'une vie obscure, celle d'une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu'elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Ce n'est nullement ironique comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même." (Gustave Flaubert, Lettre à Mme. Roger des Genettes, Croisset, le 19 juin 1876)

Mon avis sur le livre de Julian Barnes :

"Savez-vous qui j'ai devant moi, sur ma table, depuis trois semaines ? Un perroquet empaillé... sa vue commence même à m'embêter." (Gustave Flaubert, Lettre à une amie)

Avec ce Perroquet de Flaubert, Julian Barnes apporte une contribution originale au débat sur les rapports entre un écrivain, son oeuvre et sa biographie où s'affrontèrent, en leur temps, Proust et Sainte-Beuve, le premier affirmant, contre le second, que la vie de l'auteur n'apportait rien à la compréhension de son oeuvre.

Barnes témoigne dans cet ouvrage qu'une "biographie" mêlant des personnages de papier et des éléments de fiction, des fragments de la vie et de l'oeuvre plus ou moins revisitées de l'auteur, des anecdotes plus ou moins véridiques, des lettres, des témoignages de ses contemporains, des jugements de la postérité... et une histoire de perroquets, peut se lire comme un roman où circule, comme dans les oeuvres de Flaubert, le "démon de l'indécidable".

Le livre se fait l'écho de nombreuses théories postmodernes déclinées sur un mode humoristique : la polémique autour de "la mort de l'auteur" de Roland Barthes, le traitement de la subjectivité, la polyphonie énonciative et le jeu avec la métafiction.

Auteur de deux excellents romans policiers, Barnes connaît bien la loi du genre : ce sont les détails les plus insignifiants qui sont les plus importants. Mais s'il emprunte au roman policier quelques ficelles (on soupçonne un moment le narrateur d'avoir assassiné sa femme), Le Perroquet de Flaubert n'en est pas vraiment un, tout au plus un pastiche, comme il est un pastiche de biographie.

Le narrateur, Geoffrey Braithwaite, un médecin anglais retraité et veuf, passionné par Flaubert comme Julian Barnes, dont on apprend dans le très énigmatique chapitre 13 : "Une histoire vraie", qu'il partage la destinée d'un personnage de Flaubert, est obsédé par un problème qui sert de fil conducteur au "roman" : quel perroquet empaillé - le modèle de Loulou - Flaubert avait-il sur sa table de travail lorsqu'il écrivait Un coeur simple : celui de l'Hôtel-Dieu de Rouen ou celui de Croisset, ou aucun des deux ?

Mais ni Braithwaite, ni le lecteur ne sauront le fin mot de l'histoire, pas plus qu'ils ne sauront ce qui s'est vraiment passé entre l'auteur d'Un coeur simple et Juliet Herbert, l'institutrice anglaise de Caroline, la nièce de Flaubert, qui traduisit en anglais Madame Bovary, un "chef d'oeuvre" selon l'auteur.

Flaubert, "qui avait dédaigneusement interdit à la postérité de s'intéresser à sa personne", aurait sans doute trouvé la quête du modèle du perroquet d'Un coeur simple digne de Bouvard et Pécuchet.

Dans la nouvelle, le perroquet revêt dans l'imagination de la servante au coeur simple la figure du Saint-Esprit, alors que Braithwaite y voit l'écrivain au service du "Verbe". Car "L'écrivain est-il beaucoup plus qu'un perroquet un peu compliqué ?"

"Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son coeur ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît ; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête."

"Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits" (Matthieu 11, 25-27)... Et si, au-delà de la catégorie commode du "grotesque flaubertien", c'était Félicité qui avait raison ? A moins qu'ils n'aient raison tous les deux... A des niveaux différents.

Le livre comporte les chefs d'accusation d'un réquisitoire contre Flaubert et une défense de l'accusé : "Il haïssait l'humanité", "Il haïssait la démocratie", "Il ne croyait pas au progrès", "Il ne s'intéressait pas suffisamment à la politique", "Il était contre la Commune", "Il n'était pas patriote", "Il a tué des animaux dans le désert", "Il ne s'est pas engagé dans la vie","Il a essayé de vivre dans une tour d'ivoire", "Il était pessimiste", "Il n'a enseigné aucune vertu positive", "C'était un sadique", "Il y a dans ses livres des quantités d'animaux massacrés", "Il était brutal envers les femmes", "Il croyait en la Beauté", "Il était obsédé par le style", "Il ne croyait pas que l'art eût un but social"... Tout cela, explique Braithwaite, est à la fois vrai et faux.

On y trouve également un "dictionnaire des idées reçues" sur le modèle de celui de Flaubert, dont j'extrais l'article "Flaubert" : "L'ermite de Croisset. Le premier romancier moderne. Le père du réalisme. Le boucher du romantisme. Le pont qui relie Balzac à Joyce. Le précurseur de Proust. L'ours dans sa tanière. Le bourgeois bourgeoisophobe. En Egypte, "le père de la moustache". Saint Polycarpe ; Cruchard, Quarafon. Le vicaire-général ; le major ; le vieux seigneur ; l'idiot des salons. Tous ces titres furent acquis pas un homme indifférent aux titres qui ennoblissent : "Les honneurs déshonorent ; le titre dégrade ; la fonction abrutit."

Il comporte aussi d'amusantes parodies d'épreuves écrites à l'attention des étudiants en littérature, dont j'extrais l'article "Logique (et Médecine)" : "Achille-Cléophas Flaubert, joutant avec son plus jeune fils, lui demanda de lui expliquer à quoi servait la littérature. Gustave, retournant la question à son père chirurgien, lui demanda de lui expliquer à quoi servait la rate : "Vous n'en savez rien et moi non plus, sauf qu'elle est indispensable à notre organisation corporelle comme la poésie à notre organisation mentale." Le Dr. Flaubert reconnut sa défaite."

... Et se termine par un chapitre intitulé "Et le perroquet..." où le "mystère des deux perroquets" reçoit une explication, grâce au président de l'association des amis de Flaubert, mais où l'on assiste à une multiplication vertigineuse - une cinquantaine - des modèles possibles de Loulou. A une énigme dissipée succède donc un mystère impénétrable, d'autant que Flaubert, comme tout créateur digne de ce nom a sans doute pris des libertés avec le "réel".

A l'instar de celui de Flaubert écolier s'enfuyant au moment d'entrer avec des camarades dans une maison close à Rouen après s'être ruiné en fleurs et en soins capillaires ("le meilleur moment de ma vie" se souvenait-il), le plaisir du lecteur (guidé par l'auteur) n'est pas tant de percer le mystère que de l'imaginer. Comme le dit le narrateur : "Le bonheur n'existe que dans l'imagination."

... Du mystère, il y en a à chaque page... mais aussi de l'ironie, de l'humour, de la mystification, du cocasse et du grotesque, à l'image de la personnalité "hénaurme" de l'ermite de Croisset ("idée reçue") dont le narrateur nous trace un portrait bien plus parlant - et probablement bien plus fidèle - que la plus fidèle des biographies : Flaubert et les animaux : l'ours, le chameau, le mouton, le singe, l'âne, l'autruche, le perroquet, les chiens, Flaubert et les femmes, Flaubert et les voyages, Flaubert farceur, Flaubert et l'argent, Flaubert et les critiques, Flaubert et les professeurs de littérature, notamment une certaine Enid Starkie, trop "belle" pour être vraie - mais on ne sait jamais avec Barnes - imperturbable spécialiste de littérature française à Oxford, qui reproche à Flaubert de s'être contredit à propos de la couleur des yeux d'Emma Bovary, mais illustre sa biographie de l'auteur avec un portrait de Louis Bouilhet -, Flaubert et la bêtise, Flaubert et les chemins de fer - qu'il détestait "à cause de la façon dont il flattait les gens avec l'illusion du progrès", mais dont le narrateur montre le rôle important qu'il joua dans la relation de Flaubert avec Louise Colet -, Flaubert et Alfred Le Poitevin, Flaubert et Maxime du Camp, Flaubert et George Sand, Flaubert et les livres auxquels il a songé, mais qu'il n'a pas écrits, Flaubert et les vies qu'il aurait voulu vivre et qu'il n'a pas vécues, mais qu'il a mis dans ses livres... Flaubert et son perroquet, le "vrai Flaubert" étant décidément aussi multiple et aussi insaisissable que le vrai modèle de Loulou.

La littérature sert à exprimer, mais aussi à cacher ou à embellir des vérités banales et à nous en "distraire" : on vit seul, on souffre seul et on meurt seul... On n'a jamais ce que l'on désire et l'on ne désire jamais ce que l'on a... On n'est jamais aimé comme on voudrait... "les unions complètes sont rares"... Le Perroquet de Flaubert est hanté par le thème du suicide : suicide d'Emma Bovary, suicide de la femme du narrateur, suicide supposé de Flaubert, mais que réfute le narrateur. Barnes, compatriote de Shakespeare a pris au sérieux le dilemme de Hamlet, comme il a pris au sérieux le dilemme des deux perroquets - : "Etre ou ne pas être, telle est la question." Ne plus être, telle est la réponse. Mais ce ne fut pas celle de Flaubert : "La vie ! La vie ! bander, tout est là !"... Une belle phrase pour le répertoire pittoresque de Loulou !

 



1 réactions


  • UnLorrain 7 avril 2017 13:16

    Je n’ai aucun talent litteraire,je fais de nombreux types de fautes orthographique de plus. J’ai surtout lu,ecouter aussi,les nouvelles de Flaubert mais aussi Maupassant ou Balzac,Mirbeau est mon prefere ( a la lecture de votre billet m’est revenu,qui avait bien pu ecrire a propos de Balzac : la nature ne l avait pas beaucoup muni...) et bien cet auteur doit etre celui qui a ecrit La mort de Balzac,Mirbeau peut-tre,je suis plus sur je retournerai sur litteratureaudio pour en avoir le coeur net.

    Mirbeau a des recits tres tres intime ( sur litteratureaudio personne ne s’est ose a les lires...je les ai lu en pdf par gallica, Octave est a sa chaumiere le crois a ces moments la)

    D autre mots me sont venus a la suite de votre billet...Impuissance mais aussi coitus interruptus...En connaissons nous dans notre entourage de ces ( je ne trouve pas,et trouverai jamais l adjectif meme en reflechissant un apres midi comme Flaubert !) de ces impuissants ? Ou,frustration ? pratiquant ncessairement le coitusmachinchose ?

    Faire venir un etre c’est faire venir un miserable...Pensees de Gustave Flaubert. L homme,un peu plus qu’un arbre un peu moins qu’un chien. N’ayant pu trouver l’amour j’aurais du prendre la volupte. On peut s’y retrouver dans ses pensees a Flaubert... smiley


Réagir