jeudi 6 décembre 2012 - par Croa

Mauriac et « Le dernier taureau »

Mauriac revient à l'actualité. Cette fois c'est le cinéma qui, avec la sortie d'une nouvelle adaptation de Thérèse Desqueyroux, fait que l'on ne parle que de ce romancier en ce moment !

Mais c'est un autre Mauriac que je voudrais vous présenter, à savoir le chroniqueur. Pour le découvrir il faut lire son « Journal » publié en plusieurs tomes chez Grasset. Dans ces ouvrages Mauriac nous lègue un recueil d'articles du temps et d'expériences vécus… Bref le blog qu'il aurait mis en ligne si Internet avait existé à son époque !

Le texte que j'ai choisi pour vous raconte la rencontre de Mauriac avec la corrida. Il est extrait du tome 3 sorti en mars 1940, pages 32 à 36, et son titre est « LE DERNIER TAUREAU »

« COMME une grande grâce venait de nous être accordée : un orage sans grêle et chargé de pluie, les arbres cessèrent de souffrir ; les jeunes peupliers qu'avait menacés la mort par la soif, frémirent de joie dans le vent humide ; et l'argile même, là où la sécheresse l'avait rendue béante, se referma. Et nous aussi, nous étions délivrés ; il nous était permis de quitter à toute heure du jour la maison ; et rien ne nous défendit plus, lorsque ce fut dimanche, de courir les routes. Je n'aime pas le dimanche à la campagne : il ajoute sa solitude à notre solitude. Le peu d'humanité dont on devine la présence durant la semaine, se retire ce jour-là des vignes, s'accumule au fond des auberges assombries, et notre coeur se fatigue à battre seul pour animer un monde mort qui ne souffre pas.

Si nous choisîmes, ce dimanche-là, comme but de notre promenade, à plus de cent kilomètres, le bourg 'landais de Saint-Vincent de- Tyrosse, ce fut bien moins pour la corrida qui s'y donnait, que pour le prétexte de suivre une route aimée entre toutes : celle qui, de Langon à Bayonne, par Bazas, Captieux, Roquefort, Tartas, Mont-de-Marsan, traverse la forêt de pins et de chênes. Elle est bordée de grands platanes demi-nus dont la chair végétale luit et palpite à travers des haillons d'écorce.

La lande était fumante après les pluies d'orage, et tous les bourgs en fête. Oui, cette corrida n'était qu'un prétexte. Les ayant beaucoup aimées dans ma jeunesse, depuis la guerre je n'y suis presque plus revenu (une fois à Madrid, deux ou trois fois à Bordeaux). Mais durant les vacances, les chroniques d'une si curieuse verve de Don Severo, dans la Petite Gironde, ne me laissent rien ignorer de ce petit monde fanatique. Don Severo est le janséniste de l'« aficion » ; il en est le Saint-Cyran : d'une rigueur terrible, impitoyable aux matadors qui ne travaillent pas, presque immobiles et dans les cornes du fauve selon l'exemple du grand Belmonte.

Je fus donc à cette corrida de Saint-Vincent-de-Tyrosse. Il m'a fallu, ce jour-là, crever un de mes derniers ballons, renoncer à l'un de mes derniers plaisirs. Non ! Plus jamais je n'assisterai à une course de taureaux. Sans doute serait-il injuste de les juger toutes sur celle-là qui fut au-dessous du pire, moins par la faute des matadors que par celle d'un bétail exécrable, fuyant, et· comme on dit, « manso ». Mais nous eût-il été donné de voir une belle corrida et d'applaudir un Martial Lalanda, nous aurions dû tout de même subir ce qui, tout à coup, me paraissait horrible à crier : l'attachement de cette foule assise inactive, abritée, embusquée, « planquée », à un spectacle dangereux pour l'homme, mortel pour la bête. Quant à cet art que j'ai tant admiré, toute sa science repose sur le leurre : une bête seule contre dix, trompée, dupée jusqu'à la mort... L'étrange est qu'elle s'en aperçoive, parfois, qu'elle le devine. Les taureaux « manso » ne sont si méprisés du public que parce qu'ils savent tout d'avance. L'un d'eux, à Saint-Vincent-de-Tyrosse, ne voulait pas sortir du toril. Et quand on l'eut traîné de force dans le cirque, il semblait faire non, encore, de sa grosse tête d'innocent.

Pourtant ce qui m'arracha soudain ce voeu : « Je n'y reviendrai jamais plus... », ce ne fut pas tant cette horreur toute physique, ce dégoût, cette pitié, ni même la honte que me donnait la présence des Anglais venus de Biarritz - de ce garçon surtout dont le beau visage était comme durci parle mépris. Non, la raison de mon désenchantement, elle m'apparut tout à coup : impossible d'ignorer, aujourd'hui, de quoi notre goût pour les corridas est le signe. Nous savons, nous ne pouvons plus ne pas savoir ce que dissimule dans son coeur cette foule qui hurle autour d'une bête couverte de sang.

Nous avons appris, et dès notre jeunesse, que l'homme est né féroce. Un jeune Français qui va à l'école et qui aime les livres connaît tout de l'homme dès qu'il a ouvert Montaigne, Pascal, Racine. Nos moralistes ont frappé en maximes, ils ont comme monnayé cette connaissance, et nous en avons toujours eu plein la bouche. Mais cette science-là ne sert de rien ; il faut avoir reçu la leçon des événements, avoir vécu à une époque sanguinaire et privilégiée : nous sommes servis.

Il est vrai que tous les hommes, à toutes les époques, ont été servis ; les institutions changent mais la férocité demeure : c'est le fond permanent, au point que nous ne pouvons appartenir à une église, à une patrie, à une classe, à un parti, sans être solidaires dans le passé, dans le présent et jusqu'à la consommation des siècles, de bourreaux innombrables et de martyrs sans nombre.

Nous n'avons pas vu mourir le dernier taureau. Dès que nous fûmes sortis de Saint-Vincent- de-Tyrosse, les platanes, au-dessus de nos fronts humiliés, firent, avec leurs branches jointes, le geste de nous absoudre. « Seul le monde végétal est innocent... », disais-je... Est-il innocent ? Il a lui aussi ses parasites, ses empoisonneurs, ses assassins, et certains champignons sont plus corrompus que certains êtres. Si, par la volonté d'un dieu, les hommes prenaient tout à coup racine, si leurs bras se chargeaient de feuillage, s'ils n'exhalaient plus d'autre plainte que celle du vent ,nous savons bien que ces créatures immobiles trouveraient une issue pour s'atteindre et pour se blesser, et que la terre indifférente boirait leur sève comme elle boit notre sang.  »

Remercions François Mauriac ; Zocato a remplacé Don Severo et Sud-Ouest a remplacé La petite Gironde. Les taureaux meurent toujours car il n'y a que les noms qui changent du coté de chez nous.

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5 réactions


  • LE CHAT LE CHAT 6 décembre 2012 10:35

    je ne connaissais pas ce texte de Mauriac .

    On le dit l’homme est un loup pour l’homme , et d’autant plus pour les animaux !

    les spectacles de gladiateurs ont été remplacés par des cooridas , mais le gout du sang est resté le même .............


    • lsga lsga 6 décembre 2012 16:07

      pour quelqu’un qui trouve ça normal que certains tabassent les familles de roms, femmes et enfants compris, je te trouve bien humaniste tout d’un coup....


    • Croa Croa 6 décembre 2012 18:32

      Alors que ses romans ont fait l’objet de nombreuses éditions dont poches, à ma connaissance le journal n’existe que chez Grasset. Ce journal est assez peu connu alors qu’il contient de vrais perles !

      D’ailleurs je ne sais pas combien de volumes composent le journal. Les collections complètes sont extrêmement rares parce qu’il fallait acheter chaque volume à sa sortie.


  • easy easy 6 décembre 2012 21:34



    Belle occasion pour moi d’en dire deux mots.

    Déjà, ce que Mauriac a écrit à 13 ans (Va-t’en) me laisse sur le cul quand je vois que j’en étais encore à lire Les malheurs de Sophie
     
    Son écriture me semble sans effet de style. Du coup, ses propositions de regard me respectent, je ne me sens pas violé et je le suis en toute liberté de conscience avec mon regard branché sur technique-psycho. Quand il dit comment il voit le visage d’un aficionados se transformer, j’apprends aussi à détecter les rictus.


    A côté de ça, les auteurs comme Hugo Zola, qui m’avaient autrefois serré le coeur, me semblent aujourd’hui manipulateurs, irrespectueux du lecteur et inconséquents.
    .
    Voici le début de Germinal 

    **** Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des ténèbres. ****
     
    Zola ne s’y place pas, il n’est pas dans la scène. On pourrait donc prétendre qu’il n’est pas envahissant, pas narcissique et qu’il permet au lecteur d’apprécier la chose seul, de manière immédiate.

    Mais en réalité, il ne place le lecteur ni à côté de lui ni seul devant lui, il le place dans lui. Ce qu’il nous montre est déjà tout barbouillé de son regard. On ne peut plus voir qu’à travers son installation artistique, on est piégé.
    Essayez de vous représenter ce paysage rincé de son regard, vous n’y parviendrez pas.


    Inversement, Mauriac raconte ici une scène où il est présent. Il peut alors sembler encombrant. Mais ce qu’il décrit est en réalité neutre, vierge de son barbouillage, en tous cas neutralisable de son regard.
    Il nous dit carrément : voilà, je suis là, je regarde ça et je pense que...On n’est pas trompé et on peut donc soustraire son regard puisqu’il est explicité et recouvrer la chose en l’état, neutre, vierge, vraiment sans lui.

    Dans les artifices des romantiques, il y a une montagne de modalisateurs, qualificatifs, adverbes, expressions et comparaisons qui font tout le pathos de leur installation
    « Nuit d’épaisseur d’encre »
    « Rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais »
    « Embrun aveuglant des ténèbres »
    Oh que ça me file la nausée !


    (D’autant le froid vient du vent, non des marais et qu’il n’est pas interdit que le ciel des corons soit plus étoilé qu’à Paris)

    Hugo et Zola savaient donc d’avance exactement comment leur lecteur allait voir.
     
    Et comme ce genre d’expression poétique, anti scientifique, archi subjective, a charmé, il y a plein de gens qui les resservent pour un oui ou pour un non.

    Nous nous retrouvons très souvent à discuter de choses du genre économique ou mariage homo et les commentaires arrivent truffés d’expressions poétiques récupérées devenues, par l’habitude, des lieux communs servant de bouche trou. On croit lire une réflexion adaptée, on ne lit en fait qu’un bidonnage, qu’une farce. 

    Quand un poète invente une expression ou comparaison poétique, on prend ça dans la figure mais on sait que c’est de la poésie. Bravo l’artiste, tu m’as bien eu !

    Alors que quand l’expression est resservie en expression toute faite, même par un footballeur (avec quelques fautes, contresens ou confusions du genre il ne faut pas vendre la charrue avant les boeufs) tous les jours pendant un siècle et à tout propos, ce n’est plus de la poésie, c’est du surimi.


    Je préfère donc Mauriac parce qu’il ne sait pas à l’avance comment son lecteur va voir et parce qu’il ne livre que de la considération pas des gadgets d’écrivain susceptibles d’être recyclés pour devenir des patterns à faire du papier peint en style de.


    • Jean-François Dedieu Jean-François Dedieu 29 juillet 2013 16:30

      Je loue le louable effort pour exprimer un point de vue mais je ne suis pas aussi tranchant : le paysage de Germinal, je le vois et les livres d’écrivains ne sont pas que des compilations de tours de passe-passe à gruger les lecteurs. Ce n’est pas par rapport aux défauts d’autres auteurs que j’apprécie ce texte de Mauriac.


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