jeudi 27 novembre 2008 - par
Nino Ferrer : au sud de la mémoire
C’est un territoire cérébral inusité : celui qui nous parle vaguement d’un champ de blé écrasé de soleil en ce 13 août 1998 dans la commune de Montcuq (Lot). Ce jour où Nino Agostino Arturo Maria Ferrari, prince génois de l’absurde, nègre blond désabusé, est venu mettre les canons d’un fusil sur son coeur, pour éteindre dans sa tête cet insupportable Téléphon qui son et rejoindre sa maman partie un mois plus tôt. Dix ans après, la sortie d’une biographie intelligente ("Nino Ferrer, c’était pourtant bien"(1)), nous remet en tête cette petite musique qui sommeillait dans nos banlieues du cœur et de la mémoire. On dirait le Sud, et c’était pourtant bien. Mais tout de même, on ne peut pas vivre des millions d’années, et toujours en été…
Nino Ferrer, c’est l’histoire d’un malentendu. Avec le public, avec le show bizz. Mirza, le Téléphon, les Cornichons, qui firent sortir de l’anonymat ce prince génois désargenté et globe-trotter, sera aussi sa prison. Sa malédiction : être aimé pour des choses que lui n’aimait pas. Etre pris pour un rigolo, lui qui était noir, d’une grande négritude intérieure, comme en témoignent ses écrits, mais aussi la plupart de ses 40 peintures.
Ferrer, à l’époque des yéyés, de la période "whisky et petites pépées", écrivait déjà avec gravité sur les choses légères, et avec légèreté sur les choses graves.
Un dandy solitaire luxueux, un éternel insatisfait, caractériel flamboyant - à moins que ce ne soit l’inverse-.
Même l’immense succès de la chanson Le Sud, en 1975 (un million d’exemplaires vendus), et qui lui servira pourtant à acheter la bastide au cœur du Quercy blanc qui sera son tombeau, le laisse insatisfait : c’est en fait la version française inachevée d’un de ses titres originaux en anglais. Il s’étonnera de son succès, alors que ses plus belles chansons - en général méconnues et désespérées, comme "ma vie pour rien"-, sont des échecs commerciaux retentissants.
Petit à petit, malgré une production toujours régulière jusqu’au début des années 90, il s’enfonce dans un isolement professionnel marqué, avec femme, enfants et quelques amis, dans sa bastide aménagée en studio. "Je n’aime aucun batteur, donc je prends une boite à rythme", disait ce diplômé d’ethnologie et d’archéologie à la Sorbonne, contrebassiste de formation, ayant fait des bœufs avec Booker T & the M.G’s ou encore Otis Redding.
Comme bien d’autres, Nino Ferrer a eu raison trop tôt, c’est-à-dire trop tard. Ses jongleries avec l’absurde des années 60-70, à la lisière de Raymond Devos de Jacques Dutronc, l’ont installé dans l’immédiateté du 1er degré, lui qui tutoyait le second, à une époque où ce n’était pas encore la mode.
Elles l’ont installé dans le fauteuil vénéneux des rigolos sans prétention, des fous gentils.
Si les Dieux des champs de blé lui avaient prêté vie et si ce p… de fusil était resté au râtelier de sa bastide, Nino Ferrer aurait probablement touché aujourd’hui les dividendes de sa passion pour les mots et les images. Il serait devenu, à l’instar de Bashung et Christophe, un dandy luxueux et crépusculaire des paradis perdus et des jeux de mots au troisième degré.
On aurait fait des vernissages de ses tableaux souvent brillants, il y aurait eu des pince-fesses sur l’herbe à l’approche de l’été et des Ministres de la Culture en goguette qui lui auraient dit "ça le fait, coco", avant de remonter dans leurs limousines.
Artiste chic, autiste de luxe. Ca lui aurait fait un beau métier.
Au lieu de cela, Nino, vous avez repris le pinceau secrètement pendant quelques années, et puis finalement votre fusil, ce mois d’août 1998, juste avant la passage des moissonneuses batteuses, parce qu’une balle de ping-pong voyageait dans votre tête . Pour arrêter ce lancinant Téléphon qui son, celui qui vous rappelait le cercueil de votre Maman, que vous suiviez un mois plus tôt, dans la chaleur et dans le bruit, en costume noir sous le soleil blanc, comme dans l’ Etranger de Camus.
L’absurde, on peut pas lutter contre.
Morceaux choisis :
"Quand j’étais petit, je n’étais pas grand et il y avait la guerre partout. Les circonstances de la vie firent de moi un enfant solitaire dans une campagne désertique, et par la suite un individu halluciné dans un monde de martiens.
Peu importent les péripéties, il en résulte que l"imagination reste pour moi la fonction cérébrale la plus séduisante. Il se trouve par ailleurs que je suis depuis toujours poussé à traduire en langage artistique les émotions qui me bouleversent. Et c’est pour cela que j’ai sans cesse tenté de dessiner,peindre, écrire, jouer de la musique, transformer des maisons, des jardins, tourner des films, mettre en scène de spectacles, bref organiser le monde en fonction de ma sensibilité esthétique.
Quant à savoir si j’ai tort ou raison, je vous dirai dans deux ou trois cents ans. En attendant ce moment, vive l’amour et à bas la musique molle."
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"Parfois je suis le descendant d’une aristocratique famille du nord de l’Italie, je claque les portes des hôtels et je me montre méprisant, dans les restaurants où l’on ne s’empresse pas. Je vis d’une façon nonchalante et souvent libertine dans une très grande maison vétuste et baroque à l’ouest de Paris. C’est une maison blanche, on dirait la Louisiane. Il y a du linge étendu sur la terrasse et le plus grand désordre partout. Les choses traînent. Les plus vieilles et les plus inattendues. Dans le gros cache-pot chinois près de la porte, il y a des immondices. Personne ne sait pourquoi. Ni Kinou ni moi, ni Lourdes, ni personne. Je regarde par la fenêtre les feuilles et les branches du châtaignier, ou bien ses branches seulement, ou alors ses branches avec de la neige, ou peut être rien, quand il fait nuit".
"Parfois, je suis superstar et l’on m’aborde et l’on me reconnaît et l’on m’autographise et je me réfugie dans mon Thelemachochateau, et j’écoute de la musique devant le feu qui se reflète sur les dalles de marbre vert. La nuit tombe, on allume les bougies (le plus souvent noires) des appliques vénitiennes, dont les miroirs oxydés se sont refermés.
Les chiens sont allongés sur un tapis Beloutch au rouge éclatant contre la soie des murs dorés. Je bois des vins délicats dans des verres de Murano gravés à mon chiffre, en attendant des invités qui sont jeunes et beaux, et souvent dépravés. Certains ont quelque chose à l’intérieur qui les pousse à écrire ou à peindre et qui se voit sur leur visage, au sourire et au regard.
Les jeunes filles sont belles. Elles apparaissent souvent nues sur les pages magazines(…) Elles courent dans le jardin et couvrent les chiens de caresses. Le chat Pompon va de l’une à l’autre en bavant de félicité (…). Et moi je le regarde, et la vie me file entre les doigts, comme de l’eau".
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Notes :
(1)Olivier Cachin, "Nino Ferrer, c’était pourtant bien", Editions Alphée/Jean-Paul Bertrand , Août 2008
(2) Crédit photo : collection personnelle de l’artiste, sur son site www.nino-ferrer.com
(3) A Mounette, à Pierre et Arthur et à ceux qui, peut être, savent pourquoi