mercredi 20 mai 2009 - par Sandro Ferretti

Richard Brautigan : le cimetière des illusions

C’est un coup de 44 magnum en pleine tête , dans un chalet délabré de Bolinas ( Californie), qui a fait taire en octobre 1984 la vieille machine à écrire gênante pour le rêve américain. Eparpillé au mur la cervelle de celui qui l’a pris par derrière, la vieille Amérique. Avec un stylo et sans lui demander si elle aimait cela. Brautigan, Richard Brautigan. Connaissez ? Bon, montez dans la Buick, dans le cimetière des voitures le long de la route 66 - celle du Diable- et je vous raconte. Enfin, j’vais essayer. Ça cause pas d’amour, j’affranchis tout de suite.

Non, ça cause pas d’amour ( du reste, il a écrit "il pleut en amour", c’est dire), ou alors celui qu’on noie dans l’alcool. Histoires de road et de bars, de pick up poussiéreux, de solitude, d’incompréhension, de douleurs et d’angoisses. Brautigan raconte son foutu pays, son pays foutu, l’Amérique la magnifique, l’impossible. Quand on sent que le temps est aux cons et que le vent les pousse. Et qu’il n’y rien à faire contre cela, parce que l’absurde et les cons, on peut pas lutter contre.
 
Brautigan,(1935-1984, pour les historiens) c’est un personnage. C’est même une galerie de personnages,comme ses écrits et historiettes. Vadrouilleur de grands espaces, romancier, surréaliste, poète, médecin de l’absurde, alcoolique, paranoïaque. Génération de rupture et de déçus, arrosée à la guerre du Vietnam, Woodstock et compagnie. Perte de l’innocence, mythes déboulonnés.
 
Brautigan est de ce ceux qui tiennent la clef à molette dans ce jeu de massacre , ce mécano à l’envers. Il est démolisseur au cimetière des illusions, dans son Impala 50 ou sa Buick Thundebird. Avec lui, le rêve américain s’effondre, mais le crépuscule est grandiose. Et on sort sur sa terrasse pour voir ça.
 
=Le style :
 
Brautigan raconte par morceaux, par éclats de phrases. Des phrases courtes. C’est un peu le genre brèves de comptoir, ou de contoirs : des brèves contées, pas comptées ni escomptées.
Un Jean Carmet qui aurait fait le Vietnam dans sa tête, qu’aurait un gun à la place du stylo, un sombrero sur la tête. Un Carmet américain, surréaliste, alcoolique et paranoïaque.
Mais dont les moments d’accalmie n’excluent pas une grande tendresse, malgré la noirceur.
Surtout de la tendresse pour les chiens, faut le dire…
 
Brautigan écrit comme il respire, c’est pour cela qu’il laisse beaucoup de blancs entre les phrases, entre les paragraphes. Et il respire mal, donc il lui faut de l’espace. Du coup, ça donne de l’air au lecteur pour lui aérer le cerveau, faire passer le sens et peser le poids du mot. Et, au-delà de la noirceur pure et amère, d’apercevoir le reste en contre-jour : l’humour, la dérision, le sens précis et chirurgical du cocasse, de l’absurdité de la vie.
 
=L’influence :
 
Sans qu’on sache s’il l’a lu, Brautigan était un peu le Céline américain, si l’on veut bien oublier la géographie et les dates de naissance. Même matériau, même style novateur, même si pour l’un cela passait par les phrases interminables sans ponctuation, pour l’autre des phrases courtes farcies de virgules, car Brautigan avait du mal à respirer dans cette vie. Ce qui l’a conduit à mettre son 44 Magnum dans sa bouche, tel un Nino Ferrer du Montana.
 
Bien sur, l’univers renvoie aussi et surtout à John Fante, à Miller, à Bukowski. Peut être peut on même dire que le grand maître américain survivant (Cormac Mc Carthy), a repris un peu de cette "route", avec cependant plus de rigueur et probablement plus de brio.
L’idée de rédemption et l’obsession du silence de Dieu en moins, car Brautigan est plus elliptique là dessus.
 
En Europe, il sera celui qui fera prendre la plume à Philippe Djian. On ne sait pas si ce fut vraiment une bonne idée (surtout en regard de sa production des 15 dernière années), mais force est de reconnaître que Djian fit œuvre de vulgarisation en France , et a écrit ( un peu) grâce à lui ses trois meilleurs romans, c’est-à-dire les premiers.
 
Sa peine à sa mort n’est pas feinte, et il l’écrit assez joliment dans "Crocodiles" :
"Je me trouvais à Athènes lorsque j’ai appris la mort de Richard Brautigan. Athènes est une ville que j’adore. Lorsque je suis tombé sur l’article, ma femme achetait des pistaches.(..) J’avais moi aussi le sourire aux lèvres lorsque j’ai appris qu’il était mort, à Bolinas, aux Etats-Unis. Depuis, je ne suis plus le même. Je me réveille la nuit. Et vous non plus, vous n’êtes plus les mêmes, que vous en soyez conscients ou non. Qu’est-ce que tu as ? Ca ne va pas ? me demanda-t-elle. Je l’ai regardé sans dire un mot puis je lui ai tendu le journal, qui s’est refermé avec un bruit d’ailes effrayant(…). Je donnerais dix mille vies pour la vie de Brautigan. J’essaie de vous dire ça en vous regardant en face. Vingt mille. Au fond, je ne m’écoeure pas du tout. Il en tombe des centaines de milliers tous les jours. Est-ce qu’on pense à ses millions de lecteurs, à ces réservoirs de sang neuf qu’étaient mémoires sauvées du vent ou la Vengeance de la pelouse ?(..)J’invitais le gars à partager la bouteille avec moi. Non, il n’avait jamais entendu parler de Richard Brautigan. Je lui expliquai que Brautigan était une des bonnes raisons d’aimer la vie, j’étais à deux doigts d’envoyer un torrent de larmes à travers la pièce mais il me souriait de toutes ses dents (…) Richard Brautigan…j’ai murmuré. Son nom était Richard Brautigan".
 
Parti crever le décor à 48 ans, Brautigan n’aura fait que passer dans cette vie. Mais pour beaucoup d’autres anonymes, ce fut un passant considérable.
 
=Morceaux choisis :
 
-"Quand on habite dans cet hôtel, mourir, c’est gravir un échelon" (1)
 
- "Il avait dépassé de beaucoup l’age normal de mourir pour un chien, mais il était sur le chemin de la mort depuis si longtemps qu’il s’y était perdu. C’est ce qui arrive à bon nombre de vieilles personnes dans ce pays. Elles deviennent si vieilles et vivent si longtemps avec la mort qu’elles finissent par se perdre quand vient l’heure de mourir vraiment. Ses yeux coulaient avec cette expression humaine qu’ont les chiens quand, après avoir vécu avec les gens trop longtemps, ils finissent par leur ressembler dans ce qu’ils ont de pire". (1)
 
- "Ils ressemblaient tous à des gens dont on oublie les noms. Ils donnaient l’impression de n’avoir jamais de leur vie reçu d’autres courriers que des factures"(1)
 
-"Les vieux ont de cette façon de s’approprier les sièges sur lesquels ils finissent leur vie".(1)
 
-"Les gens ont besoin d’un peu d’amour, et bon Dieu que c’est triste, parfois, de voir toute la merde qu’il leur faut traverser pour en trouver"(1)
 
-"La vie se résume parfois à une histoire de café, et au peu d’intimité qu’une tasse de café peut créer"(1)
 
- "Ca m’a laissé vaguement songeur, mais pas très longtemps, parce que j’ai aussitôt réembarqué pour Babylone"(2).
 
-"Elle dormait, très belle et blondement"(1)
-"C’était un pont de bois qui ressemblait à un ange(1).
 
 
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Notes :
(1) Phrases extraites de "la vengeance de la pelouse"
(2) extrait de "un privé à Babylone"
 
Mini bibliographie par ordre préférentiel :
 
"La vengeance de la pelouse" 1971, collection 10/18
" La pêche à la truite en Amérique", 1967 chez Christian Bourgeois
"Mémoires sauvées du vent" 1983, Bourgeois
"Un privé à Babylone", 1981 , chez 10/18
-"Retombées de sombrero", 1976 , Bourgeois
"Tokyo-Montana Express", 1981 , Bourgeois
-"Il pleut en amour", 1982, éditions l’Incertain.
 


17 réactions


  • TALL 20 mai 2009 10:57

    Chouette photo, chouette style

    Dommage qu’il s’est flingué direct, c’aurait eu + de gueule de se faire abattre par 150 flics après avoir liquidé les sales cons qu’il haïssait le + ... smiley
    Mais bon, c’était un écrivain ...

  • Sandro Ferretti SANDRO 20 mai 2009 11:15

    @ Tall
    Oui, bel auteur, triste vie. Ca va souvent ensemble.
    La voiture est une Buick 1959 abandonnée, photographiée par D. SCOWL en 2006, dans le « high desert junkyard » près du Los Angeles lake (LA).

    @ L’équipe Agoravox :
    Comme signalé par message distinct, serait-il possible d’enlever le « N » superflu dans le titre ? ( c’est Brautigan, pas « Brautignan »). Merci.


    • Philippe D Philippe D 20 mai 2009 19:02

      Sandro,


      Je me suis arrêté, attiré par la photo, et j’allais demander des précisions sur celle-ci.
      Déjà répondu, merci donc.

      Me reste à lire votre article qui risque de m’enchanter, comme toujours avec vous.

      Mais auparavant je vais faire une recherche sur ce photographe.
      (J’ai vu le pick-up d’hier, j’hésite encore sur laquelle des deux acheter. Je ferais volontiers monter les enchères jusqu’à 1000 $ pour les deux, elles me semblent en parfait état)

    • Philippe D Philippe D 20 mai 2009 20:01

      En fait, après recherches, le photographe s’appelle Troy Palva. 

      Il a 1 site intéressant : lostamerica.com
      Il est spécialiste en photos nocturnes avec des apports d’éclairages colorés et il détaille toute sa technique sur la page technique.

      Sandro, Excusez moi pour cet aparté.

    • Philippe D Philippe D 21 mai 2009 17:31

      Sandro,


      Je suis revenu lire Brautigan et son cimetière, enfin votre évocation de lui.

      Je ne le connaissais pas, je confesse. J’aurais pourtant mieux fait de le lire que certains écrivains de la main gauche.
      Et pourtant, ce genre de littérature, enfin ce que j’en imagine en vous lisant, de la noire bien imbibée, plombante autant que fulgurante, ce n’est pas pour tous les jours chez moi.
      Pas trop bon dans ces périodes où l’appel du scotch sonne encore plus tôt que d’habitude.

      C’est un peu comme écouter Joe Cocker ou Tom Waits. 
      Y a des semaines, je sais qu’il vaudrait mieux que je ne les invite pas à me tenir compagnie trop souvent.

      Mais bien sûr l’attrait est trop fort. 
      Alors je prépare mon territoire, cendar et paquet de clopes, boutanche et verre, fauteuil, lumière. Que personne ne me dérange j’attaque Brautigan. 

    • Sandro Ferretti SANDRO 22 mai 2009 08:29

      Yep. Faites tinter le glaçon.« Vos luttes partent en fumée », disait le Maitre Alain Bashung.

      Et pour la route, une belle citation de Hunter S. Thompson :

      « J’ai appris à vivre, pour ainsi dire, avec l’idée que je ne trouverai jamais la paix ni le bonheur. Mais tant que je sais qu’il y a une chance assez bonne de mettre la main sur l’un ou l’autre de temps en temps, je ferai de mon mieux entre les grands moments. »


  • Sandro Ferretti SANDRO 20 mai 2009 11:42

    Yeah, Had.
    Bienvenue dans la Buick. Claque pas trop fort la portière, j’crois bien qu’elle va me lacher bientot. Comme Suzy, comme Pamella. Comme Sharon , tiens, qui s’est barrée avec un branleur de la ville. Enfin bon, c’est toujours mieux qu’un crotale sur ton siège quand tu mets le contact pour aller faire le plein à Texaco.

    Tall : si tu aimes les vieilles américaines, j’ai aussi un vieux Dodge pick up 1956 en vente sous mon article d’avant-hier consacré à John Fante.
    J’fais un prix aux marioles et au vieux cow boy des Marolles.

    « Voyager, c’est bien utile, et ça fait travailler l’imagination. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire, voilà sa force.C’est un roman, rien qu’une fiction. Littré le dit, qui ne se trompe jamais.
    Et puis d’abord, tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre coté de la vie ».

    L.F Céline, préface du « Voyage au bout de la nuit ».


    • TALL 20 mai 2009 12:11

      Je retiens le tuyau, Sandro, merci ... 

      Pour l’instant, c’est pas dans mon planning.. mais si un jour, je décide d’aller draguer aux réunions de parti des cocos ou des écolos, pourquoi pas ? smiley


  • cathy30 cathy30 20 mai 2009 12:10

    merci pour cet article
    le seul bouquin que j’ai lu de Braudigan, c’est « un privé à babylone », et j’ai pas oublié. c’était tellement déqualé et pourtant je me suis sentie aimé par l’auteur, son écriture m’enveloppait. Tel un extra terrestre dans son amérique, je suis certaine que pour lui l’écriture était un acte d’amour.
    Sandro, la bibliographie que vous présentez, me donne envie de continuer l’aventure.


    • Sandro Ferretti SANDRO 20 mai 2009 17:08

      Furtif,
      Ta fulgurance furtive et elliptique me met dans l’embarras.
      Je lance le privé Brautigan sur l’affaire.
      Voyons, quitter le Quirinal, le Capitole et le Palatin pour ce carrefour des 4 Etats américains pourvoyeurs de serpents à sonnettes (et à sornettes), est-ce bien raisonable ?
      Et le rapport avec Antony Quinn et la balade des 7 collines ?
      Et qui est ce Monsieur au profil Napoléonien ? Faulkner (mais alors, qui agonise ?), Tenessee Williams ?

      Bon, je remonte dans ma Buick , finalement.


    • Sandro Ferretti SANDRO 20 mai 2009 21:22

      Merci Furtif.
      Oui, je connais un peu, mais je n’avais jamais vu son visage.
      De toutes façons, chez Rivages Noir, y a que des bons.


  • Yohan Yohan 20 mai 2009 20:46

    J’aime toutes les histoires où les buicks déglinguées viennent échouer sur le parking d’une gare désaffectée, près d’un vieux train de marchandises. C’est le point de départ d’un scenario que ne renierait pas les frères Coen, et l’épicentre de la littérature américaine jouissive 


  • Annalise Annalise 17 juin 2009 16:39

    La portière grince un peu, mais les sièges m’appellent, ça me plaît bien ce petit tour en Buick majestueuse, surtout après les Morgan et autres Dauphine.
    « Triste vie, bel auteur » : rien ne me paraît plus vrai, mais je dois dire que mes amis me contestent. Un vrai débat, ça : existe-t-il de grands auteurs heureux ? Et des chefs-d’œuvre joyeux, en dehors de certains Jacques Demy ou Wallace et Gromit ?


  • François Blocquaux François Blocquaux 12 août 2009 23:11

    L’éditeur de certains ouvrages de Brautigan est Christian BOURGOIS et non pas BourgEois !!!
    Baudelaire et non pas BEaudelaire  !!!
    Dans la biblio sélective, vous auriez pu mentionner Journal japonais ( Castor Astral ).
    Je vous suggère la lecture de Thomas McGuane, qui n’est pas mal non plus.


  • Sandro Ferretti SANDRO 26 août 2009 09:54

    Baudelaire ? Mais qui parle de Baudelaire ici ?( ou a écrit son nom) .
    Pas moi en tout cas.
    Je vous engage comme correcteur automatique.


  • rechab rechab 20 janvier 2023 15:51

    Tu les vois assis dans les bas-fonds
    de San Francisco, sur les marches
    de logements miteux.
    C’est Brautigan, et son chien
    qui s’appelle Baudelaire.

          Certaines rues en forte pente,
          rappellent celles de Lisbonne .
    Richard Brautigan raconte à son chien
    qu’il n’a aucune imagination,
    mais qu’il se rappelle Baudelaire
    ( le poète )      qui, lui , disait,
            qu’il faut toujours être ivre...
    - Le chien, comme il se doit,
    aboie, ou lui lèche les mains...-

    C’est dans ces moments
    qu’on confond son chien
    avec un dinosaure :
        mais quand l’ivresse se dissipe,
        il est toujours bon
        d’avoir un compagnon
        qui s’appelle Baudelaire :
    c’est plus sympa qu’un dinosaure
         et ça peut nourrir l’imaginaire
    en le nourrissant de quelques vers...

    -

    RC


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