L’esprit grégaire
Les moutons se parquent d’eux-mêmes.
Plus besoin de bergers et de chiens policiers pour regrouper dans un même espace tous les moutons bons à tondre. L’esprit grégaire joue à plein durant l’été pour créer des lieux que la foule juge incontournables avec le plaisir inégalé de s’agglutiner en nombre pour être là où sont tous les autres. Il est vrai que c’est là le ressort qui met en branle toutes les grandes réussites commerciales, en s’assurant une réputation qui exonère de la qualité au profit exclusif de la quantité.
Le bon peuple aime à se serrer les coudes, non pour défendre ses intérêts contre les margoulins en tous genres qui se font un malin plaisir à vider leurs bourses, mais bien au contraire pour satisfaire au rituel de la sacro-sainte dépense de mauvais goût. C’est étrange cette volonté de manger mauvais pourvu que ce soit dans un râtelier où se pressent des milliers d’autres gogos.
C’est navrant mais c’est ainsi et tout est prétexte à cette masse pour se retrouver avec délectation parmi les odeurs corporelles, les bruits et les conversations de ses contemporains, le tout dans l’inconfort et la promiscuité. Un terme qui leur va si bien, que la quête de l’ivresse accompagne le plus souvent ce besoin d’être côte à côte, flanc contre flanc comme du bétail dans les élevages industriels.
Ailleurs l’herbe n’est jamais plus verte que là où elle est foulée de milliers de pieds qui trépignent pour se faufiler dans la cohue. Il y a bien des occasions de trouver ce bonheur incomparable, le feu d’artifice, le tour de France en montagne, les matchs sur écran géant, les guinguettes de la rive nord, le bal des pompiers. L’été n’est jamais à court de concentration humaine, c’est même le moteur essentiel du petit commerce à la sauvette.
Vous pouvez bien vous évertuer à proposer des lieux d’accueil en dehors de la zone centrale, stratégique, symbolique, les moutons ne suivent pas ces bergers de l’inutile. C’est avec tous les autres qu’ils veulent être, bêlant à plaisir, se marchant sur les pattes, se bousculant sans jamais trouver de quoi se mouvoir librement. À l’écart justement, il y a des endroits plus agréables, injustement désertés par cette foule qui se laisse mener par le bout du nez.
Dans ma charmante cité, les commerçants à l’année doivent se lamenter de voir leurs estaminets totalement désertés au profit de quelques structures provisoires, placées au cœur de la cohue, favorisées par une publicité municipale bien orchestrée, afin d’obtenir ce fameux effet de masse qui symbolise toujours la réussite d’une entreprise. La ville se veut touristique, pour l’être, elle a choisi l’option de la concentration factice, c’est l'entre-deux ponts pour lequel rien n’est trop beau et malheur à ceux qui paient leurs patentes douze mois durant.
Sur l’autre rive, on se désole, tandis qu’en face, à la périphérie de cet aimant à moutons, on les compte sans que les riverains puissent s’endormir fenêtres ouvertes. Seul ce petit couloir de pavés reçoit les visiteurs, les curieux, les fêtards, les groupes, les bandes. Ce n’est donc pas la peine d’y proposer de la qualité, le succès est automatique. Sommes-nous donc si malléables pour que ce comportement se reproduise ainsi en tous lieux ?
Je m’interroge et j’ai sans doute tort moi qui ne souffre pas du syndrome de la grappe humaine. J’ai besoin d’espace vital, de pouvoir me poser tranquillement, de jouir d’une tranquillité qui se passe aisément des incontournables conversations téléphoniques qui agrémentent cette masse branchée en permanence.
Il y aurait donc désormais deux catégories de sapiens. L’homo urbanicus, mouton à deux pattes et à la bourse toujours en action, un téléphone dans une main, une boisson dans l’autre, et l’homo naturalus, qui regarde de très loin la tribu consumériste. Fort heureusement, l’hiver venu, les moutons tondus tout l’été auront besoin de se retrouver dans leurs étables personnelles afin de se refaire un peu la santé avant le marché de Noël.
Grégairement leur.