Prendre la mer
Même démontée
Ce qu'il advint à ce terrien qui n'avait jamais mis les pieds sur un navire mérite de vous être narré par le détail. Qu'importe que ce soit un cul terreux qui se charge d'évoquer cette aventure. Il conviendra pour les véritables loups de mer de faire preuve d'une grande mansuétude avec les éventuelles maladresses d'un récit qui se propose malgré tout de vous mener en bateau.
Ambroise-Louis eut un jour à embarquer au nom du roi qui lui avait confié une mission d'importance. Homme de science, il devait ramener du nouveau monde les plantes qui d'après lui, pourraient s'acclimater sous nos latitudes afin d'apporter des réponses nouvelles aux problèmes d'alimentation si fréquents en ce temps-là.
Le botaniste se doutait que la plus grande épreuve pour lui constituerait ce long voyage qui lui faudrait subir loin de sa chère terre ferme. La bourse promise par sa majesté tout autant que la contribution qu'il pourrait apporter à l'existence des plus humbles dont il savait la souffrance, le convainquit qu'il devait accepter ce léger désagrément.
Il ignorait alors que non seulement il allait souffrir martyre sur ce maudit rafiot, ne cessant de rendre tripes et boyaux tant le voyage se déroula sur un océan démonté mais qui plus est, il bascula dans une aventure que son esprit cartésien, rigoureux et scientifique ne parvint jamais à expliquer. Rien n'est plus aisé que de perdre pied avec la réalité que sur un voilier fendant les vagues et affrontant des creux gigantesques.
Ambroise-Louis dans des conditions de navigation dantesques était cloîtré dans sa cabine. Il était un passager choyé puisque mandaté par le roi pour effectuer une mission de la plus haute importance. C'est ainsi qu'il avait droit à plus de confort que les hommes d'équipage et les rares autres passagers de cette belle goélette.
Il était au plus mal depuis quelques jours, ne prenant plus de repas, passant son temps à tenter vainement de dormir entre deux passages à la cuvette. Il était à bout de force, attendant la mort dans un naufrage qui pour lui, était la seule issue possible dans cette tempête effroyable. Tout mécréant qu'il était, il utilisait le peu de lucidité qui lui restait pour prier le ciel de le sortir de ce cauchemar.
Soudain, le tumulte des flots, le vacarme des vagues, le hurlement des hommes sur le pont cessèrent comme par magie. S'était-il assoupi ? Avait-il perdu connaissance ? Était-il mort ? Tout scientifique qu'il était, notre homme en perdait son latin et une partie de sa raison. Il n'était pas en état de se lever, il s'endormit profondément pour tenter de se refaire un peu de force.
Combien de temps se passa-t-il ainsi ? Ambroise-Louis n'avait nul moyen de mesurer le temps en ce lieu sombre. Il lui fallut quitter sa cabine borgne pour enfin savoir s'il faisait jour. Il ne croisa personne dans les couloirs, monta sur un pont qu'il découvrit totalement désert. Nulle âme qui vive à bord à l'exception de sa petite personne. Il y avait là une situation que dans sa capacité d'analyse, il jugea véritablement inhabituelle.
Il était à bord d'un vaisseau fantôme à moins qu'il ne doive désormais se compter parmi les spectres et les défunts. Il avait besoin de faire le point… Il n'eut pas fini de penser cette expression somme toute assez banale chez lui qu'il se retrouva flanqué d'un sextant dans les mains. Aussi curieux que ça puisse paraître, Ambroise-Louis sut le faire fonctionner et en conclut à sa position exacte.
Il était bien avancé. À quoi lui servait de connaître la latitude s'il n'a pas toutes les cartes en main pour juger de sa position exacte ? Il n'eut pas sitôt pensé ce problème qu'il se retrouva dans le poste de commandement abandonné, avec sous les yeux une grande carte marine. Avec une science qui le surprit lui-même, il traça son chemin sur celle-ci, prévoyant ainsi la route à suivre.
Remontant sur le pont, il se pensa in-petto qu'il serait bon d'avoir un vent raisonnable dans les voiles pour aller de l'avant. Sitôt suggéré, sitôt exhaussé, Éole se mit de la partie d'une manière bien plus raisonnable que les jours précédents. La goélette se mit à vibrer, à feuler comme un fier destrier. Toutes les voiles et les commandes suivaient ses attentes, ses souhaits, ses besoins.
Ambroise-Louis avait pris les commandes par la seule puissance de sa volonté. Il se sentit grisé par ce curieux phénomène qui lui accordait une telle puissance. Il se prit au jeu, souhaitant aller plus vite encore, lançant toutes les voiles de son magnifique coursier. Il avait beau n'avoir aucune compétence en la matière, le bateau suivait ses injonctions par la grâce du seul pouvoir de suggestion.
Il était véritablement et indubitablement le seul maître à bord tout en s'interrogeant sur la place de Dieu dans ce mystère plus diabolique que divin. Ces interrogations d'ordre métaphysique le poussèrent à s'enquérir du sort de ceux qui l'avaient abandonné ainsi. Il n'eut pas évoqué leur mémoire qu'il aperçut sur les flots des chaloupes sur lesquelles gisaient ceux qui furent un temps ses compagnons de route. Il les laissa à leur pauvre sort, ne pouvant plus rien pour eux.
Fermement décidé à accomplir ce que le roi en personne lui avait mandé, il mit le cap sur la baie du Saint-Laurent afin d'accoster à Québec comme le prévoyait son ordre de mission. Tout allait pour le mieux quand il se rendit compte que le mal de mer était un vieux souvenir. Il avait grand faim, ce qui n'avait rien de surprenant après le curieux régime auquel il s'était livré.
Il ne fut nullement surpris d'entendre la cloche résonner. Il se dirigea vers le mess des officiers où la table avait été dressée à son attention. Il profita d'un repas somptueux, digne d'un châtelain menant grand train. Sans plus chercher à comprendre, il mangea et but de fort bon appétit avant que de quitter la table en remerciant à la cantonade les esprits qui avaient pu lui mijoter pareil dîner.
Est-ce les flatulences dues à un excès de table après un jeûne prolongé ou bien le ballonnement provoqué par des mets trop riches et un abus de cet excellent vin qui avait accompagné les plats, toujours est-il qu'il se sentit d'humeur chagrine, prêt à en découdre avec ses maudits Anglois. Que n'avait-il pas imaginé là…
Dans l'instant, il vit surgir des navires arborant les couleurs de la perfide Albion. Trois monstres crachant le feu avec 120 bouches à feu dans un vacarme d'enfer. Lui n'avait d'autre recours que sa puissance cérébrale. Il n'avait du reste aucune idée de l'armement de sa goélette et, en bon scientifique qu'il était, eut recours aux forces naturelles. Il déclencha un orage d'une puissance phénoménale et les éclairs eurent raison de ses agresseurs. Il avait échappé au pire.
Il se mit à rêver d'un voyage plus tranquille, sur un frêle esquif qui ne saurait être une proie intéressante pour les pirates, les corsaires et les navires ennemis. Il fit si bien qu'il changea d'embarcation de manière spectaculaire. Il vit sous ses yeux ébahis sa goélette sombrer dans l'instant tandis qu'il se retrouvait à ramer sur une paisible pirogue.
Il constata dans le même instant un changement radical d'environnement et de météo. Il avait dû changer d'hémisphère par la seule puissance de son cerveau droit. Une découverte qu'il garda pour lui, renonçant par la même occasion à sa mission botanique, au lointain Canada et au service du roi. Il accosta sur une île luxuriante de Polynésie, pensa avoir gagné le paradis terrestre et s'installa là pour le reste de ses jours.
Il y vécut heureux, trouvant même une belle Vahiné avec qui il fonda une famille. Il se garda bien de reprendre la mer, son imagination risquant fort de lui jouer d'autres tours. Il avait eu son compte de sensations fortes et d'aventures épiques. Qu'importe si son île est petite, l'essentiel est de vivre heureux sans vouloir courir le monde après de vains espoirs. La mer lui avait enseigné ce message que nombre de grands explorateurs ne surent mettre à profit pour la paix de ceux qu'ils vinrent importuner.
À contre-bord
Tableaux d'Ambroise-Louis Garneray