samedi 4 avril 2020 - par C’est Nabum

Chez Razade !

À leur santé.

Chez Razade comme dans de très nombreux foyers, la famille est confinée. Le père, Marcel, sa chère épouse Razade et leurs trois enfants âgés de 17, 13 et 10 ans. Une bonne ambiance est assurée par le rendez-vous biquotidien de l’apéro virtuel, une formidable occasion de se sortir la tête de l’eau pour la plonger dans des boissons plus euphorisantes.

Chez Razade, on se lésine pas sur la cérémonie. C’est pour le couple une manière d’évacuer les contrariétés d’une matinée passée à crier après les enfants qui ne veulent pas faire leur travail scolaire ou bien en fin de soirée pour oublier les esclandres de l’après-midi. D’apéro en apéro, le ton monte dans l’appartement, le confinement tourne les têtes tout autant que les verres levés à une santé qu’on cherche à préserver.

Tout a commencé avec le petit groupe des amis qui se retrouvaient tous les samedis en fin de soirée, au Café du Coin Rond. Un curieux patronyme pour une belle réalité. La queue de pelle était à l’honneur après quelques tournées générales, celles qui enterrent définitivement les humiliations, contrariétés, déceptions d’une semaine de labeur.

C’est Razade, qui a toujours le mot pour rire qui un jour avait lancé à la cantonade : « Pour oublier nos déboires, allons boire entre amis ! » L’idée avait fait son chemin, la cuite était au programme : « Une fois par semaine, rien de grave docteur ! » avait-elle dit un jour à son généraliste qui s’inquiétait de sa santé.

Cette fois le Coin Rond est fermé à double tour et la dose a été multipliée par quatorze : « La faute à ceux qui nous enferment ! » avait beuglé Marcel après des libations plus que de raison. L’apéro des copains est devenu un rituel, un dérivatif, une échappatoire. C’est une formidable évasion par le truchement de l’ordinateur et des réseaux sociaux. Marcel qui jusqu’alors se refusait à utiliser un ordinateur disant toujours : « Il y a à boire et à manger dans cet outil diabolique » venait de découvrir que la première proposition était la bonne.

Les premières séances se passèrent avec la bonne Parcimonie. La sidération était la règle, chacun de découvrir un nouvel état : « prisonnier chez soi sans même un bracelet électronique ! » La surprise passée, les apéros devinrent un peu plus copieux pour finir par se faire dînatoires et interminables. On s’échangeait des bons mots, des blagues un peu salasses afin de se divertir et oublier les horreurs tournant en boucle sur une télévision qu’on se refusait à éteindre.

Les verres allaient bon train. Il y avait toujours un motif pour les lever sans qu’il soit besoin d’une raison pour les vider. La griserie était au bout de la séance, une belle occasion d’aller faire la sieste ou de s’endormir sans prendre de somnifères. Le cercle des clients du Coin Rond avait trouvé son équilibre. Marcel en profitait parfois pour lever la main sur Razade, histoire d’entretenir l’amitié disait-il stupidement...

Revers de la médaille, les réserves liquides s’épuisaient plus vite que le stock de pâtes qui avait été accumulé au début de la crise. Qu’à cela ne tienne, dans les produits de première nécessité, les vins et spiritueux prirent la première place. Chaque jour ou presque, les amis se donnent rendez-vous au supermarché pour refaire les stocks, se donner également un thème pour les deux apéros à venir. Une bonne occasion aussi de tailler la bavette devant les rayons.

Marcel qui a parfois des bonnes idées s’interroge d’ailleurs sur la possibilité de créer un sens de circulation dans le magasin. Razade lui souffle qu’il faudrait pour ça un nombre impair de couloirs. Maurice qui n’a pas compris, laisse tomber une bouteille de Ricard en se grattant la tête. Le pauvre a encore les vapeurs de la séance du dernier soir qui lui embrument le cerveau.

On s’embrasse de bon cœur et on se donne rendez-vous à midi devant les tables et les écrans. « La convivialité ça a du bon » proclame Marcel qui prend un peu d’avance et vide un verre avant le début des hostilités, donne une claque à sa femme pour faire bonne mesure. Il est vrai qu’il vient d’essuyer une contrariété avec son Dylan, celui qui a 13 ans et qui exige de participer à la beuverie comme sa sœur aînée. Le gamin a fini par obtenir gain de cause, il boira comme un homme : « À la guerre, comme à la guerre ! ».

Midi tapante, il est vrai que le temps s’étire interminablement, la réunion commence. Gros plan sur les bouteilles qui se débouchent, panoramique sur les amuse-gueules déposés sur les différentes tables. Plus besoin de cuisiner, les repas sont d’une facilité déconcertante. Dans chaque maison à tour de rôle un adulte porte un toast. Tous les prétextes sont bons y compris le premier procès verbal pour défaut d’attestation de déplacement.

L’hilarité est générale, les trognes se colorent, les yeux brillent, les têtes tournent. Dylan pour une première a tenu le coup dignement ce qui fait la fierté de son père. Razade s’inquiète un peu, elle le trouve un peu chaud, Marcel répond que c’est l’alcool et octroie une vilaine rebuffade à son gamin avant de l’envoyer se coucher !

Dylan le lendemain va mieux. Durant quelques jours, les apéros virtuels et les réunions au rayon des alcools se poursuivent immuablement jusqu’à ce que Marcel se mette à tousser étrangement. La fièvre précède la séance du midi. L’inquiétude gagne la famille de Razade qui ce jour-là ne participe pas à l’aimable sauterie des habitués du coin Rond, d’autant plus que Marcel en dépit de son état a mis une dérouillée à tous les siens pour conjurer ses craintes.

Trois jours plus tard, Marcel est hospitalisé dans un état sérieux. Razade qui voulait en informer leurs amis apprend qu’il y a des malades dans chaque maison, fort heureusement pas avec la même gravité que son bourreau de mari. D’un commun accord, il est décidé de renoncer à cette très mauvaise idée des apéritifs virtuels. Pour être en forme, on ne boit pas à une santé qu’on met ainsi en péril. Razade profite de l’aubaine pour porter plainte contre son homme pour violences conjugales.

Marcel va s’en remettre grâce au dévouement du corps médical qui l’a soigné en dépit de l’absurdité de son mode de contamination et son stupide affaiblissement alcoolique. Il reviendra au grand désespoir des siens. Durant l’hospitalisation du père, pour exorciser l’angoisse, calmer ses enfants, madame, profitant du calme enfin revenu chez elle, a pris l’habitude de leur raconter les histoires que sa chère grand-mère, autrefois, lui avait enseignées au pays.

Chez Razade, midi et soir, un conte remplace l’apéritif. C’est bien mieux, il me semble car à force, les enfants finissaient par trinquer. Curieusement du reste, ils se sont remis à leur travail scolaire. Les collègues du Coin Rond ont trouvé eux aussi d’autres dérivatifs. La leçon a été salutaire, la plainte aussi. Le confinement terminé, ils se retrouveront dans leur bistrot favori, une fois par semaine et désormais avec modération.

Abstèmement vôtre.



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