jeudi 15 février 2018 - par Bernard Grua

Pêche aux poulpes à Kerkennah

Tunisie, petite pêche côtière, à la drina, sur le plateau sous-marin des Kerkennah. Un métier en évolution d’où disparaissent les outils traditionnels dans un environnement fragilisé.

Une voûte bleue, des étoiles filantes plongeant dans la brume

 

Il est cinq heures et demi du matin ce vendredi 30 septembre 2016. Le Raïs kerkennien Fathi Djebel, d’El Attaya, est en route depuis plus d’une heure sur sa felouque motorisée.Dès le départ, son premier geste a été d’allumer son canoun, avec du charbon de bois, sur lequel il préparera en permanence un thé très sucré. Outre son charbon, il a l’essentiel a porté de main : eau, biscuits, cigarettes. Son téléphone portable lui sert de lampe de poche. Dans une heure et demi, il sera sur les lieux où il a placé ses centaines de « drinas » (nasses) en plastique qui ont remplacé les gargoulettes en terre cuite de Djerba pour piéger le poulpe. Des étoiles filantes chutent du ciel constellé mais une brume basse mouille le bateau. Fathi n’a pas de carte, pas de compas de route. Pour l’instant il fait cap plein Est. Il retrouvera ses pièges grâce à un petit GPS de voiture indiquant que son diesel le propulse à une vitesse de 8 km/h.

 

© Bernard Grua Pêcheur de Kerkennah sur sa felouque avant l'aube Agoravox

 

La tranquillité du moment et une forme de torpeur incitent à une contemplation émerveillée mais aussi à une méditation mélancolique.

 

Requiem pour la voile de travail

 

Quatorze ans ont passé depuis le précédent séjour dans l’archipel situé à 30 km au large de Sfax (Tunisie). Les magnifiques felouques ne glissent plus en silence sous leurs élégantes voiles latines. Kerkennah, un des ultimes sanctuaires de la voile au travail, est fracassé. Pour l’instant des charpentiers navals tels les Arous père et fils continuent à construire des merveilles. Ils mettent tout leur savoir et leur science dans l’assemblage de purs voiliers. Pour combien de temps, encore ? Avec la motorisation, les formes évoluent et s’épaississent. Les embarcations sont plus lourdes, plus hautes et plus larges. Les étraves mieux défendues accroissent le fardage. Les mâts deviennent accessoires puis disparaissent. 

 

Impressions soleil levant

 

© Bernard Grua - Etrave de felouque sur une mer d'huile à l'aube baignant dans une lumière rouge  - Agoravox

Il est six heures du matin. Voici près de deux heures que le Raïs fait route tout en buvant le thé qu’il prépare sur son canoun dans les vibrations et le ronronnement de tracteur de son moteur. Il est déjà bien au large. Pourtant le soleil émergeant derrière le banc de brume ainsi que derrière une charfia, grand piège à poisson, montre une eau transparente et très peu profonde où ondulent les posidonies. En pleine mer, a proximité de cette charfia, Fathi devine quelques embarcations au mouillage. Pêcheur solitaire, il n’a habituellement personne avec qui partager cette splendeur.

 

Au loin un pastel

 

© Bernard Grua - Pêche en mer à la sautade dans l'archipel des Kerkennah - Agorvox

 

La demi de six heures est passée Oui, ce qui pouvait être aperçu il y a quelque temps était bien un ensemble de bateaux et d’hommes. Depuis quand sont-ils là ? Certains ont déjà de l’eau au-dessus de la taille. A plus de 15 km du rivage, ils sont dans leur « jardin », déroulant de grands filets autour d’un banc de mulets. Ces filets, ils les prennent sur des felouques sans gréement mais dont la coque de pur voilier, au faible franc-bord et au brion d’étrave vertical, est si belle. Dans quelques instants, ils frapperont l’eau avec des palmes pour faire sauter les poissons dans les claies. La « sautade » (damasa en arabe) est une pêche traditionnelle et communautaire qui a disparu depuis bien longtemps des rivages occidentaux. L’imagination vagabonde. Le Raïs continue, imperturbable, sa route plein Est. Toujours rivé à sa barre qu’il cale sous son bras, il alimente son canoun en charbon, se sert du thé et enchaîne les cigarettes. Le groupe de la saudade ne sera qu’un pastel de silhouettes se mouvant sans bruit. Voilà de nombreux miles nautiques que le téléphone portable ne passe plus. Quant à la VHF, Fathi Djebel en a-t-il une ? Est-elle en état de marche ?

 

Un soleil d’or

 

Petit à petit, un soleil d'or disperse la brume sur une mer pure et lisse d'où émerge le rideau de charfia Petit à petit, un soleil d'or disperse la brume sur une mer pure et lisse d'où émerge le rideau de charfia que l'on devinait. Cette beauté est celle de la mer des Kerkennah depuis des siècles. En apparence rien ne change dans l'espace où progresse la felouque Najha.

 

Rien ne change mais tout est si différent

 

Et pourtant, il y a tout juste cinq ans aucun moteur n'aurait troublé le silence matinal. Seule une voile latine aurait orné le ciel. Il y a deux ou trois ans le rideau aurait été celui des palmes vertes des dattiers. Beaucoup plus endurants, les tubes en PVC et les filets synthétiques progressent dans les charfias. "Tu sais", disait, deux jours avant, Amor de Remla, "les dauphins, ils sont sympas, ils sauvent même les gens quelques fois mais ils bouffent tout. Ils cassent tout. Aujourd'hui, ils ne peuvent plus rien contre nos drinas métalliques qui ont remplacé celles autrefois fabriquées avec du bois de palmier. Ils ne peuvent plus franchir nos filets comme ils traversaient les rideaux de palmes"...

 

Que deviendront ces matériaux, par la suite, quand ils seront hors d'état ou lorsque les charfias seront abandonnées ? Des pièges mortels pour la faune infra-littorale ? Les deux grandes îles de l'archipel sont aujourd'hui noyées sous un invraisemblable amas de détritus. Demain , il en sera peut-être de même de la prodigieuse mer nourricière de Kerkennah, incomparablement plus étendue que la terre hébergeant les hommes ou les femmes qui y travaillent en en faisant vivre leur famille depuis des générations.

 

Présence inattendue

 

© Bernard Grua - Mouillage au large de l'archipel de Kerkennah de felouques armées pour la saudade- Agoravox

 

Existe-t-il beaucoup d’endroits au monde où l’on peut trouver des embarcations au mouillage, à près de 11 nautiques (soit 20 km) du rivage, en toute sécurité, sans personne à bord ? Depuis quand sont-elles ici, ces deux felouques garnies de leurs filets ? Attendent-elles une prochaine saudade ? Est-ce cet immense plateau sous-marin où les fonds peuvent faire moins d’un mètre de profondeur et dont les posidonies amortissent les vagues, qui permet de tels tableaux ?

 

Un paradis se meurt

 

On se dit que Kerkennah est un territoire amphibie unique. C’est pourquoi il ne peut être envisagé que dans sa globalité, tant en terme d’équilibre environnemental, qu’en terme humain. Kerkennah ne peut pas se réduire à ses deux îles principales, qui de Sidi Yousef, l’extrême Ouest, à El Attaya, l’extrême Est, s’étendent sur 35 km de long et bien moins de large, dans le golfe de Gabès. Sur une population d’environ 12 000 habitants permanents, environ 60% vivent directement de la pêche.

 

Accroissement de la salinité des terres, dégradation de la palmeraie, monté du niveau des eaux, subduction du rivage nord, pollution terrestre, pollution marine par l’exploitation pétrolière et les rejets urbains, constructions sauvages, extractions illégales de sable et de roche dans des terres soumises aux risques de la submersion, surexploitation de la ressource, destruction des fonds et des frayères par les chaluts benthiques interdits, abandon des méthodes ancestrales et durables telles les charfias, chômage des jeunes, anarchie depuis la révolution du jasmin, démission de l’Etat et abandon de son rôle de régulateur, un paradis oublié se meurt, près de chez nous, alors que nous parlons de « Miracle », voire de « Modèle tunisien ».

Article Pêche au poulpe Kerkennah par Bernard Grua

 

Les poulpes sont là

 

Vers 7:00 du matin, après un peu moins de trois heures de route, Fathi, grâce à son petit GPS automobile a repéré la bouteille en plastique qui tient lieu de flotteur, liée à un pavé autobloquant (comme ceux de certains trottoirs de Remla), lui même noué à l’une des extrémités de sa première ligne où sont accrochées plusieurs dizaines de drinas. A l‘autre bout de cette ligne, on retrouvera des accessoires identiques. En avant lente, la barre ajustée avec le pied, commence un exercice rapide, physique et ininterrompu de près de cinq heures. Chaque drina est remontée et vidée de son, voire ses, poulpe(s). Elle est bouétée avec des fakrouns (crabes verts) pris dans le saut rouge, taillé dans un bidon, régulièrement réapprovisionné depuis la glacière située sur la plage avant. Sur bâbord, Fathi a repoussé ce qui l’entourait précédemment : son sac, le canoun et la théière, le charbon de bois dans un ancien saut à peinture, rejoint par la bouteille d’eau. 

 

© Bernard Grua - Le Raïs Fathi de kerkennah est en  pêche et relève ses drinas - Agoravox

 

Jusqu’à 11 heures 30, Fathi Djebel va relever ses drinas. On y peut trouver des poulpes et des seiches qui seront commercialisés, des posidonies et des petits poissons (pataclès, mulets, rougets etc). Les petits poissons seront éventuellement conservés pour la soupe. S’il reste des crabes, ils sont remis dans la drina qui sera appâtée à nouveau avant d’être relancée par dessus bord.Les nombreux poulpes et les quelques seiches sont conservés à tribord sur le pont contre le pavois. A la fin de la pêche, ces prises seront mises dans un bac puis couvertes de glace pour les trois heures de trajet de retour vers le port.

 

© Auteur : Bernard Grua




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