mardi 22 décembre 2009 - par Armelle Barguillet Hauteloire

Venise et les îles de la Lagune

Comment imaginer Venise sans les îles de sa lagune, ce précieux collier qui l’enserre et qu’il faut prendre le temps de découvrir, tant chacune d’elles est une perle rare, riche d’un passé unique, d’une histoire particulière et d’une physionomie qui la singularise dans ce florilège de lumière et de beauté.

S’éloigner de Venise au petit matin, dans une lumière automnale lactescente, est déjà un enchantement car, alors, la ville n’est plus qu’une suite de dômes et de campaniles, une sorte d’échappée vers les hauteurs, une architecture qui semble un envol de pierre au-dessus du gris soyeux des eaux. Notre première visite sera pour Murano. Le vaparetto, qui nous y mène, est tenu de suivre les chenaux naturels ou creusés de main d’homme qui les relient entre eux et sont balisés par de gros poteaux goudronnés. Un court arrêt à San Michele, devenu cimetière municipal, champ de repos pour les riches Vénitiens auxquels on refuse dorénavant une sépulture dans les églises et qu’occupent également deux charmantes églises et le campanile de l’ancien monastère des Camaldules. Il est rare d’y débarquer un voyageur, car les morts ne reçoivent de visites qu’une fois l’an, d’où cette impression d’un sérail délaissé par les vivants qui s’étiole en paix dans la solitude et le silence.

Murano se dessine au loin, parmi le vol des oiseaux de mer, comme une banlieue très méridionale de Venise, avec ses maisons basses, peintes de couleurs claires, qui n’ont rien de commun avec l’entassement pressé de la Sérénissime, où, parfois, la lumière pénètre à peine dans les calli. On goûte ici, comme dans la plupart des autres, la plénitude du silence qui ennoblit les îles de la Lagune. Célèbre centre verrier depuis le XIIIe siècle, Murano fut fondée au Moyen-Age par les réfugiés fuyant l’avance des Lombards et connut très vite un bien-être d’autant plus enviable qu’elle bénéficiait d’une autonomie administrative. Les nobles Vénitiens ne tardèrent pas à en faire un lieu de villégiature, ce qui contribua à sa prospérité ; l’île était alors couverte de somptueux palais dont la plupart ont disparu de nos jours, remplacés par les fours et les fabriques des industriels du verre.
La naissance de l’art du verre remonte aux Byzantins de Grèce et d’Asie mineure qui étaient parvenus à donner à leurs productions la couleur des pierres précieuses. Longtemps importatrice de ces pièces rares, Venise s’inquiéta de les produire à son tour et fit venir des artisans de Constantinople. Mais la présence des fourneaux risquait de transformer la ville, où le bois est omniprésent, en un gigantesque brasier. Le Grand Conseil jugea prudent d’éloigner les ateliers de verriers et de les transférer sur l’île de Murano.
Aussi n’était-il pas question de poser le pied sur l’île sans entrer dans l’antre d’un souffleur de verre et de voir naître, sous nos yeux, quelque objet, aérien et évanescent, de la fusion de la pâte et du feu. Travail étonnant, où l’on constate que cette matière si ductile se prête aux fantaisies les plus audacieuses et aux ornements les plus recherchés. Nous en trouvons d’éloquents témoignages dans les galeries de Murano et, bien entendu, dans les innombrables et luxueuses boutiques de Venise.
Mais le charme de l’île ne se découvre que peu à peu, lorsqu’on s’éloigne des centres verriers pour musarder le long des quais du grand canal et que l’on s’attarde un moment dans l’église Sainte Marie des Anges ou devant le palais Da Mula, le seul qui soit resté debout, avec ses décorations byzantines et son style gothique flamboyant.

Le bateau repart en direction de Torcello sur ce lac somnolent où repose un paysage presque sans relief, comme celui des atolls polynésiens. Nous longeons l’île San Giacomo in Palude, minée par les eaux et le temps. Il y avait là, au XIIe siècle, un hospice réservé aux pèlerins qui revenaient de Terre sainte. Plus loin, on aperçoit une autre île, tout aussi abandonnée, et que les ans ont rongé inlassablement, l’île de la Madonna del Monte, qui abrita autrefois un monastère de bénédictins. La suivante est Torcello, que l’on atteint par un rio étroit et peu profond, ce qui oblige le vaparetto à débarquer ses passagers le long d’un sentier de berge qui conduit au seul centre habité de l’île : la place où se trouvent réunis la cathédrale Santa Maria Assenta, l’église de San Fosca, les dépendances, cinq ou six maisons paysannes et un petit musée aménagé dans deux bâtiments qui a charge de présenter des vestiges liés à l’histoire de Torcello ; enfin un hôtel pour voyageurs bien fournis en devises ou travellers’chèques, que fréquentèrent Hemingway, Ava Gardner, Giscard d’Estaing ( sans la princesse Diana ) et quelques autres... et où la table a la réputation d’être la meilleure de Vénitie.
L’histoire de Torcello, célèbre pour les admirables mosaïques de ses églises, le pavement de son presbytère, aussi précieux qu’un tapis de mosquée, et la somptueuse ornementation de l’iconostase de Santa Maria Assenta, remonte à la nuit des temps. C’était alors des milliers d’hommes et de femmes qui peuplaient l’île, à l’aube de l’extraordinaire épopée vénitienne. Il faut remonter jusqu’à l’Iliade d’Homère pour tenter de retrouver les origines des Vénitiens. Nous y découvrons un peuple indo-européen accourant au secours de Priam lors de la guerre de Troie. Ils sont alors appelés Enètes, ce qui donnera Vénètes en latin. Ayant abandonnés leur terre natale, ils s’établissent en bordure de l’Adriatique, autour de l’actuel Padoue et fondent la future Altino ( Mestre ). C’est naturellement sur la terre ferme que ces peuplements s’accroissent et se soumettent sans peine à l’ordre romain. Sous l’Empire, la région est déjà appelée Venetia ( Vénétie ). Mais, à partir de l’an 168, les invasions de peuples barbares se multiplient et s’accompagnent de l’exode d’une partie de la population vers les îles de la Lagune, qui leur garantissent une plus grande sécurité. Les hasards de l’histoire vont faire dépendre cette région de l’Empire byzantin et établir Ravenne comme la capitale de l’Empire Occidental, ayant la responsabilité d’administrer les possessions italiennes de Constantinople. L’occupation des îles deviendra permanente avec le déferlement des Lombards qui s’emparent successivement des villes d’Aquilée, de Padoue et d’Altino. Les habitants de cette dernière jugent sages de se déplacer sur l’île la plus proche qui n’est autre que Torcello, où ne demeurent alors que quelques pêcheurs. En 639, ces nouveaux occupants érigent l’église et les fortifications, dont les tours auraient donné son nom à l’île ( torcello signifie " petite tour"). Le déclin s’amorcera vers le IXe siècle, le prestige grandissant de Venise causant le départ de nombreux habitants. Ruskin, George Sand, Musset se sont délectés de ses parfums rustiques et furent impressionnés par " le silence inconcevable qui régnait sur cette nature". Ruskin se plaisait à monter au sommet du campanile pour se pénétrer de la mélancolie de cette île-fantôme où seules les pierres témoignent encore de sa gloire passée.

Burano est son contraire. Nous accostons à l’heure méridienne, alors que l’air est devenu doux et la lumière intense, sur une place herbue plantée de jeunes arbres où sont exposées, sur des tréteaux, les fameuses dentelles de Venise qui sont, en définitive, les dentelles de Burano. Et on ne peut qu’être séduit par la gaieté du décor composé de maisons à un seul étage qui semblent avoir été peintes par des enfants épris de couleurs vives : vert-pomme, jaune-citron, rose-corail, bleu-ciel, les portes et fenêtres encadrées de blanc de chaux, à se croire tombé au coeur d’un pueblo mexicain. Le canal, qui se prélasse entre les rives, ouvre d’amusantes perspectives et tout ici respire l’insouciance : les restaurants ouvrant de larges terrasses sur les placettes et sur les rues, les boutiques regorgeant de vêtements aux broderies ravissantes et les pâtisseries vous proposant à l’envi les fameux biscuits de Burano, les bussota buranello, qui fleurent bon l’oranger. Une des caractéristiques de Burano est sa tour penchée comme à Pise. En effet, le campanile accuse une inclinaison de 1,85. "Tombera, tombera pas !" - c’est le jeu auquel se prêtent volontiers les touristes et les habitants.

Il est déjà trop tard pour penser à déjeuner, alors qu’il aurait été si bon de s’attarder plus longuement sur la place inondée de soleil où quelques enfants jouent à la marelle. Mais on ne peut tout faire : et manger et visiter. Et nous avons opté pour la seconde solution : sacrifier le repas de midi pour avoir le maximum de temps à consacrer à la découverte des lieux. Maintenant nous longeons San Francesco del Deserto où - dit-on - à son retour de Terre sainte, saint François aurait fait escale quelques semaines. Un noviciat fut bâti, par la suite, qui prit le nom du fondateur de l’ordre des franciscains. L’île aurait été abandonnée lors d’une épidémie de malaria. Ici on peut presque parler de désert, un désert bucolique et délicieux, où l’on jouit d’une vue charmante sur Burano.
Le vaporetto a pris le chemin du retour. La Lagune se peuple d’ombres et le soleil s’incline déjà sur les eaux. Au loin, on discerne les sommets enneigés des Dolomites. Il y a 3 ou 4 jours que la neige est tombée en abondance. Elle tapisse le ciel et se boursoufle comme un nuage immobile, tandis, qu’à l’opposé, Venise se profile avec ses lumières discrètes, tamisées de rose et de mauve, et que le soleil pose désormais sur l’onde pâlie les pleins feux de son sérénissime crépuscule. Cette journée dans les îles valait bien un repas.
 



12 réactions


  • Paul Villach Paul Villach 22 décembre 2009 12:16

    @ l’auteur

    Je connais le même enchantement que vous devant Burano, Torcello et Burano
    Permettez que j’apporte ma carte postale :
     

    "À l’écart du luxe de Venise, les îles modestes de la lagune, Burano, Torcello et Murano, nous ont réservé des instants tout aussi luxurieux. Un matin, Béa et moi, nous sommes partis de Punta Sabbioni en sens inverse vers Burano, le village de pêcheurs aux maisons multicolores.
    Près du débarcadère, une statue de femme en bronze accueille les visiteurs. À elle seule, elle est invitation à jouir sans partage et sans délai. À genoux, les bras joints sur sa tête renversée, elle tend ses seins, ses flancs et son sexe à qui veut en jouir, à moins que la pauvresse crie au ciel la détresse d’un corps solitaire possédé d’un désir inassouvi. La mise hors-contexte structurelle de l’image ouvre sur l’ambiguïté.
    Je prends Béa en photo à ses côtés. Elle mime la pose. La toile de son tee-shirt blanc moule ses seins écartés à ravir. «  ( »Béa de Capri à Carnon") Paul Villach


    • jules simon 22 décembre 2009 17:26

      Rhââ Lovely !!!!

      Paul vous devriez changer votre photo  :

      www.bedetheque.com/album-307-BD-Pervers-Pepere.html



    • Philippe D Philippe D 22 décembre 2009 14:22

      Oh Oui !
      Moi aussi « la mise hors-contexte structurelle de l’image » m’a transportée.
      Quelle puissance évocatrice !
      Quelle audace érotique !

      Pensez-donc « Une mise hors-contexte », une vraie ! La dernière fois que j’ai lu ça, j’avais passé 3 semaines au lit sans parvenir à calmer mes sens.
      Et voilà, je vais devoir passer les fêtes de Noël sous la couette, sur la couette, sur la descente de lit, sous le lit....
      Je vous laisse,
      ... A l’année prochaine ...


    • Philippe D Philippe D 22 décembre 2009 15:45

      Léon,

      Je voyais plus Béa comme un pur fantasme, comme un regret lié à quelques vagues souvenirs sans doute réactualisés brutalement par une image de leurre d’appat sexuel, feuilletée dans une salle d’attente, et qui aurait produit ses effets ravageurs chez l’homme pourtant le moins susceptible de se faire piéger, le Zorro du leurre et de l’intericonicité réunis.

      Quoiqu’il en soit, jamais rien de plus osé que « la mise hors-contexte structurelle de l’image » ne fut précédemment publié sur Avox.
      Il conviendrait de réinventer d’urgence le carré blanc assorti de l’interdiction de lecture aux mineurs et aux âmes sensibles.

      Je vais immédiatement soumettre l’idée à Iannis Pledel.

      Quelle chaleur !


    • Yohan Yohan 23 décembre 2009 09:30

      Cette année, Paul Villach devrait remporter le Malko de littérature avec son bouquin « Amok dans la lagune »


  • Gabriel Gabriel 22 décembre 2009 15:35

    Sans bruit, une gondole avance dans Venise,
    Glissant parmi les ponts et les quais indistincts ;
    On entend une voix plaintive, un chant lointain
    Qui s’échappe et s’enfuit sur la lagune grise.

    De sa chambre, Aschenbach découvre les églises,
    Les campaniles fiers, les dômes byzantins,
    Les barques, les pontons que la mer a déteints,
    Les palais endormis dans la brume indécise.

    Un adolescent joue et flâne sur la plage ;
    Il a les cheveux blonds, le regard tendre et sage,
    Des poignets délicats, de graciles chevilles…

    Aschenbach le contemple et bercé par la brise
    Il s’endort doucement – les étoiles scintillent
    Sur l’eau des canaux noirs, dans Venise la grise.

                                          J.P.L


    • L'enfoiré L’enfoiré 22 décembre 2009 18:18

      Gabriel,
       J’aime beaucoup ce poème.
       Il y a juste un point qui détonne avec la vérité : « flâner sur la plage ».
       Les plages de Venise ne sont pas à Venise. Le Lido de Jesolo ou Chiggia, peut-être 


  • L'enfoiré L’enfoiré 22 décembre 2009 18:24

    Armelle, bonsoir,

     Vraiment, vous vous êtes entichée de Venise. Non, « entichée », n’est pas le mot.
     Vous êtes tombée amoureuse.
     Par deux fois, et je vous l’avais appris, j’ai été à Venise et par deux fois, je ne suis pas allé dans les îles. Pas le temps.
     Combien de temps y êtes vous restée dans la ville des doges ?
     Merci pour me faire rêver encore une fois.

    Bonne fin d’année à vous. Là-bas, faudra peut-être attendre le carnaval.


  • jltisserand 23 décembre 2009 04:22

    Merçi pour ce carnet de voyage.
    Je peux conseiller un fort beau livre : « Venise et sa Lagune » Photos de Fulvio Roiter. Surement un des plus beaux hommages à Venise.

    @ Gabriel

    Beau poême aussi. 


  • jack mandon jack mandon 27 décembre 2009 12:05

    @ Cher Armelle

    Venise et ses iles,
    Pierres précieuses dans l’écrin Adriatique,
    une des filles d’Adria, la cité étrusque.
    Adria qui donna son nom à la mer Adriatique.
    Joyau millénaire scintillant encore et toujours,
    entre la péninsule italienne et la péninsule balkanique.
    La civilisation étrusque, élégante et raffinée, aïeule
    d’un charme aujourd’hui vénitien.
    La beauté engendre la beauté.

    Merci Armelle


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