mercredi 17 mars 2010 - par Babar

Télé-réalité : ce soir la mort en direct

La mort s’invite chez nous ce soir. Vous n’avez encore rien vu. La télé vous réserve encore bien des surprises. Humiliation en entrée, torture en plat de résistance, pornographie au dessert ? 
 
Tout est possible, y compris - surtout peut-être - l’abjection.

Le jeu de la mort est un documentaire de Christophe Nick diffusé ce soir, mercredi 17 mars, sur France 2 (Avec Le temps de cerveaux disponible diffusé jeudi 18 mars, Le jeu de la mort est la première partie d’un diptyque intitulé Jusqu’où va la télé ?)
 
Le jeu de la mort est basé sur l’expérience de Milgram. Popularisée par le film d’Henri Verneuil, I comme Icare, cette expérience de psychologie sociale « réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet » (source Wikipedia).

Christophe Nick a élaboré le Jeu de la mort avec des psychologues sociaux et des spécialistes en communication (Jean-Léon Beauvois, Dominique Oberlé et Didier Courbet, notamment).
 
Un documentaire qui ressemble à une émission de trash-télé ? Ce n’est pas un hasard, mais cela interroge : jusqu’où doit aller un documentaire pour décrypter le monde dans lequel nous vivons ?

Il s’agit de montrer ici des individus participant au pilote d’une émission de télé-réalité et leur capacité d’obéissance devant une autorité "douce". Car ici ils n’obéissent pas à un flic, à un religieux, à un juge, un scientifique, un prof
 
Peuvent-ils donner la mort en toute connaissance de cause à un candidat enfermé dans un caisson (il s’agit bien sûr d’un acteur qui mime la souffrance) ?
 
Suffit-il de caméras, d’un public et d’une animatrice persuasive - et bien réelle puisqu’il s’agit de Tania Young - pour que 80% des participants aillent jusqu’à envoyer des décharges de 450 volts à un malheureux candidat  ?

Ces participants sont des individus comme vous et moi, répartis en trois tranches d’âge de 25 à 65 ans, autant d’hommes que de femmes et des catégories sociales allant de bac -2 à bac +3, tous sélectionnés par une société spécialisée dans la sélection de tests marketing
 
Les sélectionnés sont de gros consommateurs de télé-réalité. Ils ont accepté de passer une demie-journée dans les studios de Saint-Denis pour effectuer, sans être rémunéré, ce «  numéro zéro  » d’un jeu de divertissement.

Accrochez-vous car désormais l’Île de la Tentation, dénoncée par le journaliste Philippe Bartherotte, fait déjà figure de bluette et Fear factor et Anatomy for beginners ressembleront bientôt à d’aimables divertissements.
 
D’autres jeux, plus cruels, humiliants et obscènes apparaîtront peut-être demain. La surenchère est une composante du marché. Les chaînes privées doivent faire de l’audience. Toujours plus. Bientôt

Zone Xtrême, visible à une heure de grande écoute sur une chaîne de service publique, vous fera dresser les cheveux sur la tête. Est-ce la réalité de la télé ? A vous de juger !
 
Le philosophe et journaliste Michel Eltchaninoff (Philosophie magazine) a co-écrit avec Christopher Nick l’ouvrage L’Expérience extrême (Don Quichotte éditions). Ce livre raconte l’histoire du Jeu de la mort, mais en tire également des analyses avec l’aide chercheurs.
 
Michel Eltchaninoff, invité des RDV de l’Agora, répond aux questions d’Olivier Bailly
 
Olivier Bailly : Quelle différence entre l’expérience de Milgram et Zone Xtrême ?
Michel Eltchaninoff : L’expérience de Milgram a été dupliquée ici dans des circonstances presque similaires. Dans le laboratoire de Milgram l’autorité de la science était testée. Avec Zone Xtrême il s’agit d’une transposition. Nous avons introduit des changements qui nous obligent à reprendre la réflexion sur la soumission à l’autorité, en particulier à celle de la télévision dans le cadre d’un jeu de divertissement. Pour rendre ce cadre crédible deux éléments majeurs se surajoutent : la présence du public, bien sûr absent du laboratoire de Milgram à l’université de Yale, et l’idée que c’est un jeu. Ces candidats croient qu’ils donnent des décharges réelles mais en même temps savent qu’ils sont dans une émission de divertissement qui ne passera pas à la télé et où ils ne sont pas payés. Mais ils sont dans une atmosphère ludique.

Olivier Bailly : Dans le livre un candidat explique qu’il est allé jusqu’au bout de l’expérience parce qu’il avait conscience que c’était un jeu. Est-ce que cela ne brouille pas les cartes ?

Michel Eltchaninoff : C’est l’atmosphère de jeu qui brouille les cartes et qui à mon avis fait partie de l’explication de cette obéissance massive aujourd’hui. 15% des personnes qui pensaient être candidats à un faux jeu ont déclaré a posteriori ne pas avoir cru à la réalité des décharges électriques. Ce pourcentage existait déjà chez Milgram. Mais, pendant l’émission, certaines de ces personnes manifestaient des signes de croyance : regard angoissé, tricherie volontaire pour que le candidat réponde, sudation, tremblement des mains, etc. 
 
Milgram avait pris une décision scientifique qui a été reprise par Jean-Léon Beauvois et son équipe. Il s’agissait d’intégrer ces 15% de personnes dans les résultats définitifs, c’est-à-dire de valider le fait qu’elles sont allées jusqu’au bout.

Par rapport à celle de Milgram, cette expérience est nouvelle car il y a une atmosphère de déréalisation totale. C’est un jeu. La notion de jeu devant un public et des caméras rend l’obéissance plus facile parce qu’on se sent moins culpabilisé, moins engagé dans la chose.

OB : Est-ce que les téléspectateurs vont comprendre le message ?
ME : C’est un documentaire. La différence avec une émission de divertissement c’est qu’il y a ici tout un travail de mise en scène et d’explication pour mettre de la distance. Ce film explique tout de suite qu’il s’agit d’une expérience de psychologie sociale, ce qui s’est passé chez Milgram et la manière dont on a voulu transposer. Cela tend à éliminer toute forme de complaisance, de jouissance malsaine de ce qui se passe. Ce qui est montré, et qui convaincra rapidement le téléspectateur, c’est que ces personnes se retrouvent prises dans un engrenage et sont tout sauf des sadiques. Ce sont des gens qui n’aiment pas ce qu’ils sont en train de faire, mais qui n’osent pas désobéir parce qu’ils sont pris au piège d’un dispositif très sophistiqué et qui, à travers ce que les psychologues appellent l’amorçage, l’escalade d’engagements, les injonctions de l’animatrice, n’osent pas braver l’autorité ni s’interrompre et s’en aller.

OB : Le film n’a-t-il pas surdramatisé la situation ?
ME : Tout est fait pour comprendre qu’il s’agit d’un échantillon de la société très précis, conforme à celui de Milgram. Cela aurait pu être vous ou moi et l’on n’est pas sûr de savoir comment on aurait réagi. Dans la mise en scène, s’il y a une dramatisation c’est une dramatisation de ce que signifie la possibilité d’une telle expérience aujourd’hui. Beaucoup d’entre nous pensent que nous sommes devenus très autonomes, voire rebelles par rapport aux années cinquante qui était un âge du conformisme. On se rend compte que non et c’est ce qui est dramatique. S’il y a dramatisation, elle va dans le sens d’un constat alarmant sur notre société et n’est pas propre à l’excitation d’un jeu télévisé. Il y a le faux jeu qui est terrible à regarder et il y a des moments d’explication par les psychologues sociaux et par les archives. D’après moi il n’y a pas de confusion et j’espère qu’il n’y en aura pas chez le téléspectateur. Ce souci de ne pas être dans la complaisance a hanté les réalisateurs de ce film.

OB : Y a-t-il des gens qui, une fois qu’ils ont découvert de quoi il s’agissait, ont refusé de participer ?
ME : Non, pas un seul. Une fois qu’ils ont répondu à Internet, puis à un courrier, puis au téléphone, une fois qu’ils se sont retrouvés dans le bureau du directeur, ils sont déjà dans un processus d’engagement. Ils se sentent liés par un contrat. La psychologie sociale explique qu’il est très difficile de se dégager d’un processus qu’on va trouver abject quand on y a mis déjà un petit doigt. Quand on leur dit qu’il y aura des chocs électriques un partie d’entre eux soulignent que c’est dingue, que ce n’est pas possible, mais comme ils se sont engagés ils ne peuvent pas refuser. Dans le film on voit une candidate qui débarque sur le plateau, avec une foule de gens et les caméras, qui se demande dans quoi elle s’est embarquée.

OB : Est-ce que le niveau d’étude des joueurs change quelque chose à l’affaire ?
ME : Dans les résultats non. Si les personnes mieux éduquées, mieux formées obéissaient moins, ça se saurait. Ce n’est pas le cas !

OB : Que pensez des 20% de participants qui ont refusé de jouer le jeu ?
ME : Très peu de gens se rendent compte qu’à un moment il faut dire non, même s’ils passent pour des gâcheurs de jeu, pour des salauds, des traitres, etc. Les historiens étudient actuellement ceux qui ont refusé de devenir des héros, les refusants ordinaires qui, à un certain moment, sans former de réseau de résistance, sans s’appuyer sur les autres, ont juste dit non. Dans le film, ce qui est intéressant, c’est qu’une personne qui n’a pas souhaité être diffusée ensuite a véritablement réussi à monter le public contre l’animatrice. Il s’est adressé au public, a réussi à briser sa solitude et à créer une résistance collective. C’est extraordinaire. Il ne veut pas être un héros. On statufie certaines personnes, mais ce qui est le plus important c’est les désobéissants ou les résistants ordinaires.

OB : Quel est donc le pouvoir de la télé sachant que rien n’a changé et qu’on continue de se soumettre à l’autorité ?
ME : C’est la question des autorités qui change. On dit que les autorités traditionnelles - science, médecine, politiques, etc. - peuvent voir aujourd’hui leur étoile pâlir. Ce qui est intéressant c’est de s’interroger sur une forme d’autorité qu’on ne connaissait pas en tant que telle. Je l’appelle autorité virale dans le sens où elle est familière. Ce n’est pas une autorité extérieure comme un chef, un curé, un savant, mais elle correspond à un objet qu’on a tous chez nous, que la moyenne des Français regardent trois heures et demie par jour, qui est douce parce qu’elle accompagne nos existences.

Ce que voulaient démontrer Christophe Nick et Jean-Léon Beauvois c’est que si on mettait en place les conditions réelles d’une mise à mort eh bien ça serait peut-être possible. L’expérience, à la stupéfaction de tous, le montre. La télévision qui était connue comme une instance d’information et de divertissement est aussi une autorité qui peut paraître légitime à beaucoup pour commettre des actes abjectes. Cette autorité est aussi le fruit de trente ans d’évolution des programmes. C’est pour cette raison que nous avons établi le lien entre l’évolution de ces programmes et la possibilité d’une telle expérience aujourd’hui. L’apparition de la télé-trash rend possible l’approche du tabou ultime, celui de la mise à mort.

OB : La télé peut aller jusqu’à tuer ?
ME : Cette expérience démontre qu’il y a des candidats qui, lorsqu’on les manipule de manière suffisamment sophistiquée, sont prêts à participer à une émission où l’on envoie des décharges à quelqu’un. A 380 volts on ne répond plus, on est inconscient ou mort. 80% de ces candidats envoient ensuite jusqu’à 460 volts. Les moments les pires de cette expérience c’est lorsque ils balancent 380 volts et constatent « tiens, il ne répond plus !Il est parti ? ». Lorsque l’animatrice leur demande de continuer, ils atteignent 450 volts alors qu’en face le type ne répond plus.
 
Il y a une émission sur Fox TV aux Etats-Unis qui s’appelle Solitary. Elle consiste à mettre des joueurs dans des cellules octogonales, à les appeler par des numéros, c’est-à-dire à leur faire perdre leur identité ainsi que toute notion du temps en les privant de sommeil. Ce jeu est fondé sur des épreuves émotionnelles psychologiques et critiques destinées à les faire craquer : on leur fait boire des breuvages qui les font vomir, par exemple. Une société de production allemande essaye de vendre ce jeu à des chaînes françaises. Or c’est un émission de torture !
 
Il est évident, Bernard Stiegler le montre bien, que la pulsion de mort est de plus en plus mobilisée à la télévision à travers notamment une émission comme Anatomy for beginners, sur Channel 4, où l’on découpe de vrais cadavres. Insensiblement on s’approche de cette pulsion de mort.
 
Cette expérience, Zone Xtrême, a été menée pour alerter. La logique concurrentielle des chaînes de la TNT fait qu’elles doivent absolument se faire remarquer. Vu la mondialisation des programmes, la relative passivité du CSA et celle, quasi-absolue, des politiques, on peut craindre que que des émissions de plus en plus violentes et atroces débarquent.

OB : Est-ce que la télévision publique a une carte à jouer ?
ME : Cette émission est une émission de combat pour montrer aux politiques que la fameuse télévision publique de qualité a un sens et qu’elle peut offrir autre chose aux téléspectateurs. Par ailleurs l’arme juridique existe. Jérémie Assous est en train de requalifier les contrats de l’Île de la tentation en contrat de travail. Si cette jurisprudence fonctionne la télé-réalité sera obligée de respecter le droit du travail et cette dernière peut se dessécher car tout son piment vient du fait qu’elle outrepasse le droit du travail.
 
Il y a aussi une arme politique et c’est pour cette raison que ce documentaire a été réalisé, pour qu’il y ait un débat, que les milieux politique, et en particulier le ministère de l’éducation, se demandent s’il ne faut pas, au lieu de faire vivre les enfants dans deux mondes séparés - celui de la télé chez eux et celui des profs à l’école - mettre en place une éducation à l’image. Il est évident que la télé est regardée par les plus jeunes, massivement. La question est de prendre soin de ses jeunes générations.
 
I comme Icare (1/2), film d’Henri Verneuil avec Yves Montand
 
I comme Icare (1/2)
 


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