Vivre est un village Vivre est un village 8 mars 2020 15:33
Le volontarisme esthétique

"Il s’agit de démontrer la haute probabilité vertueuse du clochard…Contre la figure du sage hiératique et quelque peu infatué ; le cynique propose le philosophe vagabond. Par delà les siècles, Cioran semble conserver une sympathie pour cette façon d’être qui est aussi une sympathie pour cette façon d’être qui est aussi proximité avec l’essentiel. Ne rien avoir invite à mieux percevoir en quoi consiste l’être. Cioran écrit à Fernando Savater : « Nous sommes arrivés à un point de l’histoire où il est nécessaire, je crois, d’élargir la notion de philosophie. Qui est philosophe* ? « Et le vieil homme de préciser : certainement pas l’universitaire qui triture des concepts, trie des notions et rédige des sommes indigestes pour obscurcir le propos de l’auteur analysé. Pas plus le technicien, fût-il brillant ou virtuose, quand il sacrifie aux rhétoriques nébuleuses et absconses. Le philosophe, c’est celui qui, dans la simplicité, voire le dénuement, met de la pensée dans sa vie et sa vie dans sa pensée. Il tisse de solides liens entre sa propre existence et sa réflexion, sa théorie et sa pratique. Pas de sagesse sans implications concrètes de cette imbrication. Pendant plusieurs années, Cioran a rencontré l’un de ces hommes, un clochard, mendiant qui l’interrogeait sur Dieu, le Mal, la Liberté ou la matière. « Je n’ai jamais connu, écrit Cioran, quelqu’un d’aussi écorché, autant pris par l’insoluble et l’inextricable. » Après avoir confié à son visiteur qu’il le tenait pour un authentique philosophe, Cioran ne le revit plus. De cette anecdote, il conclut que le philosophe se distingue en ce qu’il est préoccupé d’avancer toujours vers un plus haut degré d’insécurité** ». De quoi congédier les propriétaires de chaires, les spécialistes en péroraison et autopsies stériles. Exit les salariés qui font florès avec la momification des textes ou le jargon des spécialistes. Les racines d’une authentique sagesse fouillent le ventre d’abord, la tête ensuite.

L’Antiquité avait ce souci de faire de la philosophie une discipline de l’immanence. Il faudra les docteurs de l’Eglise pour que la sagesse – ou ce qui se présentera comme tel – s’enferme, se spécialise dans le détail verbeux et le point technique. L’université fera le reste, domestiquant la chose pour la mieux rendre inoffensive : activité pratiquée par des pairs qu’on intronise à l’aide de cérémonies initiatiques, elle s’appauvrit et perd de sa puissance jubilatoire. Elle finit par ressembler à ceux qui la mettent bas : triste, grise, inutile et sans saveur, détachée du réel et confinée dans des zones sans turbulences.

Avec Athènes, et peut être plus encore Rome, la philosophie se propose le mieux-vivre, le bien être, la qualité de l’existence. La vie est seule en cause et les sagesses proposent des techniques pour la mener à bien, avec le maximum de jie, de béatitude et le minimum de peines, de souffrances. Apprendre à mourir, c’est-à-dire à dépenser avec profit le quotidien dans toutes ses ramifications. Que faire du bonheur des hommes quand les Pères de l’Eglise viennent vous dire qu’il suffit de prier, d’obéir aux orthodoxies et de sacrifier aux catéchismes qui diluent deux ou trois principes fondés sur l’idéal ascétique ? Rien, plus rien.

Diogène a la volonté de promouvoir une vie bienheureuse, et il dit comment il faut s’y prendre : « Le but et la fin que se propose la philosophie cynique, comme d’ailleurs toute philosophie, est le bonheur. Or ce bonheur consiste à vivre conformément à la nature, et non selon les opinions de la foule.*** Démonax ira plus loin en disant que seul l’homme libre est capable de bonheur. A qui s’étonne de pareil propos et croit bon de faire remarquer que, selon lui, il y a beaucoup de gens heureux, le cynique répond : « Je crois au contraire que seul est libre celui qui n’a rien à espérer, ni rien à craindre****. » Désespérer, donc, au sens étymologique : cesser d’espérer, se déprendre de l’espoir, détruire les illusions et les mythologies qui sont sécrétées par la civilisation et qui se cristallisent à l’aide des instruments du conformisme et de la convention. Lutter contre cette fâcheuse tendance qu’ont les hommes à préférer l’idée qu’ils se font de la réalité plutôt que la réalité elle-même.

Le bovarysme est comme une loi du réel : universellement partagé, il déclenche la colère de Diogène et sa cruauté, c’est-à-dire sa préférence résolue des évidences, malgré leur caractère urticant, car « la vérité est amère et désagréable aux gens sans esprit, tandis que la fausseté leur est douce et agréable. C’est tout comme pour les malades : la lumière leur blesse les yeux, tandis qu’ils aiment les ténèbres qui les empêchent de voir et ne leur causent aucun trouble*****. » La philosophie est la pharmacopée du malade, le sage son médecin – la métaphore de Marc Aurèle se fera drastique chez Nietzche. Généralement, les idéologies fonctionnent comme des consolations : leurs artifices nécessitent des fables, des distorsions, des histoires avec lesquels on fonde le social. Les cyniques veulent saper la confiance en ces pilotis factices. Rien n’échappe à leurs sarcasmes. Toutes les architectures de fondation sont critiquées, minées puis détruites. L’authentique travail philosophique consiste à découvrir la supercherie, à la dénoncer et à pratiquer une pédagogie du désespoir.

Dans l’essai qu’il consacre à Antisthène, Charles Chappuis écrit : « Tandis que les autres hommes cherchent au-dehors les règles de leur conduite et obéissent aux lois et aux usages, le sage, dégagé de toute affection pour sa Patrie et ses parents, de tout Devoir envers l’Etat et la Famille, libre de ces liens que, suivant lui, les hasards de la naissance et les conventions humaines imposent aux autres hommes, est dirigé par sa seule vertu et jouit d’une liberté sans limite******. » Etre à soi même sa propre norme, ne pas chercher ailleurs, dans une quelconque transcendance aliénante, le principe qui fonde l’agir – voilà l’objectif cynique. La théologie de Diogène suppose, en chacun, la confusion des moyens et des fins dans l’espoir de faire émerger un style.

Antisthène et les cyniques visent la vertu dans les meilleurs délais. Pas question d’une voie longue pour accéder à la sagesse, la vie est trop brève, la sagesse est urgente. Foin d’une longue et pénible ascèse soumise à de périlleux exercices, improbables quant au résultat. Songeons qu’en son temps Plotin consacrera l’essentiel de son existence, de sa vie, à des pratiques purificatoires pour ne connaître l’extase qu’à quatre reprises…Il faut un talent fou pour la patience ! La méthode cynique est élaborée pour l’homme pressé qui désire le bonheur rapidement. Les voies longues accordent beaucoup trop d’importance aux moyens, au point que les fins disparaissent presque. On oublie le but pour se concentrer sur la façon d’y parvenir. En attendant, la période propédeutique est trop absorbante. Or il faut payer par une ironique compensation le temps gagné en difficultés : on va plus vite, mais c’est plus dur. Le gain s’obtient par de la perte en douceur. L’ascèse cynique ait de l’action l’entraînement privilégié. L’anecdote cynique témoigne en ce sens : le philosophe est un praticien, sa méthode est de geste, les traces qu’il laisse sont concentrées dans des histoires – celles qui font le corpus cynique, et son originalité.« 

Extrait de : »Le volontarisme esthétique «  »Cynismes" Michel Onfray ed.biblio essais Le livre de poche p.53-56

 

 

*Fernando Savater, Ensayo sobre Cioran, lettre préface de Cioran, éd. Taurus, traduction de Michel Onfray

** Fernando Savater, Ensayo sobre Cioran, lettre préface de Cioran, éd. Taurus, traduction de Michel Onfray

***Julien l’Apostat, Discours, IX. 13.

****Lucien de Samosate, vie de Démonax, 13.

***** J.Damascène, Florilège, II. 31. 22.

***** Chappuis (ch.), Antisthène, Auguste Durant librairie, p.111


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