karim (---.---.166.22) 21 septembre 2006 14:08

Benoît XVI : pape de la rupture ? Karim Emile Bitar

Lorsqu’en avril 2005, le cardinal Joseph Ratzinger fut élu pape, nombreux furent ceux qui se sont inquiétés d’une radicalisation et d’une dérive droitière de l’Église catholique, sous la houlette de celui qui avait fait preuve d’une grande rigidité doctrinale dans ses précédentes fonctions de « préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi. » Mais le fait que le nouveau pape était un proche de Jean-Paul II, le chantre inlassable du dialogue des religions, était de nature à rassurer ceux qui craignaient un changement des positions vaticanes quant aux grands enjeux géopolitiques de l’époque.

En effet, tout en adoptant des positions conservatrices sur les questions sociales et notamment en matière de mœurs, Jean-Paul II avait fait preuve en politique internationale d’un authentique progressisme. Sa vision d’un ordre mondial fondé sur le droit et la justice avait fait de lui un symbole respecté bien au-delà des pays catholiques. A l’instar du grand Jean XXIII, Jean-Paul II était un farouche opposant à l’extrémisme chrétien - d’où son intransigeance face aux intégristes lefebvristes et sa méfiance vis-à-vis des évangélistes américains - et un partisan résolu du rapprochement avec le judaïsme et l’islam.

Sa repentance sincère quant aux fautes historiques et aux crimes commis par l’Eglise témoignait d’un indéniable courage et a permis une réconciliation historique avec le judaïsme. Ce courage allait de pair avec une exemplaire lucidité sur les questions diplomatiques, qui est apparue notamment dans son insistance sur une paix juste au Proche-Orient, dans son attachement particulier à la coexistence islamo-chrétienne au Liban, dans son indéfectible soutien à la cause palestinienne, dont il avait maintes fois souligné la centralité, ainsi que dans sa très ferme condamnation de l’invasion illégale de l’Irak et du mur de séparation construit par Israël.

Pour toutes ces raisons, au décès de Jean-Paul II, le soft power (concept formulé par le politologue Joseph Nye, signifiant la « puissance douce », le pouvoir d’attraction, la capacité de convaincre et d’influer sans avoir recours à la coercition) du Saint-Siège était donc à son apogée, et la diplomatie vaticane semblait idéalement placée pour peser de manière positive sur tous les dossiers brûlants de la scène internationale et endiguer ainsi les menaces du « choc des civilisations ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le capital de sympathie engrangé par Jean-Paul II a-t-il été dilapidé par son successeur ? Au-delà d’un simple et très légitime droit d’inventaire, certains propos et initiatives du nouveau souverain pontife pourraient en effet laisser penser que c’est une véritable rupture avec l’héritage de Jean-Paul II que Benoît XVI est entrain d’opérer, subrepticement, mais sûrement.

En réintégrant les intégristes lefebvristes excommuniés par son prédécesseur , en les recevant à Castel Gandolfo, en les autorisant même à célébrer la messe selon les anciens rites préconciliaires, Benoît XVI semble relativiser l’importance de nombreuses conclusions du concile Vatican II, dont le jeune théologien Joseph Ratzinger, alors novateur, avait pourtant été l’un des architectes.

Lorsque, dans son discours du 28 mai 2006 à Auschwitz-Birkenau, Benoît XVI attribue la responsabilité de l’holocauste à un simple « groupe de criminels », il blesse un grand nombre de juifs - et bien d’autres - qui sont légitimement indignés car ces propos sont en contradiction avec toute l’historiographie récente, qui relève sinon une culpabilité collective, du moins une responsabilité collective du peuple allemand ayant porté Hitler au pouvoir.

C’est aujourd’hui au tour des musulmans - et fort heureusement de beaucoup d’autres - de se sentir blessés par les propos, particulièrement inquiétants, tenus par Benoît XVI dans son discours prononcé le 12 septembre à l’université de Ratisbonne. Nous aurions chaudement applaudi le souverain pontife s’il s’était contenté de critiquer, fut-ce avec la plus grande virulence, l’intégrisme, l’islamisme, l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, et les violences perpétrées au nom de l’islam. Mais il est étonnant qu’un intellectuel de la trempe de Benoît XVI se soit laissé entraîné sur la pente sinueuse des généralisations.

Mentionnant un dialogue du XIVe siècle entre l’empereur byzantin Manuel II Paléolologue et un fin lettré persan, Benoît XVI a lui-même qualifié d’« étonnamment brusque » mais néanmoins tenu à citer une phrase de Manuel II : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme sa prescription de défendre avec le glaive la foi qu’il prêchait. » Je laisserai aux islamologues le soin de répondre sur le fond à cette philippique, mais l’on ne peut que s’étonner d’entendre, de la bouche d’un pape, des propos que l’on retrouve habituellement chez des polémistes mal inspirés, ayant trop vite oublié les ravages des croisades et les bûchers de l’inquisition.

Citant alors l’éditeur de ce dialogue, l’universitaire de Münster Théodore Khoury, Benoît XVI a souligné que « pour l’empereur, un Byzantin éduqué dans la philosophie grecque, la phrase « ne pas agir selon la raison contredit la nature de Dieu » est évidente. Pour la doctrine musulmane en revanche, Dieu est absolument transcendant, sa volonté ne dépend d’aucune de nos catégories, même pas celle de la raison. » Ce passage de Khoury, implicitement repris à son compte par Benoît XVI, est troublant à plus d’un titre.

D’abord par son côté anhistorique, tant il est vrai que le monde chrétien et l’Eglise catholique en particulier ont mis plusieurs siècles à admettre la nécessité d’une conciliation entre Fides et Ratio.

Ensuite parce qu’il omet de mentionner le fait, fondamental, que ce n’est que par l’intermédiaire des philosophes musulmans que cette philosophie grecque fondée sur la raison a pu être traduite et atteindre ainsi l’Occident, ce qui est une preuve parfaite de l’enrichissement mutuel et de la non-étanchéité des cultures.

Enfin et surtout parce que ces propos semblent prendre pour acquis les vieux dogmes orientalistes aujourd’hui discrédités, dogmes qui établissent de très fallacieuses distinctions ontologiques et épistémologiques entre un « Occident chrétien » supposément rationnel et un « islam » qui serait par nature rétif à la raison. Faut-il rappeler que ce n’est qu’en 1992 que l’Église catholique a « pardonné » à Galilée, lequel avait, en 1632, eu l’outrecuidance de dire, sur une base rationnelle, que la terre tourne autour du soleil ? Et les totalitarismes qui ont ravagé l’Occident au XXe siècle étaient-ils très « rationnels » ? L’Occident et la chrétienté n’ont donc pas toujours témoigné d’une grande « rationalité », pour le moins que l’on puisse dire. Quant à l’« islam », s’il était imperméable à « notre » catégorie qu’est la raison, comment expliquer ses indéniables contributions aux mathématiques, à l’astronomie, à la médecine et à bien d’autres sciences ?

Ces distinctions de nature essentialiste entre l’« Occident » et l’« islam » sont non seulement erronées compte tenu de l’extraordinaire diversité au sein de chacune de ces civilisations, mais aussi particulièrement néfastes et potentiellement dévastatrices tant elles peuvent être aisément instrumentalisées par des dirigeants, musulmans ou occidentaux, souhaitant imposer des visions bellicistes au nom d’une supposée incompatibilité ancestrale entre « eux » et « nous ». Bien qu’ayant été brillamment déconstruits, les discours orientalistes sont redevenus très vivaces depuis le 11 septembre, et servent aujourd’hui d’arrière-plan idéologique aux funestes projets de guerre des civilisations, souhaitée par les islamistes et favorisée par les politiques à très courte vue des faucons de Washington et de Tel Aviv. Ce n’est pas un hasard si Ehud Olmert, dans un discours orientaliste - et raciste - typique a proclamé que c’était pour « défendre la civilisation occidentale » qu’il avait largué un million de bombes à fragmentation sur le Liban ! Ce n’est pas non plus un hasard si l’orientaliste Bernard Lewis, principal propagateur de cet essentialisme manichéen est aujourd’hui le maître à penser de Dick Cheney et l’inspirateur des désastreuses politiques moyen-orientales de l’administration Bush.

La crise de confiance déclenchée par les propos de Benoît XVI ne se résorbera pas par un simple communiqué du Vatican disant que le pape est « absolument désolé » d’avoir offensé la sensibilité des musulmans. Il est aujourd’hui urgent de revenir sur le chemin d’un dialogue interreligieux qui aille au-delà des stériles querelles théologiques et qui fasse ressortir du fond de leurs enseignements tout ce qui rapproche les religions. Car si une autorité morale aussi influente que celle de Benoît XVI et du Vatican ne s’y oppose pas avec toutes ses ressources, rien ne pourra plus enrayer le triomphe de ce que Martin Buber appelait la « dialectique infernale » du « eux contre nous », et rien ne pourra plus empêcher que la guerre des civilisations chère à Lewis et Huntington ne devienne bel et bien une prophétie autoréalisatrice.


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